[AUSTRALIE, 1975] LE COUP D’ÉTAT OUBLIÉ : COMMENT LES PARRAINS GOUVERNENT, DE CANBERRA À KIEV

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Le Nicaragua est un des pays les plus pauvres de la planète, avec moins d’habitants que le pays de Galles, pourtant Washington le considérait comme étant une menace stratégique. La logique était simple : si le plus faible s’émancipe, créant un précédent, qui sera le prochain à tenter sa chance ?

Le Nicaragua est un des pays les plus pauvres de la planète, avec moins d’habitants que le pays de Galles, pourtant Washington le considérait comme étant une menace stratégique. La logique était simple : si le plus faible s’émancipe, créant un précédent, qui sera le prochain à tenter sa chance ?
Le grand jeu de la domination n’offre aucune immunité, même pour l’allié le plus loyal des États-Unis. C’est démontré par ce qui est peut-être le coup d’État de Washington le moins connu : celui qui a eu lieu en Australie. L’histoire du coup d’État oublié constitue une leçon salutaire pour ces gouvernements qui croient qu’un événement à l’ukrainienne ou à la chilienne ne pourrait pas leur arriver.
En comparaison, la déférence qu’a l’Australie envers les États-Unis fait paraître l’Angleterre pour un renégat. Durant l’invasion étasunienne du Vietnam (à laquelle l’Australie avait supplié de participer), un fonctionnaire de Canberra s’était plaint auprès de Washington du fait que, dans cette guerre, les Britanniques en savaient plus sur les objectifs étasuniens que leurs frères d’armes des antipodes. La réponse fut rapide : « Nous devons choyer les Britanniques afin qu’ils restent euphoriques. Vous, vous êtes avec nous, quoi qu’il arrive ».
Le dicton fut brutalement mis entre parenthèses avec l’élection du gouvernement réformiste de Gough Whitlam. Bien qu’il ne fût pas considéré comme étant de gauche, Whitlam [mort le 20 octobre 2014 à 98 ans], était un social-démocrate franc-tireur, un homme avec des principes, fier, bienséant et doté d’une imagination politique extraordinaire. Il croyait qu’une puissance étrangère ne devait pas contrôler les ressources de son pays et dicter sa politique économique ou en matière d’affaires étrangères. Il proposait de « reprendre les choses en main » et de faire entendre une voix indépendante, tant de Londres que de Washington.
Le lendemain de son élection, Whitlam ordonna que son équipe ne soit pas « soumise à une enquête approfondie ou harcelée » par l’Agence de sécurité australienne, l’ASIO, qui était alors, et est encore à ce jour, sous tutelle des services de renseignements anglo-étasuniens. Lorsque les ministres de Whitlam condamnèrent publiquement l’administration Nixon/Kissinger, la considérant comme étant « corrompue et barbare », Franck Snepp, un officier de la CIA, à l’époque en poste à Saïgon, dira plus tard : « On nous a dit que les Australiens pouvaient aussi bien être considérés comme des alliés des Nord-Vietnamiens ».
Whitlam exigea de savoir si la CIA dirigeait une base d’espionnage à Pine Gap, près d’Alice Spring, officiellement une installation australienne/étasunienne, et, dans l’affirmative, de vouloir connaître leurs motivations. Pine Gap est un aspirateur géant, qui, comme le lanceur d’alerte Edward Snowden l’a récemment révélé, permet aux États-Unis d’espionner tout le monde. En 1970, la plupart des Australiens n’avaient aucune idée du fait que cette enclave étrangère secrète plaçait leur pays sur la ligne de front d’une guerre nucléaire potentielle avec l’Union soviétique. Withlam connaissait clairement le risque personnel qu’il prenait, comme le démontrent les procès-verbaux de rencontres avec l’ambassadeur des États-Unis. Il avertit : « essayer de nous baiser ou de nous éjecter et Pine gap deviendra un sujet de contentieux ».
Victor Marchetti, l’officier de la CIA qui avait aidé à mettre Pine Gap en place, m’a dit plus tard : « cette menace de fermer Pine Gap avait causé une apoplexie à la Maison-Blanche. Les conséquences étaient inévitables : une sorte de Chili se mettait en place ».
La CIA venait justement d’aider le Général Pinochet à écraser le gouvernement démocratique d’un autre réformateur, au Chili, Salvador Allende.
En 1974, la Maison-Blanche avait nommé Marshall Green ambassadeur à Canberra. Green était une grosse huile du département d’État, sinistre et impérieux, qui travaillait dans l’ombre au sein de l’« état profond » étasunien. Connu comme étant le « maître des coups d’État », il avait joué un rôle central dans le coup d’État de 1965 contre Sukarno en Indonésie, qui avait coûté près d’un million de vies. Un de ses premiers discours en Australie fut prononcé à l’Australian Institute of Directors [le Medef local, NdT) et il fut décrit pas un de ses membres, alarmé, comme une « incitation à ce que les patrons locaux se soulèvent contre leur gouvernement ».
Les messages top secret de Pine Gap étaient décodés en Californie par un contractant de la CIA, la TRW. Une des personnes qui y travaillait, Christopher Boyce, un jeune idéaliste perturbé par les surprenantes tromperies et trahisons d’un allié, devait devenir un lanceur d’alerte. Boyce révéla que la CIA avait infiltré l’élite politique et syndicale australienne et en avait fait part au Gouverneur général de l’Australie, Sir John Kerr, ou notre homme Kerr.
Avec son chapeau haut de forme et son costume de deuil bardé de médailles, Kerr était l’incarnation de la souveraineté. Il était le Vice-roi de la reine d’Angleterre en Australie, un pays qui la reconnaît toujours comme leur chef d’État. Son devoir était protocolaire. Pourtant, Whitlam (qui l’avait nommé), n’était pas informé, ou avait choisi d’ignorer ses liens de longue date avec les services de renseignement anglo-étasuniens.

Le Gouverneur général était un membre enthousiaste de l’Association australienne pour la liberté culturelle, qui est décrite par Jonathan Kwitny, du Wall Street Journal, dans son ouvrage The Crimes of Patriots [Les crimes des patriotes] comme étant un groupe exclusif…, connu au Congrès pour avoir été fondé, financé et surtout dirigé par la CIA. La CIA a payé pour le voyage de Kerr, lui a fabriqué une aura de prestige… Kerr a continué d’aller à la CIA pour l’argent.
En 1975, Whitlam a découvert que le MI6 britannique avait durant longtemps agi contre son gouvernement. « Les Britanniques décodaient les messages secrets arrivant dans mon bureau des affaires étrangères », a-t-il déclaré ultérieurement. Un de ses ministres, Clyde Cameron, m’a dit « Nous savions que le MI6 menait des écoutes clandestines pour les étasuniens lors des réunions du Cabinet ». Lors d’entrevues réalisées durant les années 1980 avec le journaliste d’investigation Joseph Trento, des agents exécutifs de la CIA dévoilèrent que le problème Whitlam avait été discuté dans l’urgence par le directeur de la CIA, William Colby, et le chef du MI6, Sir Maurice Oldfield, et que des arrangements avaient été conclus. Un directeur adjoint de la CIA a déclaré à Trento : « Kerr a fait ce que l’on lui a dit de faire ».
En 1975, Whitlam prit connaissance d’une liste secrète de gens de la CIA, liste dans les mains du Chef permanent du Département de la défense australienne, Sir Arthur Tange, un mandarin profondément conservateur, détenteur d’un pouvoir territorial sans précédent à Canberra. Whitlam demanda à voir la liste. Sur celle-ci, on trouvait le nom de Richard Stallings, qui, sous couverture, avait mis en place Pine Gap, de fait une installation de la CIA. Whitlam avait maintenant la preuve qu’il avait cherchée.
Le 10 novembre 1975, on lui montra un message télex top secret envoyé par l’ASIO à Washington. Ce message fut ultérieurement attribué à Theodore Shackley, le chef de la CIA à la Division est asiatique et l’un des personnages les plus célèbres que l’agence ait engendrés. Shackley avait été le chef de l’opération de la CIA basée à Miami, chargée de l’assassinat de Fidel Castro, ainsi que le chef de station au Laos et au Vietnam. Il avait récemment travaillé sur le problème Allende.
Le message de Shackley fut lu à Whitlam. De façon incroyable, il disait que le Premier ministre d’Australie représentait un risque de sécurité pour son propre pays.
Le jour précédent, Kerr avait visité les quartiers généraux de la Defence Signals Directorate [littéralement la direction générale des Signaux de défense, alias DSD], la NSA australienne, dont les liens avec Washington étaient et demeurent très serrés. Il fut informé des procédures de sécurité de crise, puis il demanda l’accès à une ligne téléphonique sécurisée, et eut une conversation très calme, d’une vingtaine de minutes.
Le 11 novembre 1975, le jour où Whitlam allait informer le parlement au sujet de la présence secrète de la CIA en Australie, il fut cité à comparaître par Kerr. Invoquant des pouvoirs de réserve vice-régaliens absolument archaïques, Kerr démit de ses fonctions le Premier ministre démocratiquement élu. Le problème était résolu.
John Pilger
Traduit par Lionel, relu par Geoffrey, pour vineyardsaker.fr
Source : The forgotten coup – and how the godfather rules from Canberra to Kiev(johnpilger.com, anglais, 16-03-2014)


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