Un ancien site industriel de Bécancour a laissé fuir depuis 10 ans 184 000 tonnes de matières toxiques sous le nez du ministère de l’Environnement, a appris notre Bureau d’enquête.
Depuis 2009, le terrain dégageant des «gaz toxiques et inflammables» a appartenu successivement à une octogénaire et à un jeune homme au passé délinquant de 27 ans, qui disent tous deux ne pas savoir qu’ils en étaient propriétaires.
Les fuites dans la nappe phréatique amènent aussi des experts à s’inquiéter pour la qualité de l’eau potable que consomment les résidents des alentours.
Le site, de la dimension de 40 terrains de football, appartenait jusqu’en 2009 à l’usine Recyclage Aluminium Québec et Alsa Aluminium.
Depuis, à l’exception de quelques travaux de surveillance, il est laissé à l’abandon.
Le Ministère le savait
Le ministère de l’Environnement sait depuis 2004 que le site fuit, a-t-on découvert dans des documents produits par le Ministère.
Différents scénarios ont été évalués afin d’éliminer la contamination. Sur 20 ans, les coûts sont de l’ordre de 40 à 80 M$ et tout indique que les contribuables risquent d’en payer une partie.
Le Ministère a étudié la possibilité de creuser et d’enfouir ailleurs les tonnes de terres contaminées, mais cela nécessiterait leur transport jusqu’aux États-Unis. Ce scénario est écarté en raison des coûts astronomiques.
Québec a aussi évalué le pompage perpétuel et un processus d’étanchéisation. Coûteux, ce procédé «qui demeure expérimental n’est pas démontré à pleine échelle», dit le Ministère. Le scénario est donc rejeté.
Pas de décontamination en vue
Le Ministère vient donc de se lancer dans une étude de «préfaisabilité» afin de transférer les matières dangereuses dans des zones d’enfouissement à «sécurité maximale». Ce scénario ne permettrait pas de réparer les dégâts et de décontaminer, mais «permettrait de mitiger les risques environnementaux», lit-on dans les documents du Ministère.
Questionné sur le dossier, mardi, le ministère de l’Environnement n’avait pas répondu hier soir.
Ils ignoraient être propriétaires du site
Une octogénaire et un jeune homme de 27 ans ont été tour à tour propriétaires du site contaminé depuis 2009 et ont étrangement souligné que c’est notre Bureau d’enquête qui leur a appris la nouvelle.
En 2009, c’est Anita Ste-Croix, de la Rive-Sud (Montréal), qui est devenue propriétaire via une compagnie à numéro en versant 1 $ à l’usine de recyclage d’aluminium. Jointe à une résidence pour personnes âgées, elle souligne qu’elle n’a jamais entendu parler de ce terrain.
En 2013, le site a été vendu, toujours pour 1 $, à Étienne Conroy, qui a déjà résidé près de Bécancour. Présentant quelques antécédents en matière criminelle, ce jeune homme de 27 ans habite maintenant en Alberta. Il ne savait pas être l’actuel propriétaire de ce terrain.
Or, au bout du fil, il a clamé que cet achat devait plutôt avoir été réalisé à son insu par un autre individu qui n’apparaît pas dans l’acte de vente, soit Mario Brousseau, avec qui il a déjà eu des liens par le passé.
D’ailleurs, toujours sur l’acte de vente, Conroy est domicilié à une adresse de Chambly, où il dit n’avoir jamais habité. Cette adresse correspond plutôt à une résidence ayant appartenu à Mario Brousseau et son fils, a-t-on constaté.
Des liens douteux
Déjà qualifié de millionnaire de l’immobilier, Mario Brousseau est bien connu des forces de l’ordre à Montréal. En 2009, une opération policière a été lancée pour «mettre fin aux activités illicites» de l’individu, avaient alors précisé les policiers de Montréal. Il aurait utilisé ses immeubles à logement «pour le trafic de drogue et la prostitution». Son dossier est toujours devant les tribunaux.
Plusieurs autres transactions immobilières dans différentes régions du Québec ont été réalisées au nom d’Étienne Conroy ou d’une fiducie à son nom, même après qu’il eut quitté le Québec. Notre Bureau d’enquête lui en a énuméré plusieurs, et il dit n’en avoir jamais entendu parler.
Pour certaines transactions, Conroy est inscrit comme domicilié à une adresse qui a été un des bureaux de Mario Brousseau.
Contacté via son avocat, Mario Brousseau n’a pas rendu notre appel.
Lourdement contaminé
Pour comprendre l’ampleur de la contamination, notre Bureau d’enquête a mis la main sur des centaines de pages de rapports d’inspection, études et devis d’appel d’offres, dont voici des extraits.
«Les cellules d’enfouissement (12) contiennent une quantité estimée à 368 000 tonnes de résidus, considérés comme des matières dangereuses.»
«On peut présumer qu’environ la moitié des résidus seraient enfouis sous la nappe phréatique.»
«Les cellules ne sont plus étanches et les résidus réagissent au contact de l’eau souterraine en dégageant des gaz toxiques et inflammables en surface (ammoniac).»
«Les eaux contaminées débordent «dans le fossé périphérique qui se déverse dans le réseau hydrographique» de Bécancour.
«L’écoulement des eaux souterraines «se fait généralement vers le fleuve Saint-Laurent».
«Un test toxicologique a été réalisé avec des poissons. Tous les résultats montrent des dépassements (2 à 625 fois supérieurs) aux critères applicables. L’eau est toxique pour la vie aquatique», dit un responsable de la firme ayant réalisé l’étude.
Eau potable (résidences voisines)
En 2015, comme les années précédentes, le taux de fluorure est le double de la norme sur la qualité de l’eau potable
Eau souterraine
Nombre de fois supérieur à la norme des contaminants
- Fluorure 150
- Chlorure 10
- Zinc 344
- Azote ammoniacal 5800
- Chrome hexavalent 14
- Cuivre 4
*Échantillons les plus contaminés prélevés sur le site.
Odeur et couleur étranges
« Un méchant problème », dit un biologiste
Plusieurs experts sont peu rassurés par l’ampleur de la contamination du site. Pierre Hudon, biologiste et ingénieur, a été sans équivoque. «Il y a un méchant problème» avec ce site-là. Il est vice-président de la firme HDS environnement, qui avait réalisé des tests d’eau sur le site.
«Nos résultats d’analyse démontrent que c’est très contaminé», poursuit-il.
«J’ai beaucoup de questions. Je ne serais pas heureux si c’était ma tante qui habitait pas loin», explique pour sa part le professeur en chimie analytique environnementale à l’Université de Montréal, Sébastien Sauvé.
Il se questionne notamment pour la santé humaine concernant la présence anormale de fluorure dans l’eau potable des résidences voisines. Il espère que toutes les résidences potentiellement concernées ont fait l’objet d’analyses.
Pas normal
«Ce n’est clairement pas normal», poursuit-il, concernant les taux de contamination. Il soulève d’ailleurs la présence de chrome, qui est «cancérigène».
C’est le chrome qui était le contaminant dans l’affaire Érin Brokovich, qui a fait l’objet d’un film oscarisé en 2000.
De son côté, le professeur et spécialiste en biogéochimie des métaux, Claude Fortin, évalue aussi que «la problématique se situe surtout dans les eaux souterraines et pour les gens qui ont des puits dans les environs». Il explique que les concentrations en azote ammoniacal, fluorure et chlorure sont «très élevées», mais que les «dépassements ne sont pas trop inquiétants pour les autres éléments testés».
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