par Philippe Leymarie - « Le peuple a fait tomber le régime ! Le peuple a fait tomber le régime ! », scandait ce vendredi soir une foule en délire, sur la place Tahrir au Caire, devenue symbole du mouvement de contestation déclenché le 25 janvier. « Armée égyptienne, il faut faire un choix : le régime ou le peuple ! », proclamait hier une des principales banderoles. Alors que le président Hosni Moubarak vient d’annoncer sa démission, offrant aux manifestants une victoire aux débouchés incertains, tous les regards se tournent vers l’armée qui a préféré sacrifier le Raïs, pour avoir des chances de préserver et l’unité du pays, et sa propre cohésion...
« Compte tenu des conditions difficiles que traverse le pays, le président Mohammed Hosni Moubarak a décidé d’abandonner le poste de président de la République et chargé le conseil suprême des forces armées de gérer les affaires du pays », a déclaré le vice-président Omar Souleimane dans une brève allocution télévisée, suscitant aussitôt une explosion de joie dans la rue égyptienne. Contrairement à ce qu’avait promis Moubarak dans son discours en forme de testament, jeudi soir, la transition ne se fera donc pas dans les formes constitutionnelles, un général passant simplement le bâton à un de ses plus fidèles adjoints.
Acteur politique majeur. Depuis la prise du pouvoir par les « officiers libres », en 1952, derrière Gamal Abdel Nasser, les militaires monopolisent le pouvoir en Egypte. Les successeurs de Nasser — Sadate, Moubarak, et maintenant Souleimane — étaient ou sont tous des généraux. Et le premier ministre nommé ces derniers jours par le président Moubarak est le général d’aviation Ahmad Chafik.
L’armée égyptienne est, selon le chercheur Tewfic Aclimandos, « l’institution la plus respectée du pays ». Beaucoup plus que les services de sécurité ou la police — elle « passe pour la moins corrompue », avec en outre un rôle social ou psychologique original : « Dans l’imaginaire des Egyptiens, elle incarne à la fois l’institution qui ressemble le plus à un Etat légal et rationnel, et au fonctionnement d’une famille [1]. »
Clivages au sein de l’armée. Forte de 450 000 hommes (711 000 avec les réserves) [2], l’armée égyptienne est un immense réservoir humain, qui peut être mobilisé en cas péril national ou aux frontières ; c’est aussi une force militaire relativement moderne — une des seules du continent africain à disposer d’une panoplie interarmes complète et d’une capacité d’intervention sur toute la gamme des moyens.
Mais elle ne constitue pas un ensemble homogène, sur le plan technique comme sur celui des sensibilités politiques. Ainsi, l’armée de l’air est réputée plutôt proche des services de renseignement, et de la « ligne Moubarak » incarnée aujourd’hui par le général Souleimane, qui a maintenu la paix avec Israël au prix de nombreuses concessions. La marine, et surtout les blindés, sont en retrait, notamment depuis les défaites militaires face à Israël. L’infanterie et l’artillerie, qui comptent de loin les plus gros bataillons, sont plus proches de la population, se reconnaissent dans une « ligne arabe » qui est celle de la rue et de l’opinion publique, et se montrent plus volontiers critiques sur la gestion de la guerre à Gaza ou de la crise israélo-palestinienne par le président Moubarak (qui était mise en œuvre par l’actuel vice-président).
Bien que plutôt laïque et républicaine au sommet, à l’exemple de l’armée turque, l’armée est à l’image de la société, et donc aussi travaillée par les milieux islamistes radicaux — dont les frères musulmans — au niveau de la troupe surtout, mais aussi aux échelons inférieurs d’officiers. Des dissensions pourraient surgir en son sein, surtout si la rue ne se satisfait pas des « arrangements » successifs forgés par les principaux détenteurs du pouvoir.
Pouvoir parallèle. Le Conseil suprême des forces armées égyptiennes, qui ne cessait de siéger depuis jeudi, est présidé par le ministre de la défense Hussein Tantaoui (en poste depuis 1992). Il comprend les principaux chefs de corps, tous nommés par Hosni Moubarak, et pour la plupart associés à la répression contre l’opposition et à la corruption qui rongeait le régime, mais sans doute soucieux de ne pas être emportés par la vague de contestation actuelle — comme vient de l’être le Raïs.
Ces derniers jours, ce conseil faisait déjà figure d’« organe de contrôle », si ce n’est de « pouvoir parallèle » auprès du vice-président Souleimane (qui n’a pas participé à ses réunions). Cet organe quasi-secret s’est efforcé de louvoyer pour préserver l’unité du pays, et celle de l’armée.
Ce vendredi 11 février, avant la prière de la mi-journée, il avait fait lire à la télévision un « communiqué au peuple » dans lequel il affirmait se porter garant des réformes promises par le président la veille au soir, notamment des élections libres, appelait à un retour à la vie normale, et mettait en garde contre toute atteinte à la sécurité de la nation. Jeudi après-midi, son « communiqué numéro 1 » avait annoncé — après dix-sept jours de contestation mais quelques heures avant le dernier discours du président Hosni Moubarak — l’examen par les chefs des armées des « mesures nécessaires pour protéger les acquis du pays et appuyer les demandes légitimes du peuple ». Les dés, alors, étaient sans doute déjà jetés...
Scénarios de crise. L’armée s’était tenue jusque-là en réserve, n’intervenant pas pour empêcher les manifestations au centre de la capitale. Quelques scènes de fraternisation avaient même eu lieu, au niveau de la troupe. La police paraissant largement disqualifiée, les forces armées savaient qu’elles seraient en première ligne en cas d’adoption d’une ligne répressive, pour en finir par exemple avec les manifestations de la place Tahrir, ou pour tenter d’étouffer la contestation sociale dans les entreprises en province. Si l’armée s’en tenait au contraire à une attitude plus attentiste, pour gagner du temps, elle prenait le risque d’un pourrissement, mais peut-être aussi d’une radicalisation du mouvement de protestation, qui exigerait la tête du vice-président, puis de celle des chefs militaires. La démission forcée et ultra-rapide du président Moubarak lui donne un répit.
La personnalité du général Omar Souleimane, à qui Moubarak avait promis jeudi soir de transmettre toutes ses prérogatives, pourrait relancer la contestation. Vice-président désigné par le Raïs il y a seulement quelques jours, cet officier incarne la « part d’ombre » de l’ancien (ou toujours actuel) régime : il chapeautait les services de renseignement égyptiens depuis une vingtaine d’années. Mais il est peu populaire, trop bien connu de ses concitoyens à l’intérieur (il a contribué à mater les Frères musulmans), et plus apprécié à Washington ou à Jérusalem, en tant que gestionnaire d’une paix qui fait peu de cas de la cause palestinienne. Un des enjeux de l’après-Moubarak sera d’ailleurs justement de savoir si la nouvelle Egypte respectera les accords de Camp David.
Le jeu des Américains. Dès jeudi après-midi, le patron de la CIA, à Washington, donnait par anticipation le numéro un égyptien partant ! De son côté, le président Barack Obama n’avait cessé ces dernières semaines d’exiger publiquement des concessions de la part de son allié Moubarak, puis de le prier de s’effacer… pour la « bonne cause ». Il s’activait en coulisses ou non, depuis plus d’une semaine, incitant l’armée à gérer de son mieux la transition, pour éviter une explosion ou une révolution politique susceptible avec des effets stratégiques éventuellement négatifs pour Washington ou Jérusalem.
Avant même que Moubarak ne s’adresse à l’opinion, mais croyant comme son entourage que le Raïs allait passer la main et céder notamment aux pressions américaines, le numéro un américain avait rendu hommage jeudi soir au « peuple d’Egypte », puis regretté, un peu plus tard, « l’occasion que le gouvernement égyptien n’a pas su saisir ». Ce cafouillage ne pouvait cacher que Washington avait déjà « lâché » sans plus de procès son allié de toujours. A trois reprises, jeudi soir, le Raïs avait martelé qu’il n’agissait pas sous la contrainte ou les pressions étrangères...
Les Etats-Unis exercent un contrôle de fait sur l’armée égyptienne, au moins sur le plan technique : Washington lui attribue chaque année une aide équivalant à l’ensemble de son budget d’équipement (1,2 milliard de dollars), notamment en remerciement des « services rendus » à la frontière avec Israël. Les forces égyptiennes, qui mettent au rebus leur ancien armement soviétique, s’équipent de plus en plus aux Etats-Unis. La plupart des officiers supérieurs égyptiens y ont été formés, et sont en rapport avec leurs homologues américains, notamment le chef d’état-major, le général Sami Anan.
L’œil sur le Canal. Personne n’oublie, pas plus au Caire qu’ailleurs dans le monde, que le sort de l’Egypte conditionne également le passage dans le Canal de Suez (qui avait été fermé entre 1967 et 1975, à la suite de la guerre des Six jours, le contournement du continent africain imposant un doublement des frais et délais de transport). 34 000 navires — dont les bâtiments des flottes de guerre américaine et européennes — empruntent chaque année le canal, dont 2700 pétroliers. L’ouvrage est protégé par une unité spéciale de l’armée. Doublé par un oléoduc Suez-Méditerranée, il rapporte 3,6 milliards d’euros de royalties chaque année : c’est la troisième source de revenus du pays, après le tourisme et les transferts financiers. On comprend que le développement des conflits sociaux à Suez et Port-Saïd aient été observés avec attention et crainte. Comme le sera le régime post-Moubarak...
Notes
[1] Cité par Jean Guisnel, sur lepoint.fr : « Armée égyptienne : l’Etat, c’est elle ».
[2] A quoi s’ajoutent près de 400 000 paramilitaires (garde-frontière, garde nationale, police, etc.
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