Le devoir de philo

Comenius contre la réforme

Le Copernic de l'éducation, avait écrit Michelet

Éducation au Québec — effondrement du système


La philosophie nous permet de mieux comprendre le monde actuel: tel est un des arguments les plus souvent évoqués par les professeurs de philosophie pour justifier l'enseignement de leur matière au collégial. Le Devoir leur avait lancé le défi, au printemps dernier, de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un grand penseur enseigné au collégial. Nous poursuivons aujourd'hui notre série bimensuelle.

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Accuser ceux qui s'opposent à la réforme de résister au changement est un argument de faiblesse qui témoigne de l'incapacité de ses concepteurs de démontrer que leur approche est innovatrice et porteuse de changement. Rien ne sert de se tourner vers le passé, avait écrit l'un d'eux; l'important, c'est l'avenir.
L'influence de Comenius sur l'éducation a été telle que le célèbre historien français Michelet l'a désigné comme le Copernic de l'éducation. Dans la préface du livre que lui a consacré l'UNESCO en 1957, au moment de sa création, Piaget écrivait : «Il n'y a pas besoin d'adapter Comenius, il suffit de le traduire.» Celui qui a inspiré la réforme 2000 avait reconnu dans la pensée de Comenius (1572-1690) les germes du constructivisme sur lequel il fondera sa théorie du développement.
À une époque où les enfants étaient encore peu considérés et où l'école était encore trop souvent un lieu de dressage plutôt que d'éducation, Comenius avait déjà tracé la voie. Pour lui, l'éducation devait procéder par paliers successifs qui devaient respecter les niveaux de développement par lesquels tous les enfants passaient.
À cette époque où la méthode d'enseignement dominante était encore la méthode scolastique, fondée sur l'étude commentée des textes classiques et la transmission verbale des connaissances, Comenius avait aussi compris, bien avant Piaget, que l'apprentissage passe par l'observation, l'expérience et la réflexion personnelle. Il s'inspirait en cela d'Aristote mais surtout du philosophe anglais Bacon, un des pères de la première révolution scientifique. Contrairement à Piaget, par ailleurs, Comenius était conscient des dangers que représentait l'application directe des idées théoriques en pratiques pédagogiques.
Entre constructivisme et humanisme

Les circonstances de la vie l'ayant amené à enseigner à de jeunes enfants, ce philosophe est un des rares dans l'histoire de l'éducation, y compris dans l'histoire récente, à avoir été en même temps un théoricien et un acteur de l'éducation, ce qui lui vaudra le titre de père de la didactique. Toute sa démarche intellectuelle tendra vers un objectif prioritaire : comment réformer l'éducation pour réformer l'homme ?
À l'instar de Platon, d'Aristote et des grands penseurs humanistes, Comenius croit que la capacité d'être éduqué est une des caractéristiques qui distinguent l'être humain des animaux. Contrairement à la perspective adoptée par la réforme 2000, le but de l'éducation, pour ce grand humaniste, n'est pas seulement de préparer l'homme à être utile à la société.
Il consiste d'abord à former l'enfant, au sens platonicien du terme «forme», c'est-à-dire permettre que chaque enfant développe ce qui constitue l'essence de tout être humain : la capacité de penser par soi-même, qui lui assure sa liberté, la capacité d'apprendre par soi-même, qui lui permet de continuer à se développer tout au long de sa vie, et la capacité de juger par soi-même de la moralité de ses actes quelle que soit la religion à laquelle il adhère.
Dans cette perspective, la fonction première de l'école est d'instruire l'enfant, c'est-à-dire de lui transmettre les connaissances qui ont été construites par les générations qui l'ont précédé et sur la base desquelles les connaissances continueront d'évoluer. Comenius avait déjà compris un des principes qui seront validés par la psychologie cognitive moderne, qu'on a ignorée dans la réforme, à savoir que toute connaissance nouvelle se construit sur les connaissances antérieures.
Ainsi, plus on possède de connaissances, plus on comprend le monde qui nous entoure et plus on est capable de construire de nouvelles connaissances par soi-même. Cela implique que l'introduction et l'organisation des connaissances ne peuvent être dictées uniquement par les intérêts des enfants ou les circonstances d'enseignement, comme le suppose le cursus, mais qu'elles sont régies par des règles épistémologiques liées à la nature des connaissances et des règles psychologiques liées au développement de l'enfant. Ce sont là des principes didactiques incontournables sans lesquels aucune méthode d'enseignement ne peut prétendre à une quelconque validité scientifique. Cela aussi, Comenius l'avait déjà compris.
La croyance la plus pernicieuse qu'on cultive dans les facultés des sciences de l'éducation depuis 30 ans est que les méthodes n'ont pas d'importance; elles seraient même inutiles. C'est ignorer non seulement l'oeuvre majeure de Comenius mais l'histoire de la didactique, de la pensée humaine et du rôle déterminant que l'école a joué dans son développement.
Si les Occidentaux confondent rationalité et intelligence, c'est parce que, pendant des siècles, les méthodes d'enseignement n'ont été que des applications des modèles philosophiques rationnels. Et si, dans la culture francophone, être cartésien est devenu synonyme d'être rationnel, c'est parce qu'à partir du XVIIe siècle, c'est à Descartes qu'on a emprunté les principes méthodologiques qui ont façonné l'école francophone. Descartes était contemporain de Comenius; leurs chemins se sont même croisés à deux reprises. L'influence que Descartes a exercée sur les écoles francophones catholiques, Comenius l'a exercée dans les pays d'allégeance protestante.
Le pouvoir de la langue
La centration sur le constructivisme piagétien dictée par la priorité accordée à la formation scientifique qui fonde la réforme 2000 a relégué au second plan tout ce qui concerne la langue, son évolution, son apprentissage et son influence sur le développement social, politique, économique et même scientifique.
Au contraire de Descartes, pour qui la pensée se confondait avec le raisonnement mathématique, Comenius avait compris l'importance de la langue dans la construction de la pensée. Il avait également compris cet autre principe que validera la psychologie cognitive moderne. Si l'apprentissage passe par l'expérience, l'expérience n'est pas première; contrairement à ce que supposait Piaget, la langue et la pensée sont intimement liées dès la conception de l'enfant. Un des apports fondamentaux de Comenius a été de défendre la nécessité de l'enseignement dans la langue maternelle à une époque où le latin était encore considéré comme la langue d'enseignement par excellence.
Ce n'est que cent ans plus tard que Jean-Baptiste de La Salle convaincra les pédagogues français de la justesse de ce principe. Comenius avait pressenti le pouvoir de la langue de transporter l'enfant au-delà des limites de l'expérience immédiate. Il avait compris que ce pouvoir s'était accru avec le développement de l'écriture et qu'il allait encore s'accroître avec l'invention de l'imprimerie.
Parmi toutes les innovations qu'il a introduites, il a aussi été le premier à intégrer cette nouvelle technologie pour développer ce qui deviendra le premier abécédaire illustré : l'Orbis pictus. Par cet outil didactique, il allait transformer les méthodes d'enseignement. L'introduction de l'illustration dans les manuels scolaires allait enfin permettre de dépasser un des principaux obstacles des premiers apprentissages : le lien entre les mots et l'oral, leur signification et leur représentation à l'écrit.
Dorénavant, il ne serait plus nécessaire que l'objet soit présent et que l'enfant ait à le manipuler pour y faire référence. Grâce à l'image, dès ses débuts, l'apprentissage ne serait plus limité par l'environnement immédiat, comme le suppose la théorie piagétienne. Il ne serait même plus limité par la langue. L'image allait ouvrir l'apprentissage de la lecture à la majorité des enfants qui ne maîtrisaient pas la langue d'enseignement. Mais contrairement à une de ces croyances qu'on cultive dans les méthodes actuelles, Comenius était conscient des limites de l'image.
Les images n'ont pas seulement des limites, elles ont aussi des effets pernicieux que n'ont pas pressentis les concepteurs de la réforme. Leur pouvoir jumelé à celui de la langue allait croître de façon exponentielle avec le développement des technologies de communication au début du XXe siècle puis des technologies informatiques au milieu du XXe siècle. Il culmine aujourd'hui avec leur intégration.
Les technologies de communication ne sont pas que des supports physiques de la parole et de l'image; elles les transforment. Intériorisées, la parole et l'image transforment à leur tour notre façon de pensée. Or les recherches récentes en neuropsychologie et en génétique montrent que ces transformations ne sont pas que symboliques. Elles s'inscrivent dans notre cerveau et même dans nos gènes. Le cerveau des enfants d'aujourd'hui n'est pas le même que le nôtre, et ceux-ci évoluent dans un monde radicalement différent de celui dans lequel nous avons grandi, un monde où les connaissances, la parole et l'image occupent une place centrale et où le réel se confond souvent avec le virtuel.
L'héritage de Comenius
L'influence de Comenius déborde l'éducation et son époque. Par la publication du livre dont Piaget a signé la préface, l'UNESCO en faisait un de ses grands inspirateurs dans sa lutte pour l'avancement de l'éducation, de la paix et de la démocratie. La résurgence des guerres de religion et des intégrismes de toute nature, y compris des intégrismes pédagogiques, donne à sa pensée une actualité nouvelle.
La pensée de Comenius avait été forgée dans le contexte d'une vie bouleversée par les guerres de religion qui divisaient l'Europe depuis l'avènement du protestantisme. Né en Tchécoslovaquie, il était de confession protestante. La conquête et l'imposition du catholicisme allaient lui faire perdre toute sa famille et le condamner à l'exil. Les pays qui avaient adhéré à la nouvelle religion, dont l'Allemagne, l'Angleterre, la Suède et la Hollande, allaient tour à tour l'accueillir et profiter de ses idées avant-gardistes. Dès cette époque, ces pays prirent de l'avance en matière d'éducation, une avance que traduisent encore les grandes études internationales qui classent les pays selon leur niveau de «littératie».
Au-delà des innovations nombreuses dont nous lui sommes redevables, un des héritages de Comenius est qu'à travers tout ce qu'il a fait et écrit, il a jeté les bases d'une science de l'enseignement : la didactique. La réforme 2000 a réduit la didactique à peau de chagrin et, avec elle, 40 années de recherche, de développement et de formation des enseignants à l'époque où le Québec a connu sa plus forte croissance en matière d'éducation.
Avant le rapport Parent, écrivait le sociologue Dansereau, l'éducation au Québec n'était pas plus avancée qu'elle l'était en Europe à la fin du XIXe siècle. Quarante ans plus tard, le Québec a pris sa place parmi les pays qui ont les plus hauts taux d'éducation. Le rapport Parent avait dicté les grandes réformes structurelles, mais c'est la réforme de 1979 qui opérera le grand virage pédagogique qui a donné à l'école québécoise son élan vers le sommet des palmarès internationaux. Cette réforme devait beaucoup à Comenius. Ses concepteurs, dont nous étions, avaient puisé ses fondements dans l'héritage qu'il avait laissé à l'Angleterre.
Cet héritage, on le retrouvait dans la philosophie pragmatique de Searle et d'Austin, la linguistique fonctionnelle de Halliday, les premiers travaux de psycholinguistique de Bernstein et le rapport Bullock qui annonçait les grandes réformes de l'éducation lancées à la fin des années 70 dans tous les pays développés.
Certes, ces réformes ont vieilli, mais certains de leurs fondements restaient solides. Surtout, les recherches qu'elles avaient générées et les expertises qu'elles avaient contribué à développer permettaient de cibler les correctifs à apporter et les adaptations requises pour s'ajuster aux nouveaux besoins d'éducation. Rien ne permettait de justifier les bouleversements engendrés par la réforme 2000.
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Faites parvenir vos suggestions et commentaires à Antoine Robitaille et Louis Samson à arobitaille@ledevoir.com.
Régine Pierre
_ Professeure titulaire à l'Université de Montréal


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