Lundi 29 mai, Vladimir Poutine et Emmanuel Macron se sont rencontrés pour la première fois, à Versailles, à l’occasion de l’inauguration d’une exposition consacrée au tricentenaire de la visite de Pierre le Grand en France. Une prise de contact très attendue, et très commentée en Russie.
Le tête à tête entre les deux chefs d’État, dans le cabinet d’angle du château, a duré près de trois heures. Plus précisément deux heures cinquante, au cours desquelles les présidents ont abordé un large éventail de grands dossiers, tels la lutte contre le terrorisme, la Syrie, l’Ukraine, les droits de l’homme en Tchétchénie ou l’intensification des relations bilatérales.
France – Russie
Avant de faire part aux journalistes du bilan de la discussion, MM. Poutine et Macron ont, chacun à leur tour, rappelé la raison « historique » qui les unissait en ce jour : Pierre le Grand.
« Pierre le Grand, c’est le symbole de cette Russie qui veut s’ouvrir à l’Europe et veut tirer en Europe tout ce qu’elle a de grand, de fort. Et ce qui est important dans cette histoire qui a aujourd’hui trois siècles, c’est ce dialogue entre la France et la Russie qui n’a jamais cessé », a développé le président français, soulignant qu’« aucun enjeu essentiel ne peut être traité aujourd’hui sans dialoguer avec la Russie ».
Vladimir Poutine s’est quant à lui montré plus évasif sur le tsar, soulignant que le début des relations diplomatiques franco-russes remontait à Anne de Kiev, au XIe siècle, et plus concret sur l’état actuel des échanges entre les deux pays. « Les intérêts fondamentaux de la Russie et de la France sont beaucoup plus importants que la conjoncture politique actuelle. Le monde des affaires français l’a bien compris puisqu’il continue de travailler activement en Russie : aucune des 500 entreprises françaises implantées n’a quitté le marché russe ces dernières années malgré les difficultés. Mieux encore, l’intérêt de nos amis français grandit : l’année dernière, les investissements directs français dans l’économie russe ont augmenté de 2,5 milliards de dollars, tandis que les échanges bilatéraux ont augmenté de 14 %. Et de 23,7 % au premier trimestre 2017 », a énuméré le président russe.
Syrie et lutte contre le terrorisme
C’est sur le thème de la Syrie et de la lutte contre le terrorisme que les deux dirigeants se sont arrêtés le plus longuement. Soulignant l’existence pour la France d’une « ligne rouge » – « l’utilisation d’armes chimiques par qui que ce soit » –, le président français a annoncé vouloir renforcer le « partenariat avec la Russie ».
« Notre priorité absolue est la lutte contre le terrorisme et l’éradication des groupements terroristes, en particulier de Daesh. C’est le fil directeur de notre action en Syrie et ce sur quoi je veux que, au-delà du travail que nous menons dans le cadre de la coalition, nous puissions renforcer notre partenariat avec la Russie », a expliqué Emmanuel Macron.
Ce partenariat, a précisé le président russe, prendra la forme de « groupes de travail » et de voyages de délégations entre Paris et Moscou. « Nous ne pourrons atteindre des résultats positifs dans la lutte contre cette peste des XXe-XXIe siècles qu’à condition d’unir nos forces », a insisté Vladimir Poutine.
Ukraine et sanctions
Deuxième dossier sensible abordé : l’Ukraine. Emmanuel Macron a indiqué à ce sujet qu’une rencontre dans le format de Normandie (France, Russie, Ukraine, Allemagne) serait organisée dans les « prochains jours » ou « prochaines semaines ».
« J’ai rappelé la volonté que nous puissions aboutir dans le cadre des engagements de Minsk à une désescalade de ce conflit et de toutes les conséquences de part et d’autre qu’il a pu générer », a déclaré Emmanuel Macron. Quant aux récentes déclarations communes du G7 sur un possible renforcement des sanctions contre la Russie, le chef d’État français a été clair : « Mon souhait n’est pas qu’il y ait une escalade mais à trouver des solutions pour que côté ukrainien comme russe il y ait une désescalade », a-t-il souligné, répondant, plus tard, à la question d’un journaliste.
Le président Poutine a été encore plus direct : « Comment les sanctions contre la Russie peuvent-elles aider à la normalisation de la situation dans le sud-est de l’Ukraine ? Aucunement », a-t-il martelé.
DDH et sujets bilatéraux
Emmanuel Macron a également dit avoir rappelé à son homologue russe l’« importance (pour la France, ndlr) de plusieurs sujets » qui touchent « particulièrement à la fois nos valeurs et nos opinions publiques », parmi lesquels les répressions contre les personnes LGBT en Tchétchénie, révélées, depuis fin mars, par plusieurs médias russes et étrangers, ainsi que la « situation des ONG » en Russie.
« Sur ces sujets, j’ai indiqué à Vladimir Poutine les attentes de la France et nous sommes convenus à avoir un suivi régulier ensemble. Le président Poutine a dit avoir pris plusieurs initiatives sur la Tchétchénie avec des mesures visant à faire la vérité complète sur les activités des autorités locales et régler les sujets les plus sensibles », a annoncé le président français. Le dirigeant russe, pour sa part, ne s’est pas exprimé sur ces questions.
Les deux parties ont enfin traité des relations bilatérales, affirmant leur souhait de « créer un échange plus intense et plus transparent » entre les sociétés civiles française et russe.
Emmanuel Macron a notamment annoncé la mise en place prochaine d’un forum franco-russe, sur le modèle du Dialogue de Saint-Pétersbourg, entre la Russie et l’Allemagne, afin de permettre « à notre jeunesse, nos acteurs économiques, culturels, nos penseurs, de dialoguer, de se rapprocher et de surmonter les éventuelles incompréhensions ».
« Le dialogue du Trianon si je puis l’appeler ainsi en référence à l’exposition », a-t-il précisé.
Coups de gueule
Par ailleurs, la conférence de presse ne s’est pas déroulée sans quelques petites « sorties » de la part des présidents. Interrogé sur la visite de Marine Le Pen au Kremlin, en mars dernier, et de son soutien tacite à la campagne de cette dernière, Vladimir Poutine a répondu qu’il ne s’agissait pas du premier séjour en Russie de la présidente du Front National, et qu’il ne voyait rien de mal à la recevoir. « Elle vient souvent à Moscou. Je ne trouve pas que sa vision concernant la conservation de l’identité des peuples européens et le raffermissement de la souveraineté des pays européens soit dénuée de sens. Ensuite, nous sommes toujours prêts à accueillir n’importe qui, d’autant lorsque cette personne s’exprime publiquement pour un développement des relations avec notre pays », a-t-il affirmé.
Emmanuel Macron, de son côté, a assumé l’exclusion des journalistes de Russia Today et Sputnik de sa campagne électorale, accusant ces deux médias russes d’être des « agents d’influence ». « Quand des organes de presse répandent des contre-vérités infamantes, ce ne sont plus des journalistes, ce sont des organes d’influence : Russia Today et Sputnik ont été des organes d’influence durant cette campagne qui ont à plusieurs reprises produit des contre-vérités sur ma personne », a déclaré le président français. [Sputnik avait publié des propos du député Les Républicains Nicolas Dhuicq qualifiant Emmanuel Macron d’«agent du système bancaire américain», et dénonçant un prétendu « très riche lobby gay » soutenant le candidat d’En Marche!. RT, pour sa part, avait publié un article affirmant que Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, s’apprêtait à révéler les « zones d’ombre » du candidat Macron]
Vu de Russie
Pour Maxime Ioussine, journaliste de Kommersant spécialiste des relations franco-russes, notamment à l’origine des premières fuites sur la visite du président russe en France, la rencontre entre les deux chefs d’État est « une grande réussite ».
« Il y a un mois seulement, on ne pouvait même pas imaginer que ce rendez-vous aurait lieu, souligne l’expert. La Russie risquait de connaître une pause prolongée dans ses rapports avec la France, comme ça lui est déjà arrivé avec la Grande Bretagne, mais heureusement, cela n’a pas eu lieu. Emmanuel Macron aurait pu prendre très mal la récente visite de Marine Le Pen à Moscou ou la campagne dirigée contre lui dans des médias russes. Il aurait pu ne pas recevoir Vladimir Poutine, mais il a fait un choix différent, pour le plus grand bien de la France et de la Russie – les relations entre nos deux pays étant trop importantes pour l’équilibre mondial pour les rendre dépendantes d’offenses personnelles. Emmanuel Macron doit être entouré de bons conseillers, qui lui donnent des recommandations intelligentes. »
S’il admet qu’il est encore difficile de prédire l’avenir des relations franco-russes, Maxime Ioussine estime déjà que le dialogue entre les deux chefs d’État ne sera pas simple. « Lors de leur conférence de presse commune, M. Macron a tenu à exprimer son inquiétude quant à la situation des homosexuels en Tchétchénie, un sujet visiblement très embarrassant pour Vladimir Poutine. On peut supposer que François Fillon – s’il avait été à sa place – ne l’aurait pas fait. Emmanuel Macron est différent. Il a voulu montrer que le thème du respect des droits de l’homme lui importe beaucoup, ce qui, très probablement, ne va pas faciliter ses rapports avec Vladimir Poutine à l’avenir », a expliqué le journaliste au Courrier de Russie.
Evguenia Obitchkina, professeur à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou et directrice du programme Sciences Po-MGIMO, confirme : « Les deux dirigeants ont des visions totalement différentes sur ce que doit être l’ordre international, a-t-elle déclaré au Courrier de Russie, avant de nuancer : Pourtant, outre des divergences profondes, Vladimir Poutine et Emmanuel Macron ont aussi quelque chose qui les unit – ce sont les défis communs auxquels ils sont tous deux confrontés, comme le terrorisme international, le programme nucléaire nord-coréen, le rétablissement de la paix en Syrie et en Irak et la reconstruction de ces deux pays. Emmanuel Macron a souligné, à juste titre, que la résolution de ces problèmes ne pouvait plus se faire sans la Russie. »
Selon la spécialiste, Paris aurait ainsi besoin de Moscou pour agir efficacement sur l’arène internationale, et vice-versa. Et si les deux chefs d’État n’ont certainement pas réussi à « surmonter la défiance mutuelle », comme l’avait souhaité Vladimir Poutine dans son message de félicitations à Emmanuel Macron le jour de la victoire de ce dernier à la présidentielle, ils ont quand même pu établir leur premier contact personnel, une chose qui demeure « très importante », à en croire Evguenia Obitchkina.
« Les deux présidents ont pu évoquer leurs positions respectives sur tous les sujets brûlants en tête à tête, dans un échange direct. Connaître la position de l’autre ne veut évidemment pas dire l’accepter, mais rien que de l’entendre de première main, sans les intermédiaires qui ont souvent tendance à déformer l’information, est déjà très précieux. De ce point de vue, la conversation entre les dirigeants, qui a duré près de trois heures, a certainement été très utile. Désormais, les deux hommes savent à qui ils ont affaire », assure-t-elle.
La coopération avec Moscou s’avère d’autant plus indispensable pour la France, aussi bien que pour l’Allemagne, dans le contexte des relations « imprévisibles » avec le nouveau président américain, souligne Evguenia Obitchkina : « À en juger par les déclarations d’Angela Merkel à l’issue du sommet de G7 en Sicile, Donald Trump a produit une impression très décevante sur ses interlocuteurs et semé dans leurs esprits une profonde inquiétude. Dans ce contexte, la coopération avec la Russie prend toute son importance pour les membres de G7. »
Paris aurait-elle décidé d’affaiblir la pression sur Moscou et d’entreprendre des actions communes à l’international ? Le temps le dira très rapidement.
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