Washington dépassé par le peuple égyptien

Les appels au départ de Moubarak se multiplient... depuis que l'opposition paraît sur le point de gagner

Géopolitique — Proche-Orient



Claude Lévesque - Sans aller jusqu'à réclamer explicitement la démission d'Hosni Moubarak, le président américain a enjoint hier à son homologue égyptien d'écouter les appels de ses nombreux concitoyens qui, justement, exigent son départ depuis bientôt deux semaines.
M. Moubarak doit «prendre une décision permettant de progresser d'une façon ordonnée, significative et sérieuse», a ajouté Barack Obama, à Washington, lors d'une conférence de presse tenue conjointement avec le premier ministre canadien, Stephen Harper.
M. Obama a en outre indiqué qu'il avait parlé à son homologue égyptien à deux reprises depuis le début de la crise, l'avertissant qu'«un retour aux anciennes méthodes n'allait pas fonctionner».
Les appels à une transition rapide vers la démocratie en Égypte se multiplient à travers le monde. Depuis que l'opposition paraît sur le point de gagner, faut-il préciser. Exactement comme ça s'était passé pour Ben Ali et la Tunisie.
La chose vaut pour les Européens comme pour les Américains. Lundi, les ministres des Affaires étrangères du Vieux Continent avaient lancé ce genre d'appels, sans aller jusqu'à réclamer le départ du président égyptien. Certains d'entre eux ont fait leur mea-culpa pour avoir longtemps privilégié la stabilité et l'intérêt économique au détriment de la démocratie.
Même si les autocrates visés par des révolutions populaires ont reçu beaucoup d'argent des États-Unis, Washington n'a apparemment rien vu venir. L'aveuglement en ce qui concerne l'Égypte est particulièrement surprenant. Le régime d'Hosni Moubarak reçoit annuellement 1,7 milliard de dollars des États-Unis, surtout sous forme d'aide militaire, ce qui en fait le principal récipiendaire dans la région après Israël.
Le 25 janvier, au début des grandes manifestations en Égypte, la secrétaire d'État américaine, Hillary Clinton, affirmait que le régime d'Hosni Moubarak était «stable». Le surlendemain, le vice-président, Joseph Biden, refusait de traiter le président égyptien de dictateur et disait ne pas trop comprendre ce que les protestataires voulaient. Dimanche, Hillary Clinton s'est contentée de demander une «transition pacifique et ordonnée vers un régime démocratique».
Il a fallu attendre jusqu'à mercredi pour que les États-Unis, par la voix du président, commencent à sermonner un peu le raïs égyptien, lui enjoignant d'amorcer la transition «maintenant». Et encore, le discours de Barack Obama est resté plutôt mou ce soir-là. La Maison-Blanche a haussé le ton le lendemain, après que des fiers-à-bras du régime eurent attaqué les manifestants au Caire.
Le New York Times nous a appris jeudi que Washington discutait avec le nouveau vice-président et avec certains militaires d'un plan prévoyant le départ hâtif de Moubarak, qui veut s'accrocher à son poste jusqu'en septembre. Le gouvernement américain s'efforce également de persuader le nouveau conseil des ministres d'inviter des représentants de la société civile, y compris des Frères musulmans, à rédiger de nouvelles lois électorales.
Malgré leurs agences de renseignement, mises sur la sellette cette semaine, et leurs experts en politique étrangère, on a l'impression que les États-Unis n'arrivent plus à prévoir les soubresauts à l'étranger et à les influencer. «Plusieurs personnes au gouvernement vous diront que les événements actuels constituent le résultat positif de leur politique, mais il est clair que ce qui arrive aujourd'hui n'a rien à voir avec ce qu'ils prévoyaient», commente Dina Guirguis, chercheuse au Washington Institute for Near East Policy.
«Ce qui arrive dans la région défie les prévisions de tous les experts. On ne s'attendait surtout pas à ce que le régime tunisien, qui était l'archétype de l'État policier achevé, soit le premier à tomber», ajoute cette Américaine d'origine égyptienne.
Les commentateurs américains multiplient ces jours-ci les analyses sur la crise en Égypte. Certains concluent à l'absence d'une véritable politique américaine dans la région. D'autres soulignent l'ambivalence des États-Unis à l'égard du monde arabe et de la possibilité d'y voir émerger une véritable démocratie. Parmi les concepteurs de la politique étrangère américaine, on trouve d'un côté les tenants de la stabilité, qui privilégient la lutte antiterroriste, la sécurité d'Israël, la libre circulation dans le canal de Suez et le maintien d'un front arabe contre l'Iran; de l'autre, les tenants de la démocratisation du monde arabe.
À Washington, les deux séries d'impératifs sont perçues comme incompatibles, comme si on présumait que des élections libres mèneraient nécessairement à des gouvernements antiaméricains. Les régimes autoritaires sont par conséquent soutenus, ce qui alimente le ressentiment contre les États-Unis et referme le cercle vicieux.
Il est vrai que George W. Bush avait parlé d'un «ordre du jour pour la liberté» qui devait servir à démocratiser le grand Moyen-Orient. Cette politique a donné certains résultats, notamment au chapitre de la liberté de presse. Néanmoins, la pièce maîtresse de ce projet aura été le renversement de Saddam Hussein, au prix de centaines de milliers de morts et d'une certaine perte de prestige pour les démocraties occidentales. De toute façon, on n'en a plus entendu parler après la victoire du Hamas en Palestine.
Dans son célèbre discours du Caire prononcé en juin 2009, Barack Obama, soucieux de rompre avec le style de son prédécesseur, a promis de soutenir les gouvernements qui reflètent la volonté populaire et de s'engager dans le processus de paix israélo-arabe. Il a peu de succès à revendiquer dans ces deux dossiers.

Pour occuper le poste de vice-président, rétabli après avoir été aboli il y a trente ans, Hosni Moubarak a choisi Omar Souleiman, le chef des services de renseignement, tristement célèbres pour leur pratique de la torture. Un des chapitres les plus sombres des relations récentes entre les États-Unis et l'Égypte concerne les «extraordinary renditions», soit l'enlèvement et le transfert de suspects vers des pays pratiquant la torture, sous la présidence de George W. Bush. Les victimes les plus connues de cette pratique furent notre compatriote Maher Arar, maltraité dans les geôles syriennes, et Osama Mustafa Hassan Nasr, enlevé à Milan par des agents de la CIA, que la justice italienne a par la suite jugés par contumace, et transféré en Égypte. Barack Obama a heureusement aboli cette pratique dès son entrée en fonction, il y a deux ans.
Le rapport 2009 du département d'État sur le respect des droits humains dans le monde dénonçait les atrocités commises dans les prisons égyptiennes. Plusieurs câblogrammes américains révélés par le site WikiLeaks vont dans le même sens. Un de ces documents raconte que, pressé de questions par un diplomate américain, le ministre de l'Intérieur égyptien a tout simplement nié les mauvais traitements infligés aux prisonniers et qualifié de «communistes» et d'«extrémistes» les militants défendant les droits de la personne.
Si les États-Unis et l'Union européenne n'ont pas exactement joué un rôle proactif dans la chaîne des événements qui secouent l'Égypte, la Ligue arabe, qui regroupe essentiellement des émules du raïs égyptien et des monarques d'un autre âge, s'est contentée de quelques appels au dialogue.
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