André Pratte : l'avocat du diable

André Pratte et le Québécistan

Bulletin d’Histoire politique - André Pratte. 2006. Aux pays des merveilles. Essai sur les mythes politiques québécois, Montréal : VLB éditeur, 153 p.
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André Pratte affirme faire partie de la courte liste des porte-parole fédéralistes québécois. Il déplore cette situation et souhaiterait pouvoir, avec le concours d'autres têtes pensantes, ratisser aussi large le champ québécois que le clan adverse, c'est-à-dire les indépendantistes. La trame du livre est empreinte de cette vision manichéenne de la politique québécoise. L'éditorialiste en chef du quotidien La Presse a pourtant de quoi se consoler. Ses idées sont véhiculées à raison de trois jours par semaine auprès d'un vaste lectorat francophone; quand elles ne sont pas émises dans des livres (VLB éditeur n'étant pas considéré, loin s'en faut, comme un organe fédéraliste) ou exposées par le truchement d'un manifeste (1) collectif (des idées qu'il reprend d'ailleurs vers la fin de son essai).
L'auteur tente de démontrer que l'histoire québécoise et canadienne entretient des mythes qui faussent la réalité - « Le pays réel » - et à partir desquels les Québécois ont une vision politique déformée de ce que, d'une part, un Québec serait une fois souverain et, d'autre part, de ce que le Canada leur offre dans les faits. Il conclut que si l'on faisait abstraction de ces représentations tronquées, le Canada tel qu'il est, avec ses défauts et ses qualités, apparaîtrait à une majorité de Québécois comme la valeur sûre. La thèse épousée par l'essayiste n'est pas sans rappeler celle d'un autre porte-parole fédéraliste, Ontarien cette fois, John Saul. En guise d'introduction à l'un de ses plus récents ouvrages, ce dernier écrivait : « Le Canada, comme d'autres États-nations, souffre d'une contradiction entre ses mythes publics et sa réalité (2). »
Voilà un rapprochement qui n'a rien pour améliorer la cote d'amour de l'auteur auprès de l'intelligentsia indépendantiste. Ses membres pourront attendre de lire son livre avant de prononcer l'anathème. Car à la lecture de cet opus, André Pratte ne se révèle pas au lecteur comme le militant fédéraliste acharné à la solde de Power Corporation tel qu'il est couramment dépeint par ses détracteurs. L'auteur admet avoir voté OUI aux deux référendums sur l'avenir du Québec. Modérée, son analyse est froide et pragmatique et son écriture vulgarisée, sans fioritures, loin du style ex cathedra emprunté par certains intellectuels. Il faut bien l'admettre, c'est une approche qui tranche avec celle préconisée par le « clan adverse ». Une façon de voir les choses qui lui permet de laisser entendre, grosso modo, que oui, un Québec souverain est sûrement viable, mais que le Canada est pour lui un meilleur gage de succès dans cette nouvelle économie mondialisée. Parions qu'à l'inverse, il serait difficile d'admettre pareil constat au sein de certaines chapelles péquistes. N'écrit-il pas : « Il est indéniable que la nation québécoise pourrait, si elle le souhaitait, se doter d'un État souverain (3). »
Pour étayer son raisonnement, l'auteur a divisé son livre en quatre chapitres. En partie prologue, qu'il a intitulée « Mon voyage en train » - en référence au fameux périple en locomotive de Jacques Parizeau au cours duquel il serait devenu indépendantiste -, il fait état de son cheminement politique. Le parcours idéologique tortueux de l'auteur témoigne de l'ambivalence notoire des Québécois. Pratte brosse un portrait de ses tiraillements de son séjour étudiant au Collège Brébeuf, de ses débuts sur la colline parlementaire jusqu'à son rôle d'observateur pendant les rondes constitutionnelles de Meech et de Charlottetown. On sent une franche déception de sa part pour l'échec du Canada dans son entreprise de reconnaissance de la spécificité québécoise. Cette amertume est d'autant plus sentie aujourd'hui qu'il s'estime seul, isolé, dans cette tentative d'accorder une énième chance au fédéralisme canadien. Au gré de la lecture, on sent presque que l'essayiste aime à penser qu'il défend une position minoritaire, à contre-courant.
Étrangement, sous la plume de sa collègue de La Presse, Lysiane Gagnon, on apprenait, quelques jours après la sortie du livre, que le Collège Brébeuf, où ont étudié Pratte et des personnalités fédéralistes de renom comme Pierre Trudeau, Robert Bourassa et Paul Gérin-Lajoie, avait sondé sa clientèle étudiante à trois reprises en 1969, 1988 et 2000. En 1969, 45% des élèves se disent en faveur de l'indépendance du Québec (avec association économique avec le Canada). En 1988, cette proportion chute à 21% pour remonter un tantinet à 23,5% en 2000. Plusieurs suspectaient l'endroit d'être devenu depuis les années 1960 une pépinière à indépendantistes. « [Des] résultats qui en surprendront plusieurs (4)», concède d'ailleurs la chroniqueuse. À commencer par André Pratte qui écrit : « Au collège Brébeuf où j'ai fait la plus grande partie de mes études au début des années 1970, j'ai défendu Robert Bourassa lors de discussions épiques avec mes camarades, dont 9 sur 10 étaient indépendantistes (5). » Il demeure possible que l'auteur ait fréquenté un échantillon tout droit sorti du pourcentage minoritaire d'élèves indépendantistes. Reste que si on se fie aux données du sondage, il semble qu'il était plus facile de trouver des appuis à Robert Bourassa qu'à René Lévesque qui, d'ailleurs, se cognait le nez à la porte de l'Assemblée nationale pour une deuxième fois consécutive en trois ans...
« Le pays martyr », le premier chapitre, est une démonstration sommaire de ce que John Saul appelait la « psychose de la victime » - plus loin l'auteur parle, quant à lui, « d'interminable crucifixion ». Pratte relativise notamment le fait que le Québec n'ait pas signé la Constitution de 1982. « (...) la réalité, même si elle n'est pas "nommée", a souvent plus de valeur que les déclarations de principe (6)», conclut-il. Selon lui, le Québec n'a pas aidé sa cause dans tout le processus de révision constitutionnelle amorcée durant les années 1960. La « Nuit des longs couteaux », selon l'expression consacrée, serait autant le résultat des mauvaises stratégies québécoises que des tours de passe-passe d'Ottawa. De même, cette idée de vol pour expliquer l'échec des référendums ne tient pas la route. Les raisons évoquées à l'appui de cette thèse, c'est-à-dire l'argent et l'immigration, sont gonflées et avancées comme des vérités de La Palice, selon lui. Autrement dit, les péquistes n'auraient pas le monopole de la vertu. Et tout n'est pas aussi noir qu'on le dit chez les fédéraux. En un sens, le propos de Pratte rejoint celui de Saul qui observait : « (...) la victime possède un mécanisme de défense qui évacue automatiquement tout élément positif .(7)»
Dans le chapitre deux - « Le pays des merveilles » -, l'auteur expose ce qu'il estime être « le miroir aux alouettes » du nouvel argumentaire indépendantiste - l'économie et la langue n'étant plus des enjeux criants. Le rôle international d'un Québec souverain dans un contexte de mondialisation serait marginal, juge-t-il. « Un pays est influent s'il est une puissance militaire (régionale ou globale), s'il est riche, s'il dispose de ressources dont les autres pays ont besoin, s'il est peuplé. (8)» Récupérer l'entièreté de nos impôts ne réglerait pas tous nos maux. Devenir maître de notre destinée ne sécuriserait pas davantage le français. Ajoutez à cela une transition vers la souveraineté qui, selon l'auteur, ne risque pas de se faire rapidement et dans un esprit bon enfant : obstacles bureaucratiques, recours aux tribunaux, négociations « inévitablement longues et difficiles ». Une des idées récurrentes de Pratte est que les souverainistes sont souvent « two steps ahead of the facts (9) », comme disent les Anglo-Saxons dans le jargon journalistique. À leur décharge, un observateur externe pourrait voir beaucoup de scepticisme - parfois à l'extrême - dans une position fédéraliste confortable mais un peu terne, sans grande imagination.
Dans les chapitres suivants - « Le meilleur pays au monde » et « Le pays réel » -, l'auteur relativise la part du blâme indépendantiste dans cette perpétuelle rhétorique de confrontation avec l'autorité centrale. Il écrit : « Bref, il est grossièrement exagéré de prétendre (...) que le Canada est "le meilleur pays au monde". On devrait du même coup cesser de soutenir que le nationalisme est une "tare" typiquement québécoise. (10) » Le Canada aurait aussi commis des erreurs dans sa stratégie d'intégration du Québec, ce qui en rassurera sûrement plusieurs. Ses multiples plans B, la Loi sur la clarté - et le « Grand silence » qui a suivi son adoption - n'inspirent rien qui vaille. Pratte en appelle à une nouvelle stratégie, à un regroupement des forces fédéralistes qui, par le passé, ont trop souvent laissé l'espace « intellectuel » aux indépendantistes. Avec comme résultat que l'idée du fédéralisme a été diabolisée et ses bienfaits occultés. Ce qui, il faut bien l'avouer, n'est pas tout à fait faux. Les fédéralistes ne comptent peut-être pas de porte-parole crédibles à la pelletée. N'empêche, ils œuvrent au sein d'un système modelé à leur goût politique. De surcroît, à l'heure actuelle, les premiers ministres canadien et québécois ne sont-ils pas fédéralistes ? Cela leur confère quand même une place de choix pour promouvoir leur option !
L'éditorialiste en chef de La Presse n'est pas le premier observateur à évoquer les aléas de l'interprétation historique et la déformation fréquente des faits. Mais lorsqu'il minimise la gravité de l'affaire des commandites, l'un des plus grands scandales politiques de l'histoire canadienne, ne tombe-t-il pas dans le piège qu'il dénonce lui même, à savoir celui de travestir la réalité ? En outre, si les indépendantistes occupent tout le spectre des idées politiques au Québec comme il semble le dire, seul Lucien Bouchard, qui a passablement modéré ses ardeurs indépendantistes depuis son retrait « des affaires », semble trouver grâce à ses yeux. En revanche, la pensée de Claude Ryan, son maître à penser, et celle d'autres ténors fédéralistes sont très présentes au fil du livre.
Pratte se révélera au lecteur comme un observateur rigoureux, profondément soucieux du sort du Québec et qui, à mon sens, se place de son propre chef dans un rôle ingrat, celui de l'avocat du diable : « avez-vous pensé à ceci ? et si cela arrivait ? et puis cela ? ». Loin d'être convaincu d'avoir des réponses à ces questions, sa solution maîtresse demeure le dénouement constitutionnel : « Il est essentiel que la Constitution canadienne soit un jour amendée pour mieux refléter la vraie nature du pays.(11) » Les idées formulées dans ce livre, dont cet appel à aller au devant des mythes et à repousser la tentation de la pensée magique, ne sont pas nouvelles mais elles ont le mérite d'être exposées clairement, sans écran de fumée. Que l'on soit en désaccord avec l'idéologie qui sous-tend les questions et solutions ici exprimées n'est pas une raison valable pour les balayer du revers de la main. Ces questions soulèvent des enjeux réels qui nous interpellent et auxquels un jour ou l'autre il faudra bien répondre. Reste à savoir maintenant ce que les Québécois retiendront de ces observations, et dans quelle direction ledit virage, s'il y a lieu, s'effectuera.
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Recension parue dans : Bulletin d'Histoire politique, vol. 14, no 3, printemps 2006,
LUX éditeur, p. 331-335.
Jean Décary est historien et chercheur associé à la chaire
Hector-Fabre d'histoire du Québec.
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(1) Le manifeste « Pour un Québec lucide » a été publié le 19 octobre 2005. Il a été co-signé, notamment, par Lucien Bouchard, Pierre Fortin et André Pratte. Voir site Internet : www.pourunquebeclucide.com.

(2) John Saul, Réflexions d'un frère siamois. Le Canada à l'aube du XXI e siècle, Montréal : Boréal, 1998, p. 17.

(3) André Pratte, Aux pays des merveilles. Essai sur les mythes politiques québécois, Montréal : VLB éditeur, 2006, p. 47.

(4) Gagnon écrit : « (...) la proportion d'étudiants souhaitant la sécession complète (l'option que propose actuellement le programme du PQ) n'a pas bougé depuis 30 ans, elle oscille entre 6 et 8 %. » Lysiane Gagnon, « Un portrait de Brébeuf », La Presse, 25 février 2006.

(5) André Pratte, op. cit., p. 9.

(6) Ibid., p. 19.

(7) John Saul, op. cit., p. 37.
(8) André Pratte, op. cit., p. 66.

(9) « Deux pas en avant des faits ». (traduction libre)
(10) André Pratte, op. cit., p. 83.

(11) Ibid., p. 96.


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