Colosse aux mots de feu

Livres - revues - 2010

Par Lisbeth Koutchoumoff, Trois-Pistoles - Victor-Lévy Beaulieu a inventé une langue qui désarçonne et transporte. Ecrivain célébré au Québec, auteur d’une œuvre large comme un continent, il signe «Bibi» chez Grasset.
Et dire que l’on ne le connaissait pas… Les Québécois posent deux fois la question, surpris. «Vous n’aviez pas entendu parler de Victor-Lévy Beaulieu avant?» Et l’on est obligé d’admettre. Non, pas avant que les Editions Grasset ne publient pour cette rentrée littéraire Bibi, son dernier roman.
Tant d’ignorance étonne outre-Atlantique pour plusieurs raisons. Victor-Lévy Beaulieu est un homme-livre, un homme-mot, un homme-écriture, il faut donc se faire à l’idée qu’il est l’auteur d’une œuvre large comme un continent, au moins 70 romans et essais. Ces livres drainent une mythologie forte, posée dès la sortie de l’adolescence, puisée au cœur même des souvenirs familiaux. Ils installent une langue, nourrie de québécois, ses inventions, ses rythmes, et puis réinventée un une musique unique, crue, baroque. Quand s’ajoute à cela une maison d’édition, des téléfilms qui ont marqué jusqu’à la moelle des générations entières et un engagement politique tenace et volontiers polémiste en faveur de l’indépendance du Québec, on comprend que Victor-Lévy Beaulieu, en fait, est un colosse, doux, chez qui des mots de feu et de glaise sortent des doigts, en flot continu.
Trois-Pistoles, dans le Bas-Saint-Laurent, Québec maritime. Le fleuve ici fait des marées. Les yeux se perdent vers l’horizon. Il fait anormalement chaud pour septembre. Plus haut dans les terres, dans sa maison en bois ambré tapissée de livres, Victor-Lévy Beaulieu, son Borsalino sur la tête, ses chats et chatons qui tournicotent autour de la grande table, ses deux amis et collègues qui veillent à la maison d’édition située au premier étage, sous les toits, VLB, comme on l’appelle ici, fume la pipe en se racontant à voix presque basse.
On veut essayer de comprendre comment et pourquoi il est tombé en écriture comme ça, à Trois-Pistoles, dans une famille de huit frères et cinq sœurs, dans les années cinquante, entre deux sorties sur le tracteur familial? En fait, le déclic se produit après ces années à la campagne, période de folle liberté, la plus belle de toute. Guérit comme miraculeusement d’un ulcère par une bonne sœur, le père laisse le Bas-Saint-Laurent pour un emploi de soignant dans un asile psychiatrique tenu par des religieuses dans la banlieue de Montréal. Toute la famille suit. Victor-Lévy Beaulieu a 14 ans. Le choc de la ville, le dépaysement est terrible. «Un enfer, un véritable exil intérieur.»
Pour apprivoiser cette banlieue-dortoir qu’il rebaptisera «Morial-mort» dans ses livres, VLB sillonne chaque rue et chaque ruelle. Et l’adolescent se met à manger des livres. Il lit tout Victor Hugo, dévore Kafka, Beckett et Artaud. Et tout de suite, se met à écrire. Toujours avec cette même urgence, il présente son premier manuscrit à un éditeur à 15 ans. «C’était une époque au Québec où les seuls livres édités étaient écrits par des bonnes sœurs ou des curés et ne traitaient bien sûr que de sujets pieux. Cela faisait longtemps que la langue rabelaisienne parlée au Québec avait été éteinte par les prêtres de la Contre-Réforme, venus de France. Il s’agissait depuis de n’écrire qu’en bon français. J’étais le premier écrivain autodidacte sorti de ce milieu non pas ouvrier mais journalier, sans qualification aucune.»
A 18 ans, VLB est frappé par la poliomyélite. Treize jours de coma, deux ans de calvaire pour réapprendre à manger et à tenir un stylo. Un tunnel de silence et de dépossession de soi qui marquera toute l’œuvre. Artaud lui est plus utile que jamais. Dès Mémoires d’outre-tonneau, son premier roman publié, écrit tout juste convalescent (et réédité en poche, voir ci-dessous), il fait tonner les phrases et les mots. Et déjà, la démesure, la verve orgiaque, la crudité, le souffle qui semble inépuisable des images et des idées. Suivront Race de monde en 1969, Don Quichotte de la Démanche en 1974, réédité par Flammarion en 1978. Il écrit des essais hilares et biographiques sur Victor Hugo, Jack Kerouac, Melville. Celui sur James Joyce, dont un beau portrait sombre guette le visiteur à l’entrée de son bureau, est considéré par beaucoup comme son chef-d’œuvre (voir ci-dessous).
Amoureux irrécupérable ­d’Artaud, il y revient sans cesse. Comme tout lecteur assidu, il relit et relit les passages chéris dans L’Ombilic des limbes, Van Gogh le suicidé de la société et le Journal de Rodez («des pages et des pages d’un ennui mortel et puis soudain une page stupéfiante»). Et c’est un bonheur de l’écouter raconter ces moments d’extase. «On reconnaît la vraie littérature par la beauté qu’elle génère, celle qui oblige à changer soi-même. Si je n’avais pas écrit, j’aurais pu me contenter de lire.»
Artaud, l’asile psychiatrique du père: la folie hante aussi les romans placés souvent sur une ligne de faille entre normalité et anormalité, rêve et réalité. «Mon père était très doux. Il avait un contact rare avec les malades. J’ai hérité cette écoute de lui. Et, sans rien faire ou rien dire, j’attire les fous. Ils viennent parfois de très loin pour me voir. Ils frappent à ma porte comme s’ils savaient qu’ici ils allaient être entendus.»
Paradoxalement ou en conséquence, la vie de Victor-Lévy Beaulieu est très réglée: levé à 4h du matin, il écrit jusqu’à 8h. Après le petit déjeuner, il s’occupe de ses moutons et de ses poneys, «ses bêtes». Puis la journée, il se consacre à sa maison d’édition dédiée aux auteurs québécois. 1200 livres édités en 40 ans d’activité, «un record, sans faillite!». Et hors de la capitale puisqu’il a fait le pari réussit de revenir à Trois-Pistoles. Il est du genre éditeur-accoucheur, vieille école, qui prend le temps, infini, de lire et reprendre, main dans la main avec les auteurs. Après le dîner, il lit, pour lui, de 21h à minuit. «J’ai la grande chance de pouvoir me contenter de quatre heures de sommeil.»
Passés les yeux sombres de ­James Joyce, on entre dans le bureau. Un manuscrit épais y trône. VLB écrit à la main. Et teste la musique des phrases au mot, à la note près. «Je lis à haute voix. Parfois, il suffit d’une syllabe pour que ça ne colle pas.»
La fièvre très particulière de la rentrée littéraire parisienne parvient-elle jusqu’au refuge de Trois-Pistoles? «J’ai un tempérament de marathonien. Pour tenir, il faut courir en pensant aux trois prochains kilomètres, pas plus. Ce que je dis dans Bibi sur la France et sa politique coloniale va sans doute heurter certains lecteurs. D’autres seront d’accord. On verra bien.»


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé