Édition du lundi 25 septembre 2006
Pierre Vadeboncoeur ne pardonnera jamais Auschwitz aux Juifs. C'est ce qu'on serait tenté de répondre à l'article intitulé «Guernica bis» que l'écrivain a signé le 14 septembre dernier dans la page Idées du Devoir.
Cette paraphrase du trait d'esprit attribué au psychologue israélien Zvi Rex («Les Allemands ne pardonneront jamais Auschwitz aux Juifs») synthétise l'insupportable culpabilité ressentie par certains Allemands pour le génocide des Juifs d'Europe et le processus de déculpabilisation qu'elle produit en inversant l'empathie en ressentiment, et les victimes en bourreaux.
C'est ce même processus que l'on discerne lorsque M. Vadeboncoeur -- qui n'a même pas l'excuse d'être Allemand -- affirme qu'«il n'y aura pas de rémission, même dans mille ans» pour les crimes commis contre les Juifs en Europe car «le peuple juif n'aura jamais fini de demander réparation» en guise d'introduction à l'accusation centrale du texte : les Juifs ont répété cet été au Liban l'infâme crime de guerre commis par les nazis à Guernica.
«C'était la tragédie de Guernica, écrit M. Vadeboncoeur, cette petite ville d'Espagne détruite par l'aviation allemande en 1937, pendant la guerre civile du fasciste Franco. Cela change le point de vue.» Et comment ! Car si les Juifs sont les nouveaux nazis et les Arabes les nouveaux Juifs, on peut s'affranchir de la culpabilité antérieure en compatissant infiniment avec les «nouveaux Juifs» et en diabolisant fabuleusement les «nouveaux nazis», tout en s'épargnant le labeur intellectuel d'une analyse nuancée et rigoureuse de la réalité.
Car enfin, la perception que la «race juive» revendique une «incalculable créance historique au sein de nos sociétés» n'émane pas du réel, mais des démons qui visiblement hantent l'esprit de l'auteur.
Les faits
La réalité est, bien entendu, subjective. Mais il existe des faits sur lesquels tous peuvent tomber d'accord. Le 12 juillet 2006, la milice chiite du Hezbollah a transgressé une frontière reconnue internationalement, a tué huit soldats israéliens, en a enlevé deux et fait pleuvoir des centaines de roquettes sur les civils du nord d'Israël.
Cette agression non provoquée était la culmination de six ans d'incursions et d'attaques sporadiques par le Hezbollah contre Israël. Six années au cours desquelles le groupe terroriste a massé sur la frontière israélienne des dizaines de milliers de missiles de courte et moyenne portée livrés par un régime iranien en voie de nucléarisation militaire qui a fait de la destruction d'Israël un dogme.
Qu'à cela ne tienne, les démons de M. Vadeboncoeur lui font apercevoir dans la réplique israélienne l'éclatement «sur le Liban et le Hezbollah [des] rancoeurs accumulées ailleurs depuis quatre ou cinq ans. C'est assez. La cause est entendue». Il faut croire que la cause a été entendue depuis longtemps par cet inquisiteur improvisé pour lequel l'«établissement initial» d'Israël sur une portion de la terre ancestrale des Juifs était en soi une «injustice» qui manifestement provoque chez l'auteur des débordements de rancoeurs, bien réelles celles-ci.
La réplique d'Israël, faut-il le répéter, a consisté à neutraliser la menace qui pesait sur le nord du pays en s'attaquant aux lance-roquettes du Hezbollah, souvent situés dans des agglomérations urbaines. Si en effet, ces bombardements ont entraîné la mort de civils, ceux-ci n'étaient pas la cible de l'aviation israélienne. Si tel avait été le cas, le bilan des morts libanais serait considérablement plus lourd.
En revanche, le bombardement aérien de Guernica par les nazis cibla intentionnellement la population civile de la ville dans le but explicite de l'anéantir. Ce simple constat révèle dans toute son ampleur le caractère odieux et délirant de l'accusation portée par M. Vadeboncoeur contre Israël et le peuple juif par association.
S'il y a lieu de comparer les tactiques de l'une ou l'autre des parties dans ce conflit au bombardement de Guernica, on conviendra que les attaques ciblées du Hezbollah sur les civils israéliens soutiennent mieux la comparaison. Et si on ne peut, heureusement, parler de massacre de la population du nord d'Israël, ce n'est pas parce que l'intention faisait défaut au Hezbollah, mais parce que, comme le souligne aujourd'hui Amnistie Internationale, des centaines de milliers d'Israéliens ont fui la région et que les villes septentrionales d'Israël sont fortifiées.
Des propos corrigés
M. Vadeboncoeur déplore l'accueil réservé aux déclarations intempestives de trois députés canadiens en mission d'observation au Liban et plus particulièrement aux accusations de crimes de guerre proférées contre Israël par la députée bloquiste Maria Mourani, contrainte de rétracter ses propos qu'elle avait fondés, entre autres, sur une observation attribuée à Louise Arbour que, dans les faits, la haute-commissaire des Nations unies pour les droits de l'Homme n'a jamais faite et d'admettre qu'«il appartient aux instances internationales dûment mandatées (les Nations unies) de définir ce qui constitue un crime de guerre et de qualifier de criminel de guerre l'une ou l'autre des parties impliquées dans un conflit armé». De cela, M. Vadeboncoeur ne retient rien. Dans sa fuite du réel, la «vérité» qui lui convient avait parlé et aurait été injustement tue.
Comme tout délire sur le peuple juif doit invariablement proposer une théorie du complot, M. Vadeboncoeur conclut son article sur la «politique impérialiste israélo-américaine» qui se tramerait au Proche-Orient. Dans un renversement des faits éhonté, M. Vadeboncoeur prétend qu'Israël a tiré la première salve d'une «offensive anticipée» contre la Syrie et Iran, alors que même les analystes arabes du Proche-Orient ont reconnu dans la déclaration de guerre du Hezbollah à Israël la première ronde de la guerre annihilatrice contre Israël qu'appelle de ses voeux le régime de Téhéran dont les visées justement impérialistes comme nouvel Hégémon régional font davantage trembler les États arabes de la région qu'Israël ou les États-Unis.
Les démons judéophobes qui hantent le texte de M. Vadeboncoeur ne mériteraient guère qu'on s'y attarde s'ils ne trahissaient pas une tendance pernicieuse parmi certains intellectuels occidentaux à renouer avec une représentation maléfique des Juifs que l'on accable des crimes de leurs bourreaux passés pour mieux se délester d'un inexorable sentiment malsain de culpabilité qu'en dernière instance les Juifs ne leur ont jamais souhaité. En 1946, lors des procès d'Auschwitz, Hannah Ahrendt avait anticipé dans une lettre à Karl Jaspers le potentiel d'un antisémitisme, non pas en dépit d'Auschwitz, mais à cause d'Auschwitz : «L'innocence des victimes est tout aussi inhumaine que cette culpabilité [des criminels d'Auschwitz]. Des êtres humains ne peuvent pas être aussi innocents qu'ils l'étaient tous devant les fours à gaz. Il n'y a politiquement et humainement rien à faire avec une culpabilité qui se situe au-delà du crime et une innocence au-delà du bien ou de la vertu.»
Non, les Juifs ne revendiquent pas une «incalculable créance historique» pas plus que l'État d'Israël n'est l'aboutissement d'une prétendue politique «impérialiste». Malgré ou plutôt étant donné les traumatismes qui ont jalonné sa longue histoire, le peuple juif n'aspire à rien de plus que la normalité qui lui est disputée par l'incessante remise en question de la légitimité d'Israël et cette tendance odieuse à utiliser à son encontre, telle une arme, les épisodes les plus tragiques de sa destinée.
Ghila SROKA
_ Présidente, Institut du judaïsme québécois
Réplique à Pierre Vadeboncoeur
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