Dans la nuit du 10 au 11 novembre 2019, pendant que vous vous brossiez les dents ou que vous faisiez l'amour sans chronomètre, la modique somme de 1 milliard de dollars fut dépensée en 68 secondes sur le site chinois de vente en ligne Alibaba. Cette "nuit des célibataires", certainement propice à l'onanisme consumériste, est un must en matière d'orgie. Un record inutile mais qui améliore tout de même la précédente marque, celle de 2018, de 17 secondes. Imaginez le plaisir solitaire que des chroniqueurs pourraient tirer, suite à plus de croissance, donc de progrès, d'une dépense de 1 milliard de dollars en une seconde. L'éjacula ultime de la consommation planétaire et le must de l'info éco. La rencontre extatique de la seconde et du premier milliard pourra peut-être ouvrir les cieux.
Le Black Friday commence en France un lundi. Rien de très étonnant quand on sait que le Paris-Dakar a lieu en Amérique du Sud. Contrairement à la "nuit des célibataires", l'orgie s'étale sur la semaine avec un climax le vendredi, cohérence oblige. Peut-être faut-il y voir, à la suite du grand rut asiatique, un reliquat de romantisme à la française, ce que les discours clonés de l'éco (auxquels il manque bien sûr un "h") donnent le nom de "montée en puissance". Fin novembre, dans la grisaille, le compte en banque trop souvent à découvert (c'est mon cas), les Français sont conviés à avaler en souriant le gros viagra de la conso de masse : le Black Friday. Encore un effort citoyen pour bafouiller en anglais les deux mots de votre servitude terminale, celle qui vous fait cliquer que vous le vouliez ou non pour acheter un nouveau portable dont vous pourriez, en toute sagesse, vous passer encore des mois.
D'affligeantes publicités radiophoniques matraquent le manant avec des voix qui hésitent entre l'orgasme ("j'ai fait une bonne affaire chéri") et la dépression ("j'ai raté le bon coup mon cœur"). Ne sous-estimons pas la dimension libidinale de tout ceci. Sans compter la force tragi-comique de ces agapes. Le désir, écrivaient Deleuze et Guattari dans L'Anti-oedipe, en 1972, "ça fait bander les masses". Et encore ignoraient-ils le Black Friday et les applications qui font vibrer dans la poche le téléphone hors d'âge de l'année passée quand l'affaire est bonne à saisir pour en avoir un nouveau.
"Ce mauvais vent des Amériques, quelques semaines après Halloween, confirme la mise sous curatelle de l'Hexagone et l'écrasement terminale de nos imaginaires"
Inutile de revenir sur l’aberration écologique de cette opération de fourrage si ce n'est pour dire que la protection des oies trouve aujourd'hui plus de défenseurs que celle des consommateurs gavés aux gros grains de novembre. Inutile d'alourdir le constat en faisant référence aux poubelles "technologiques" du Ghana et aux cancers d'enfants de dix ans qui ramassent les reliquats des bonnes affaires du Black Friday. Concentrons-nous plutôt sur la nature des désirs qui a lieu ici et dont l'effet pourrit là-bas. Viendra peut-être un jour où les canards des Landes monteront des associations pour dénoncer la maltraitance des hommes. Le Duck Friday
En attendant, ce mauvais vent des Amériques, quelques semaines après Halloween, confirme la mise sous curatelle de l'Hexagone et l'écrasement terminale de nos imaginaires. Car au-delà de cette immense machine à jouir-acheter nous assistons à la perfusion chronique des sollicitations d’achat sur le modèle de "la bonne affaire". Les soldes ne sont plus réservées à quelques semaines de l'année et elles passent massivement par l'achat à distance le jour et plus sûrement la nuit, c'est encore meilleur. Il ne s'agit pas simplement de pourcentages mais d'une promesse collective, d'un nouveau messianisme : celle de pouvoir jouir au dépend de la grande machine, dans son dos et ensemble. Le Black Friday ou la partouze atomistique de la consommation de masse virtualisée. Acheter, c'est forcément faire une bonne affaire après la contrition ("j'attends les soldes"), autrement dit être malin, patient et sortir la CB sans se faire baiser.
"De fins penseurs nous disent, le cœur sur le front, que nous sommes à l’aube d’une conjoncture révolutionnaire"
De fins penseurs nous disent, le cœur sur le front, que nous sommes à l’aube d’une conjoncture révolutionnaire, que ça ne peut plus durer, que le peuple est à bout. Ils sous-estiment peut-être (mais pourrait-il d’ailleurs encore écrire sans cela ?), la puissance des analgésiques. Je comprends l’impatience de ceux qui théorisent la révolte des peuples. J’entends parfaitement, et j'en suis, la critique qu’ils adressent aux défenseurs des états de fait. Mais je ne peux m’empêcher d’ajouter à cette rage ce qu’observent aussi les yeux. Non pas simplement une implacable logique d’asservissement de l’homme à propos de laquelle nous ne manquons pas de bons théoriciens mais l’homme lui-même. Non pas dans l’absolu, en tant qu’essence indistincte, mais l’homme situé, celui qui accepte, celui qui en veut encore. Cet homme n’est pas simplement un pantin aux mains du grand capital, un soumis du CAC, mais une volonté. A ce titre, il a aussi sa part de responsabilité, une part énorme. La qualité de son jouir est en jeu. Ne faut-il pas aussi s’adresser à lui ? Mais comment quand l'orgie est partout et que ça dégouline du lundi au vendredi la semaine du Black Friday ?
Nous avons désappris à juger. C’est peut-être le prix de l’égalisation des conditions. Nous avons accepté l’idée que les hiérarchies spirituelles étaient d’un autre âge. Nous avons entériné une logique de masse dans laquelle la matière prime sur l’esprit. Le ravage spirituel de l’homme n’est pas quantifiable. Il est de l’ordre de la qualité. Il faudrait, mettant un instant de côté toutes les niaiseries, être fidèle aux affects qualitatifs qui naissent depuis cette masse, être fidèle à ce mélange d’ironie et de dégoût. Le Black Friday suscite les deux et il pose en cela un problème anthropologique.
Il faut aussi savoir passer aux travaux pratiques. A Bordeaux, par exemple, dans la rue Sainte-Catherine, la grande rue des commerces un jour de Black Friday et de "soldes monstres". Les regards surtout, la puissance captative des logos qui aimantent les flux et dilatent les pupilles. La même chose sur l'écran. Écoute, tends l’oreille. Note l’insignifiant fait homme, la puissance du consentement, le néant qui glapit. La libido s’écoule et tout se passe bien. Condensation du tas, péristaltisme mou. Expérience angoissante mais salutaire si tu te piques d’insoumission. Prends des notes sur la masse que tu prétends politiser. Informations décisives pour mener ta bataille le jour de Black Friday. Observe celui-ci. Adversaire ou allier ? Insoumis ou soumis ? Il te faudra trancher. Et celle-là, tu la vois, elle vient de Séphora et clique sur son portable car c'est le black Friday, la concurrence est vive pour remplir le panier. Regarde son sourire et la dose de plaisir qui lui sort du sac. Tellement satisfaite, pourras-tu l’enrôler ? Je sens que tu fatigues. Il faut être roué pour supporter le vide et aimer les idées.
"On ne domine pas l'homme sans asservir son désir"
Pasolini ou Debord savaient cela très bien, ils en ont fait le tour avec un grand talent. On ne domine pas l'homme sans asservir son désir, sans le réduire à des stimuli de masse. Le Black Friday est l'inverse de la "poussée de liberté" - Freiheitsdrang - que Freud évoque dans Malaise dans la culture. Cette Knechtschaftdrang, cette poussée de servitude, ne se fait pas sans l'homme mais avec lui. Les critiques de l'aliénation consumériste ne doivent jamais oublier cette dimension libidinale des processus de soumission. Nous devons aussi à Herbert Marcuse d'avoir théorisé cette lutte contre la liberté qui se fait dans le psychisme de l'homme, cette malversation du désir qui conduit à une forme effrayante d'auto-répression. Le détournement de l'activité sexuelle vers la consommation (et plus vers le travail, aujourd'hui frappé d'indignité) consolide une immense machine répressive, unidimentionnelle et stérilisante. Le Black Friday est un objet digne d'être pensé à condition de comprendre l'indignité à laquelle il nous renvoie, de le saisir comme un immense délire libidinal et un désir qui tourne mal. Très mal.