Sarcasme n’est pas humour

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La raillerie qui participe de la haine est condamnable, disait Spinoza

Spinoza considérait le rire comme une contribution à l’épanouissement de l’être. «Le rire, comme la plaisanterie, est pure joie, et par conséquent, pourvu qu’il ne soit pas excessif, il est bon par lui-même. Et ce n’est certes qu’une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir.En revanche, ajoutait-il, la raillerie qui participe de la haine est condamnable.»
Dans notre époque, on a tendance à confondre toutes les formes de rire et manières de plaisanterie sous le seul dénominateur de l’humour. Cette perte de nuance rend illisible et neutralise les distinctions nécessaires quant aux variétés de rire.
Ainsi, le sarcasme comme la raillerie ne relèvent-ils pas de l’humour d’autoparodie, de la comédie plaisante, ou de la satire piquante. Sarcasme : de sarkasmos «rire amer», du verbe sarkazein «ouvrir la bouche pour montrer les dents», «mordre la chair», et au figuré «déchirer par des sarcasmes» : soit une «ironie mordante», une «raillerie acerbe». George Puttenham, au XVIe siècle, dans The Arte of English Poesie, unissait sous une même catégorie les figures de l’agression verbale : «ironie», «persiflage», «ricanement», etc. selon leur degré dans la méchanceté, la violence, l’extériorisation : le sarcasme est toujours le pire. Victor Hugo plus tard pointait dans L’homme qui rit : «Faire du mal joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion.Les hommes dès qu’ils sont réunis […] ont toujours au milieu d’eux un bourreau tout prêt, le sarcasme.»
Les philosophes de l’Ecole de Francfort, Horkheimer et Adorno, dans la Dialectique de la raison, avaient tôt identifié les facettes mauvaises du rire en masse. Et dans Minima moralia, Adorno évoquait un souvenir d’enfance : «A vrai dire, je devrais pouvoir déduire le fascisme des souvenirs de mon enfance» ; «ceux dont les railleries ne cessaient plus lorsque le premier de la classe séchait, n’ont-ils pas cerné en ricanant, le détenu juif pour se moquer de lui lorsqu’il tentait trop maladroitement de se pendre ?» Il posait là un continuum par relais et disponibles conductions entre le rire mauvais et le cheminement vers la destructivité. «Pour célébrer le moment où l’autorité autorise ce qui était interdit, les antisémites se réunissent ; ils ne deviennent un collectif que dans ce dessein commun. Leur clameur est le rire organisé.» Adorno pointait la différence intrinsèque entre le rire «rasséréné», écho de la délivrance des mains de la domination, et le rire «mauvais» rejoignant les rangs de la terreur.
Accompagnant la manière d’«être au monde» du nazisme, son état de conjuration et d’animosités permanentes, de rivalités féroces et de surenchère, une atmosphère de ricanements perpétuels, d’ironie fielleuse, de sarcasmes pousse au meurtre, de plaisirs éhontés de tourmenter, donne son intonation à la violence très particulière du langage nazi : péjorations, calomnies, insultes, tromperies, dénigrements, invectives, menaces. Timbres sonores de l’insensibilité et de l’apathie en virtus barbare, ils constituèrent le «style» des allusions et prédictions sibyllines chargées de mort qui ont, dès les débuts, accompagné l’évocation du sort promis aux Juifs. «Le rire de Hitler, avait rapporté Hermann Rauschning, dans son Hitler m’a dit, n’est guère autre chose qu’une forme de l’insulte et du mépris.»
Le sarcasme est donc un rire d’emprise, et un vandalisme verbal. Il diffame, pour le détruire, le visage d’autrui pris dans son viseur. Il agit non en catharsis, mais en induction. Dès qu’on lui dégage l’accès à son propre horizon mortifère. La mise à mort est son message. A Treblinka, devant les chambres à gaz, les nazis avaient tendu un rideau volé dans une synagogue, portant l’inscription en hébreu : «Ceci est la porte par laquelle entrent les Justes.» Ricanements encore : le boyau vers les chambres à gaz, baptisé «chemins des cieux», et celles-ci appelées «salles de douche».
Le sarcasme délie la haine des liens ordinaires de l’empathie. Il ouvre une voie pour la destruction par l’élation narcissique. Triomphe de soi rançonné sur le sort funeste souhaité ou promis à ses cibles. Narcissisme mortifère qui agrège en bande les ricaneurs sur l’axe des morbidités à partager.
Sarcasmes aussi au rendez-vous du génocide au Rwanda. Amorces de la fureur meurtrière, opérateurs du maintien de sa furie à flux tendu. Caricatures mêlant morbidité, scatologie, pornographie, sadisme, dans la presse du Hutu power. Diffamatoires, et sensément excitantes. Aiguisant l’envie, de fantasmes pervers ; ridiculisant en railleries sans scrupule et mensongères les Tutsis, et Hutus démocrates. Animateurs de la RTLM qui ont stupéfié et fasciné leurs auditeurs par leur audace, absence de complexe, façon familière de «dire les choses». Avec des insinuations à peine codées, des incitations distillées, des allusions cryptées, la RTLM instrumentalisa stratégiquement un style que Gabriel Tarde n’avait pas manqué d’identifier en son temps, celui de la conversation. La conversation «est l’agent le plus puissant de l’imitation, de la propagation des sentiments, des idées, des modes d’action». Mais Tarde n’envisageait pas que la haine serait un accélérateur encore plus puissant d’épidémisation et le rire mauvais - empoisonnant de son souffle les tropes moqueurs - un facteur de prise rapide du ciment narcissique de masse, par la gloire qu’il s’octroie. «La haine est le véritable vecteur de contamination de la démence fasciste», nota plus tard Hermann Broch.
Sur les ondes génocidaires rwandaises, les rires mauvais, mobilisés en matériel de guerre de l’époque de la «communication d’influence», et des «opinions virales», précédèrent, induisirent, et maintinrent en flux maximal, le «doping de l’excitation», selon l’expression de Stefan Zweig. Battant à coup de mots haineux le tambour de l’enthousiasme assassin. Les ricanements prétendus «antisionistes» sur la Shoah, comme les obscénités récentes sur Canal + relatives au génocide perpétué au Rwanda, ne relèvent pas d’un quelconque humour, ils sont ceux des body snatchers du film de Don Siegel, ces «profanateurs de sépultures», en fabrique d’êtres dépourvus d’empathie, et mis sous perfusion de haines. Leur licencieuse revendication de liberté d’expression, porte en elle le dessein d’un étrange oxymore : une déshumanisation libertaire.
Dernier ouvrage paru : «Et vous trouvez ça drôle ? Variations sur le propre de l’homme», éd. Bréal, 2011.
Gérard RABINOVITCH Philosophe et sociologue, centre de recherche sens, éthique, société (Cerses), université René-Descartes, CNRS


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