L'intervention en Libye vient de relancer le débat sur l'ingérence humanitaire. Fallait-il agir ou était-il urgent de ne rien faire? Des deux côtés, les camps se sont reformés. D'une part, les partisans de l'intervention à tout moment et en tout temps. De l'autre, les défenseurs de la souveraineté nationale absolue.
Les premiers affirment que les démocraties ne pouvaient se permettre de regarder les rebelles libyens se faire massacrer par un dictateur sanguinaire. On évoque, sur un ton parfois emphatique, la lâcheté des démocraties européennes alors que Franco écrasait l'Espagne républicaine. Plus près de nous planent le fantôme du Rwanda et la surdité des démocraties devant le génocide.
Les seconds brandissent l'exemple de l'engrenage irakien. Ils évoquent l'Afghanistan. Selon eux, l'action des anciens colonisateurs est entachée à tout jamais. Elle ne peut que nuire aux forces du progrès dans les pays arabes. Ne reculant devant aucune démagogie, certains brandissent l'argument du pétrole alors que la Libye ne représente que 2 % des approvisionnements mondiaux.
«On vous l'avait bien dit!» clamera bientôt l'un ou l'autre camp selon que l'action des alliés sera victorieuse ou non. L'ennui, c'est que, lorsque vient le temps de décider de la guerre ou de la paix, ces arguments idéologiques sont généralement sans grande utilité. Car, dans ce domaine, les choix sont rarement évidents. Tout se joue à la marge, dans le clair-obscur. Chaque cas est unique.
Pourquoi en Libye et pas en Côte d'Ivoire, au Tibet et en Tchétchénie? On s'étonne d'entendre poser une question aussi futile. Mais tout simplement parce que l'histoire ne se décline pas comme la table des matières d'un manuel de sciences politiques! En plein printemps arabe et alors que les insurgés libyens étaient sur le point d'êtres massacrés, la répugnance inspirée par Kadhafi fut suffisamment forte pour rassembler une majorité au Conseil de sécurité. Il aurait donc été criminel de ne pas y aller.
On mesure ici les progrès faits depuis cette époque où, en 1979, le philosophe Jean-François Revel, éternel empêcheur de penser en rond, inventait la formule du «devoir d'ingérence». Elle lui avait été inspirée par l'horreur du Biafra. Propagée par Mario Bettati et Bernard Kouchner, l'idée fut reprise en 1987 par François Mitterrand, qui évoquait «ce besoin d'assistance humanitaire qui traverse comme les images les frontières de l'idéologie, de la langue, de la censure et souvent les frontières étatiques».
La résolution 1973 des Nations unies pourrait bien représenter un moment charnière dans l'évolution de cette idée aujourd'hui platement renommée à l'anglaise «devoir de protéger». Mais on ne chipotera pas sur les mots. Tout dépendra du succès de l'opération libyenne.
Vu d'Europe, un autre argument penchait en faveur de cette intervention: la détermination de la France et du Royaume-Uni à prendre les devants. Sans cela, nul doute que les Américains, suffisamment accaparés en Afghanistan et en Irak, n'auraient pas bougé. Malgré l'abstention de l'Allemagne, Paris et Londres jouissent d'une chance unique de démontrer le rôle que pourrait jouer demain une défense européenne dans un monde multipolaire.
En plein printemps arabe, comment les pays occidentaux auraient-ils pu détourner le regard? C'est ce qu'a fort bien exprimé le ministre Alain Juppé:
«C'est une intervention risquée, je dirais même très risquée. C'est une décision grave, nous en sommes conscients. Mais je demande simplement ce que l'on aurait dit à la France si elle avait abandonné l'insurrection libyenne, qui était en passe d'être massacrée. Je me demande ce que les jeunes Tunisiens, les jeunes Égyptiens et tous les nouveaux révolutionnaires de la démocratie nous auraient dit.»
L'action en cours n'est évidemment pas sans risques ni contradictions, comme l'a souligné l'ancien vice-président de Médecins sans frontières, [Jean-Christophe Ruffin->36360], non sans avoir exprimé sa fierté que son pays «ait eu le courage d'agir». La première inconnue réside dans une opposition aussi désorganisée qu'hétéroclite, qui rassemble des éléments démocratiques, islamistes et tribaux. «Ce pourrait être une grosse surprise quand Kadhafi partira que de découvrir avec qui nous avons vraiment négocié», disait le politologue américain Paul Sullivan.
Même si la résolution de l'ONU n'en dit mot, le succès politique de l'opération dépend de l'élimination de Kadhafi. Son meilleur allié demeure le temps. Interdits de toute action terrestre, enfermés dans le principe américain de la «guerre propre» — bel oxymoron! —, les alliés se trouveraient ainsi à justifier malgré eux une partition du pays. N'oublions pas que les anciennes provinces tripolitaine et cyrénaïque sont séparées par des centaines de kilomètres de désert et qu'elles possèdent chacune leurs propres ressources pétrolières.
À moins qu'un Brutus ne se charge de renverser le tyran, comme en Égypte et en Tunisie. Ce serait, de loin, la meilleure solution. Sinon, il sera difficile d'éviter une intervention au sol. Le mythe de la guerre propre aura vécu.
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