Salman Rushdie : « Les religions sont une sorte de mafia » Entretien

Alexis Liebart

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Le témoignage d'un expert

Après la parution de «Joseph Anton», récit de ses années passées dans la clandestinité, l'auteur des «Versets sataniques» évoque pour «Marianne» la radicalisation de l'islam, la laïcité à la française et la réélection de Barack Obama.
Marianne : Pourquoi ce livre, Joseph Anton, dans lequel vous racontez les années où vous avez dû vivre caché pour échapper à la fatwa lancée contre vous par Khomeyni : pour solder les comptes ou écrire une autobiographie ?
Salman Rushdie : Ni l'un ni l'autre. Je n'ai jamais été intéressé par les autobiographies. Et puis est arrivée cette histoire, j'ai pensé qu'elle était intéressante et que la raconter aurait une résonance plus large que le récit de ma simple vie, puisqu'elle était liée à l'un des problèmes majeurs de notre époque.
Pourquoi avoir choisi d'écrire ce livre à la troisième personne, de vous rebaptiser Joseph Anton* et de parler de vous comme d'un autre ?
S.R. : Je voulais faire comprendre au lecteur que l'homme que j'étais alors était différent de celui qui écrivait ce livre. D'abord parce qu'il était beaucoup plus jeune. Il était, en plus, soumis à une immense pression qui entraînait des comportements que je n'aurais peut-être pas aujourd'hui. Je voulais donc établir clairement cette distance entre «moi, l'auteur» et «moi, le sujet du livre». Mais je souhaitais aussi que le livre comporte une part d'autocritique, que le lecteur sache que l'auteur se connaît bien lui-même, qu'il sait qui il est, ce qu'il a fait, et qu'il est conscient de ses faiblesses. D'où le choix d'écrire à la troisième personne qui me permet plus de distance, donc plus d'objectivité.
Vous dites avoir été surpris par cette fatwa. N'aviez-vous pas conscience d'avoir écrit un livre qui allait susciter des réactions ?
S.R. : Je savais qu'il y aurait des réactions hostiles. Mais l'arrivée de l'Iran dans cette histoire était totalement inattendue. Qu'est-ce que l'Iran avait à voir là-dedans ? Je n'étais pas iranien, ma famille n'était pas très religieuse et, en plus, elle n'était pas chiite mais sunnite. Je ne pensais d'ailleurs pas que les Versets sataniques puissent être qualifiés de blasphématoires, même si cela m'importait peu : quand vous n'êtes pas croyant, le concept de blasphème vous est totalement étranger. Je savais bien sûr qu'il y aurait des musulmans conservateurs qui n'aimeraient pas le livre, mais, après tout, personne ne leur demandait de le lire !
Et je persiste à penser que l'écrire était une entreprise légitime : c'est un bon roman, l'un de mes meilleurs. Je crois d'ailleurs que le moment est peut-être venu, pour ceux qui l'ont condamné sans l'avoir lu, de le lire enfin, pour s'en faire une idée juste. Ceux qui lisent des livres ne les brûlent pas.
Même si vous n'êtes pas croyant, vous connaissez très bien la religion musulmane pour l'avoir étudiée dans votre jeunesse, l'islam pratiqué aujourd'hui est-il différent ?
S.R. : Oui, il y a eu un changement dans l'islam, et cela a beaucoup à voir avec ces madrasas où l'on enseigne une vision conservatrice, extrémiste de l'islam, où l'on cultive une attitude paranoïaque envers l'Occident, et où l'on propage l'idée - qui n'est plus religieuse mais politique - qu'il est à l'origine d'un vaste complot visant à détruire l'islam.
Vous écrivez dans le livre : «Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l'islamophobie...»
S.R. : Ce que je voulais dire, c'est qu'il devrait être possible pour chacun de nous de critiquer les idées des autres sans être aussitôt qualifié de ceci ou de cela. Or, on assiste depuis quelques années à des tentatives répétées de musulmans pour éviter toute discussion, toute critique de l'islam, en les qualifiant d'«islamophobie». Il est vrai que se développent en Europe des mouvements d'extrême droite qui s'en prennent aux minorités. Ce n'est évidemment pas acceptable, mais ce n'est pas la même chose de défendre des individus et de défendre leurs idées en interdisant de les discuter. L'islam n'est pas une race et l'idéologie n'est pas une catégorie ethnique.
Pensez-vous que l'Occident soit trop faible face à l'islam ?
S.R. : Oui. Je crois qu'il y a un glissement vers une sorte de relativisme culturel qui implique que nous devrions traiter l'islam différemment parce que l'islam est violent. Et ce qui se cache derrière ce respect pour l'islam est en fait de la peur. C'est très préoccupant, car nous avons besoin, dans ces pays où nous avons la chance qu'elle règne, de défendre la liberté. Vous la défendez ou vous la perdez. Voilà pourquoi je suis préoccupé : il faudrait tenir bon et nous sommes menacés par le renoncement.
Défendre nos libertés, certes, mais comment ? Que pensez-vous, par exemple, des lois françaises sur la laïcité et l'interdiction du niqab ?
S.R. : Je suis personnellement un opposant féroce à toutes les formes de voile. Je viens d'une famille musulmane. Mes parents étaient plutôt laïcs, mais une grande partie de ma famille ne l'était pas. Mon grand-père avait fait le pèlerinage à La Mecque, ma grand-mère était très conservatrice et beaucoup de mes tantes et cousines se décrivaient elles-mêmes comme des musulmanes pratiquantes. Mais aucune de ces femmes n'aurait jamais consenti à porter aucune forme de voile ! Elles considéraient toutes que c'était l'un des instruments d'oppression de la femme dans le monde musulman, qui renvoie aux autres interdictions : de conduire, de rencontrer des hommes en public, etc. Le hidjab, le niqab, la burqa, le tchador font partie d'un même projet de réduire la population féminine en esclavage.
Reste la question de savoir s'il est bon de légiférer sur cette question...
S.R. : La question de la loi est plus compliquée. D'un côté, je devrais m'y opposer, car, sur le plan théorique, il ne devrait pas y avoir, dans un pays libre, de loi restreignant les libertés. Mais, de l'autre, je pense que, pour construire une société homogène, il faut pouvoir voir le visage des gens. Et c'est ce qui justifie cette loi. Si vous estimez, comme moi, que le voile est un outil d'oppression, alors, vous êtes fondé à prendre des mesures, même si l'adoption d'une loi peut être jugée comme une mesure extrême. J'ai toutefois l'impression que cette loi est maintenant largement acceptée, et l'un de ses avantages est de permettre à de nombreuses femmes en France de résister à la pression des hommes et de leurs familles.
Quelle a été votre réaction quand vous avez appris qu'un certain nombre de responsables des différentes religions affirmaient qu'ils pouvaient comprendre la réaction des mollahs à la publication des Versets sataniques ?
S.R. :
Ma première réaction a été de rire d'incrédulité. L'idée que le pape à Rome, le cardinal de New York, le grand rabbin d'Angleterre, l'archevêque de Canterbury comprenaient tous la position de Khomeyni, et qu'aucun d'entre eux ne dise que c'était mal de tuer des gens parce qu'ils écrivaient des livres, me paraissait extraordinaire. Cela m'a confirmé dans ma conviction que les religions sont une sorte de mafia : lorsque l'un des membres de la famille est attaqué, tous les autres volent à son secours.
Vous parliez tout à l'heure de tenir bon, de résister, mais vous-même, vous avez failli lâcher face à la pression, en vous excusant pour votre livre...
S.R. :
Ce moment de faiblesse, cette erreur, m'a fait comprendre qu'il ne faut pas céder. Quand j'en ai pris conscience, tout est devenu plus clair dans mon esprit. J'ai compris qu'il faut rester ferme sur ses convictions. Cela me paraît très important aujourd'hui pour l'Occident : nous devons tenir bon et ne pas reculer juste parce qu'on nous attaque.
Une question pour finir : vous vivez maintenant la plupart du temps à New York, êtes-vous heureux de la réélection de Barack Obama ?
S.R. :
Oui. D'abord parce que je pense que l'alternative - l'élection de Romney - aurait été catastrophique pour l'Amérique et pour la planète. Romney avait de telles faiblesses, notamment en politique étrangère, qu'il aurait été terrifiant pour le monde entier d'avoir ce président comme interlocuteur pendant quatre ans. Alors, oui, j'étais très heureux d'apprendre le résultat de l'élection. Je ne suis pas d'accord avec tout ce que fait Obama. Je le trouve quelquefois trop prudent, d'autres fois je ne suis pas d'accord avec ses choix politiques, comme l'utilisation des drones ou les camps d'internement. Mais, dans l'ensemble, je crois que ce pays très compliqué et très puissant est entre les mains d'un homme très intelligent.
Propos recueillis par Alexis Liebaert

* Joseph en référence à Conrad et Anton, à Tchekhov.
Joseph Anton, de Salman Rushdie, Plon, 730 p., 24 €.
*Article publié dans le numéro 816 du magazine Marianne paru le 8 décembre 2012


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