Aux États-Unis, la lutte contre le privilège blanc vire-t-elle à la parodie?

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La race, la race, la race...

Plusieurs fois par semaine sur Twitter, la militante antiraciste Saira Rao s'en prend à sa cible préférée, les «femmes blanches»: «Les femmes blanches sont les chevilles ouvrières du suprémacisme blanc», a-t-elle par exemple tweeté en mars 2019.


Paradoxalement, ce sont les figures de la résistance anti-Trump qui sont les premières visées, à l'image de Nancy Pelosi, la cheffe des Démocrates au Congrès: «Les femmes blanches adorent Nancy Pelosi. Nancy Pelosi est le féminisme blanc. Le féminisme blanc est le suprémacisme blanc.»


«C'est vous le problème»


Rao, une ancienne avocate américaine d'origine indienne, écrit également sur des pratiques du quotidien a priori banales mais qui s'avèrent, selon elle, racistes –comme le fait de lui envoyer des messages de soutien en privé plutôt que de la défendre en public: «Petit rappel que les messages de soutien privés sont une forme de suprémacisme blanc. Faites-les en public ou gardez-les pour vous.»


À toutes les personnes qui objectent, Rao a une réponse toute prête: «Si vous avez un problème avec la façon dont une personne racisée parle de racisme, c'est vous le problème.»


À l'inverse, la militante exprime beaucoup d'amour envers les femmes qui ne sont pas blanches: «Joyeuse Saint-Valentin aux filles et aux femmes noires et indigènes. Vous êtes belles à l'intérieur et à l'extérieur, et profondément aimées et chéries.»


Dans les réponses sur Twitter, une question revient fréquemment: ce compte est-il une parodie? Une performance artistique? Une tentative de discréditer l'antiracisme en le ridiculisant?


Pas du tout. Saira Rao est entièrement sérieuse: elle a fait campagne pour être représentante du Colorado en 2018 (elle a obtenu 32% des voix contre son opposante lors de la primaire démocrate) et a fondé une entreprise d'éducation des femmes blanches à l'antiracisme.


Son discours correspond à la version extrême d'un type d'antiracisme qui gagne du terrain aux États-Unis et dont les préceptes ont récemment été résumés par la sociologue Robin DiAngelo dans son best-seller intitulé La Fragilité blanche.


Pour Rao et DiAngelo, le «suprémacisme blanc» ne fait pas seulement référence aux néo-nazis convaincus de la supériorité des Blanc·hes, ni aux fans de Donald Trump. Elles emploient le mot dans sa définition universitaire, soit pour décrire «un système politique, économique et culturel dans lequel les Blancs contrôlent majoritairement le pouvoir et les ressources matérielles et où les notions, conscientes ou inconscientes, de la supériorité et du privilège des Blancs sont courantes».


Cette utilisation élargie du terme se répand dans les médias américains et mène à des étiquetages qui peuvent être étonnants, comme lorsque le sénateur du Vermont Bernie Sanders a été accusé de défendre le «suprémacisme mâle blanc» parce qu'il avait dit que la couleur de peau et le genre d'une personnalité politique étaient moins importants que son programme.





Dîners de repentance


Comme DiAngelo, Saira Rao a décidé d'expliquer aux personnes blanches comment examiner le racisme qui est ancré en elles. Sa formule est simple: pour 2.500 dollars [environ 2.200 euros], Rao et sa collègue afro-américaine Regina Jackson dînent avec un groupe de femmes blanches et discutent avec elles de leurs réflexes racistes plus ou moins conscients. Rao et Jackson se concentrent sur les femmes blanches car d'après elles, les hommes blancs sont une cause perdue.


Le site internet de l'initiative, baptisée Race to Dinner, précise la fonction de ces ateliers: «Les femmes blanches: nous allons parler de la façon dont vous êtes complices du suprémacisme blanc et de l'oppression des femmes racisées. Notre but est de révéler ce que les femmes racisées ont toujours su: votre privilège blanc, votre pouvoir, votre contrôle et votre complicité.»


Depuis la création du projet en 2019, seuls quinze repas ont été organisés dans plusieurs États américains, mais le concept a attiré quelques articles de presse positifs. Dans le Toronto Star, la journaliste Shree Paradkar vante le modèle payant des dîners, car «éduquer les gens sur la manière dont ils sont des instruments d'oppression ne devrait pas être gratuit».


Les dîners sont des sortes de confessions de groupe, mais les torts dont les clientes se repentent sont souvent assez mineurs, comme cette femme qui «admet que récemment, elle n'a rien fait lorsque quelqu'un l'a félicitée d'avoir adopté ses deux enfants noirs, comme si elle les avait sauvés».



«Je pense que les progressistes blancs sont ceux qui causent le plus de dégâts au quotidien aux gens de couleurs.»

Robin DiAngelo, sociologue et autrice de La Fragilité blanche


Sur le site internet, une autre cliente raconte que pendant l'évènement, elle a parlé du fait qu'elle traitait ses amies racisées différemment de ses amies blanches. «Saira et Regina ont reconnu mon comportement problématique et noté que ces interactions inauthentiques venaient d'un point de vue suprémaciste blanc», indique-t-elle.


Avant le dîner, les clientes auront toutes lu La Fragilité blanche de Robin DiAngelo, qui a elle-même organisé de nombreux débats et conférences sur ces questions. Spécialiste des formations diversité en entreprise, DiAngelo est blanche et se considère elle-même comme raciste: en tant que blanche élevée dans la société américaine, elle assure avoir profité d'un système raciste et a développé une vision raciste du monde.


Comme Rao, DiAngelo concentre toute son attention sur les Blanc·hes de gauche: «Je pense que les progressistes blancs sont ceux qui causent le plus de dégâts au quotidien aux gens de couleurs.» Elle estime que ces personnes bien intentionnées auront en effet davantage tendance à côtoyer des Afro-Américain·es, mais aussi à refuser de se remettre en question car elles se croient déjà antiracistes.





Nouvelle forme de religion


Dans l'Amérique de Trump, avec un président et ses supporters qui attisent ouvertement la haine contre la population immigrée, ce genre de commentaire peut sembler déconnecté de la réalité.


Les exemples de racisme cités par DiAngelo sont en général des formes de micro-analyses du discours, comme lorsqu'elle évoque une amie qui lui a parlé d'un «quartier dangereux», omettant de préciser qu'il s'agissait d'un quartier noir.


La remarque sur la façon dont les personnes blanches évitent de parler en termes raciaux est juste, mais DiAngelo va plus loin. À ses yeux, il faudrait ne pas évoquer cette dangerosité du quartier et prendre conscience du caractère raciste de cette phrase, car même si les statistiques relèvent un taux de criminalité plus élévé, cette représentation est probablement exagérée et perpétue une hiérarchie raciale.



«Le privilège blanc est le péché originel des personnes blanches, présent dès la naissance et indéracinable.»

John McWhorter, linguiste et journaliste


Les réflexions de DiAngelo sur le privilège blanc et la redéfinition du racisme sont une continuation du travail de la chercheuse Peggy McIntosh, qui a posé les bases de la discussion en 1989: «On m'a appris à voir le racisme en termes d'actes individuels de méchanceté, pas comme des systèmes invisibles qui permettent à mon groupe d'être dominant.»


On peut être d'accord avec cette définition du racisme tout en demeurant sceptique face au projet porté par des militantes comme DiAngelo et Rao. Contrairement à des mouvements qui luttent contre les discriminations au sein du système juridique américain ou contre la ségrégation scolaire, par exemple, ce mouvement d'auto-examen a en effet des objectifs flous.


Le linguiste et journaliste afro-américain John McWhorter compare ce nouvel antiracisme à une forme de religion qui n'aide pas grand monde mais encourage le repentir: «Le privilège blanc est le péché originel des personnes blanches, présent dès la naissance et indéracinable. Chacun peut faire pénitence en témoignant de ce privilège, dans l'espoir d'une forme de pardon.»


Dans le New Yorker, le journaliste Kelefa Sanneh fait un constat similaire, en soulignant que du point de vue d'une activiste comme DiAngelo, le témoignage des «personnes racisées» est perçu comme un texte sacré: «Étant donné qu'il est présupposé que les personnes blanches ont le pouvoir institutionnel, les personnes de couleur fonctionnent dans ce monde comme des sages, qui disent des vérités que les Blancs doivent chérir et ne jamais remettre en question.»


Ces remarques correspondent bien au style d'activisme adopté par Saira Rao, qui parle en généralités et avec un ton prophétique. Malgré les excès de son discours, il n'est pas toujours évident de le remettre en question, puisque celles et ceux qui s'y opposent courent toujours le risque de passer pour des racistes.