Je ne crois pas me tromper en disant que Richard Martineau a probablement passé une mauvaise semaine. Lundi, il publiait une chronique sur le rapport que notre société entretient avec les marges identitaires. Comme toutes les chroniques, on pouvait évidemment la critiquer. Mais comme c’est de plus en plus souvent le cas, certains militants, que l’on associera à la gauche radicale, ou plus exactement, à la gauche diversitaire, n’ont pas voulu se plier à cette exigence intellectuelle élémentaire. Plutôt que de critiquer Martineau, ils en ont appelé à son expulsion de l’espace public. Leur objectif: en finir avec lui, en réactivant l’antique pratique de l’ostracisme. L’empire du politiquement correct fait preuve de la plus grande violence rhétorique pour en finir avec celui qui refuse de mettre le genou à terre devant les gardiens de la révolution diversitaire.
Comment ne pas voir là une forme d’intolérance de plus en plus banalisée. Ce qui distingue une certaine gauche aujourd'hui, c'est de chercher à provoquer la mort sociale de ceux qu'elle désigne à la vindicte publique. Le paria du jour se fait vomir, conspuer, diaboliser. Contre lui, tout est permis. Il incarne le mal. On veut l'expulser de la vie publique. On en appelle même à manifester contre lui et pour inviter ceux qui l'emploient à le congédier. Cette gauche (je ne dis pas toute la gauche, évidemment, et je suis convaincu que la grande majorité des gens qui se disent de gauche sont révoltés par cette pratique) ne se connait plus d’adversaires légitimes mais seulement des ennemis. Elle se croit engagée dans une guerre de libération et ne voit pas pourquoi elle ferait preuve de civilité envers ceux qu’elle se représente comme des oppresseurs. Elle agresse en meute et jouit de sa férocité médiatique. C’est à qui se montrera le plus outrancier envers l’infréquentable au moment de sa lapidation sur les médias sociaux.
Tout cela au nom de la tolérance, naturellement. Car ce qui distingue cette nouvelle gauche radicale, il faut bien le dire, c’est son aveuglement par rapport à elle-même. Elle ne se sait pas intolérante. Elle ne se sait pas fanatique. Elle ne se sait pas haineuse. Elle est enivrée par le Bien et croit combattre le Mal. Le premier ne doit jamais transiger avec le second. Comme on dit communément, elle ne se voit plus aller. Elle incarne la démocratie, la justice et l’ouverture: n’est-elle pas irréprochable? Elle n’hésite pas à emprunter la rhétorique de l’antifascisme et prétend en poursuivre aujourd’hui la bataille, ce qui est à proprement absurde. Mais il s’agit d’une confiscation odieuse d’héritage. De Gaulle comme Churchill, qui ont lutté contre le fascisme et l’ont vaincu, seraient aujourd’hui dénoncés au nom de la lutte contre l’extrême-droite à cause de leur patriotisme ardent! L'inculture historique est à l'origine de bien des bêtises.
Nous avons perdu le sens des mots. Fascisme, racisme, discrimination, exclusion: ces termes sont utilisés aujourd’hui pour faire taire, sans le moindre souci de rigueur intellectuelle. Ils servent en fait à proscrire toute remise en question du progressisme diversitaire. Il faut dire que la gauche radicale avoue aujourd’hui vouloir encadrer idéologiquement la liberté d’expression en expliquant que cette dernière ne saurait justifier les propos discriminatoires et les discours d’exclusion – il va de soi qu’elle entend définir elle-même ce qu’elle entend par «propos discriminatoires» et «discours d’exclusion». Il s’agit d’une tentation authentiquement autoritaire, pour ne pas dire plus. C’est à partir d’une telle vision des choses que de plus en plus d’événements sont censurés sur les campus et ailleurs. C'est au nom de l'émancipation des marges qu'on censure, en croyant déconstruire ainsi le privilège des dominants.
Combien de fois faudra-t-il le répéter? La démocratie libérale, qui demeure le régime incarnant le mieux la liberté politique, repose sur le refus de principe de la violence et l’acceptation par principe d’une diversité de perspectives au cœur du débat public. Par définition, la démocratie libérale suppose qu’aucune doctrine n’a le monopole du Bien, du Juste et du Vrai. Elle organise pour cela le débat public en acceptant à l’avance la confrontation d’idées fondamentalement contradictoire. Toutefois, elle cherche à développer une culture du débat obligeant moralement chacun à admettre la légitimité de la présence de son contradicteur dans l'espace public. Elle ne demande pas aux citoyens de s'aimer mais de coexister pacifiquement en se rappelant par ailleurs qu'ils ont en partge une communauté politique. Certes, le débat politique n'est pas toujours apaisé, la politique étant passionnelle par nature, mais on doit l'éclairer avec un idéal de courtoisie.
C’est cette culture qui nous échappe aujourd’hui, et son absence explique comment certains individus, souvent des militants en croisade idéologique, ne sont tout simplement plus capables de tolérer la moindre critique de ce qu’ils croient être leur identité. Le pluralisme politique, intellectuel et philosophique, qui est certainement la forme la plus importante du pluralisme, leur devient tout simplement incompréhensible. Ils y deviennent même allegiques. Ils assimilent tout discours n’endossant pas leur vision du monde à un discours haineux et se donnent donc le droit de déclarer la guerre à celui qui le tient. C’est seulement à la lumière de cet ensauvagement de l’espace public qu’on comprendra la sale campagne de diffamation menée cette semaine contre Richard Martineau. Il s’agissait d’en finir avec lui ou de le pousser à capituler. Et s’il a le malheur de se désoler d’être la cible de cette campagne, on l’accusera de se victimiser. Par ailleurs, ceux qui entendent au fond d'eux-mêmes l'appel de la dissidence idéologique comprennent qu'ils ont tout intérêt à se faire discret s'ils veulent éviter un sort semblable. C'est ainsi que l'autocensure complète le travail de la censure.
Un dernier mot. Dans les bons milieux, qui se croient à l'avant-garde éclairée de la société, on se montre bien discret devant cette campagne haineuse. On regarde ailleurs. Ou alors, avec un air pincé, on écrit que le chroniqueur l’a «bien cherché», comme s’il était lui-même la source de la haine qu’il suscite. Pire: il serait le vilain provocateur et ses contempteurs, en cherchant à le faire taire, ne feraient que se défendre. Appelons-ça la culpabilisation de la victime. Le message codé est le suivant: si Martineau répétait les dogmes du politiquement correct, il n’aurait pas de problème et sa vie serait paisible. Mais puisqu’il n’use pas de sa liberté d’expression pour répéter les consignes de l’idéologie diversitaire, il verse dans l’indécence idéologique et ne reçoit que la monnaie de sa pièce. Ceux qui disent, écrivent ou pensent cela ne sont pas des amis de la liberté d’expression mais les complices mondains de la nouvelle censure.