Servitude volontaire

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Demain, la fin de toute vie privée

J’aime les nouvelles littéraires. Ma fonction au Devoir m’impose de lire essentiellement des essais, et j’en suis fort aise puisqu’il s’agit de mon genre favori. Je ne me passerais pas, cependant, de fiction. Les nouvelles, dans ces conditions, me sont, par leur brièveté, précieuses. Elles s’insèrent bien, dans ma vie de lecteur, entre deux essais.


J’aime la prose d’idées capable d’allier la force d’un style à la clarté du propos. Je lis peut-être les nouvelles en lecteur d’essais puisque, là encore, je chéris les fictions brèves dans lesquelles le style, bien qu’essentiel, ne prend pas le pas sur le contenu. Pour moi, le maître en la matière demeure Maupassant.


J’ai trouvé chaussure à mon pied en tombant sur Dernières nouvelles du futur (Grasset, 2018), de Patrice Franceschi. J’ai découvert cet auteur à l’émission La grande librairie, à TV5, en mars, que j’écoutais ce jour-là pour entendre André Comte-Sponville. Avec sa voix éraillée de gros fumeur, son air hardi et son assurance argumentative, Franceschi m’a impressionné.


Il faut dire que l’homme a du vécu. Né en 1955, ce Corse d’origine a été formé en philosophie avant de devenir un écrivain-aventurier. Aviateur, marin, combattant volontaire et indépendant en Afghanistan au moment de l’invasion soviétique, humanitaire en Bosnie et au Rwanda, actuellement engagé auprès des Kurdes de Syrie contre l’islamisme, Franceschi a, de plus, remporté le prix Goncourt de la nouvelle en 2015 pour son recueil Première personne du singulier (Points, 2015). L’homme, on l’aura compris, est un combattant de la liberté, qui ne craint pas de se mouiller.


Or, cette liberté, pour laquelle il est prêt à prendre tous les risques, Franceschi la voit s’étioler dangereusement dans nos sociétés. Les nouvelles dystopiques qu’il a réunies dans Dernières nouvelles du futurfont penser aux sombres prophéties d’Orwell et d’Huxley. Elles constituent une sorte de mise en garde contre l’avenir qui nous guette si nous ne mettons pas un terme à certaines dérives actuelles.


Surveillance et humanisme


La première nouvelle se passe dans les années 2050, en Suède. On y suit un employé responsable de l’entretien des caméras de surveillance auxquelles rien n’échappe. Sous prétexte d’assurer la sécurité des « consommateurs » — il n’y a plus de citoyens dans le monde de Franceschi —, les autorités ont imposé ces caméras jusque dans les chambres à coucher.


Des résistants humanistes du « Réseau Sénèque » — un groupe présent dans toutes les nouvelles du livre — ont tenté de s’opposer à cette surveillance totalitaire, mais, écrit Franceschi, « les internautes avaient massivement répliqué que – selon la formule qui faisait florès à l’époque — « rien n’était à craindre pour ceux qui n’avaient rien à se reprocher » ». Or, dans la société sécuritaire et productiviste de 2050, lire des livres « inutiles », de la poésie, par exemple, ou « négationnistes », comme le Discours de la servitude volontaire, de La Boétie, n’est plus permis, et les caméras n’ont plus d’angles morts.


Dans une autre nouvelle, une Argentine, en 2069, subit un procès parce qu’elle a insisté pour payer un billet de train en argent liquide plutôt qu’avec sa carte bancaire. Elle ne voulait pas que sa banque connaisse ses allées et venues. On lui répondra que « la vie privée est une anomalie depuis au moins cinquante ans ». On voudrait que ce soit de la science-fiction, mais, même en 2018, on en doute.


En 2046, en Roumanie, à l’Institut mondial de la santé, sous l’égide des « Nations unies universelles », un programme de médecine prédictive établit le « parcours médical de vie » de tous les « consommateurs » alors qu’ils sont encore des embryons. L’objectif est bien sûr d’enrayer les maladies et d’augmenter la productivité, et ça marche, parce qu’on impose un avortement aux femmes portant des foetus à risque. « Seules les affections psychiatriques avaient mystérieusement augmenté sans qu’on puisse en découvrir les causes », note ironiquement Franceschi. Quand les historiens de demain se mettront au travail, ils diront certainement que, déjà, en 2018…


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