Quand les politiciens s'en prennent au Devoir...

C'est un euphémisme que de dire que Maurice Duplessis exécrait notre journal!

Maurice Duplessis


Le conflit entre Maurice Duplessis et les médias, Le Devoir en particulier, s’inscrit dans une époque où les journalistes repensent leur métier et où certains pionniers, comme Pierre Laporte, délaissent leur rôle de courroie de transmission pour celui de critique du gouvernement.
Photo : Télé-Québec

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Depuis sa fondation, Le Devoir a lancé d'innombrables débats et controverses, voire des polémiques. À l'occasion du centième anniversaire, nous nous arrêterons une fois par mois, jusqu'en décembre, sur certaines des plus célèbres confrontations qui sont nées dans nos pages. Et celles qui ont opposé Duplessis au Devoir sont restées dans l'histoire comme nous le voyons aujourd'hui.
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Hélène Buzzetti - Ottawa — L'expulsion manu militari du journaliste Guy Lamarche du
bureau de Maurice Duplessis le 27 juin 1958 ou encore la célèbre réplique («C'est pas Ti-vierge, c'est Ti-crisse! Dehors!») du politicien lorsqu'il apprit quel journal le jeune reporter Marcel Thivierge représentait, illustrent à merveille les relations hostiles qui existaient entre le premier ministre de l'Union nationale et le quotidien Le Devoir dans les années 1950. Elles permettent aussi, avec le recul, de constater à quel point Le Devoir, en dénonçant et en combattant le contrôle de l'information politique de l'époque, aura su avant les autres détecter une tendance qui allait s'accentuer au point d'être encore d'actualité aujourd'hui.
C'est un euphémisme que de dire que Maurice Duplessis exécrait Le Devoir: il a traité le quotidien de «feuille jaune et mensongère» et son correspondant parlementaire de l'époque, Pierre Laporte, de «pourceau», de «serpent» et de «sale individu». Dans une lettre à son ami Robert Rumilly, le 17 septembre 1956, il a écrit: «Il est certain que la propagande du journal en question est tendancieuse, perfide et fielleuse et cela à tel point qu'un nombre de plus en plus considérable d'anciens lecteurs
en sont profondément dégoûtés.»
Si Le Devoir est resté indifférent à ces injures, il en est une qui l'a fait frémir, raconte l'historien Jean-Charles Panneton. «Le 13 janvier 1954, Duplessis dit que Le Devoir est bolchevique.» À l'époque, la Loi protégeant la province contre la propagande communiste, dite «loi du cadenas», permet aux autorités de mettre la clé dans la porte de toute organisation, y compris un média, tout respecté soit-il, soupçonnée de sympathie communiste. «Gérard Filion se dote alors d'un plan B pour pouvoir produire clandestinement Le Devoir advenant sa fermeture», poursuit M. Panneton. Fermeture qui ne surviendra finalement jamais.
Certes, les relations entre Le Devoir et Duplessis n'ont pas toujours été aussi mauvaises, le quotidien prenant position en éditorial pour sa réélection en 1939, en 1948 et en 1952. M. Panneton affirme même qu'à l'arrivée de Duplessis au pouvoir, il trouve dans Le Devoir un de ses seuls alliés médiatiques, la plupart des autres quotidiens étant alors affiliés au Parti libéral. Mais la relation change quand Pierre Laporte se lance dans l'enquête, explique M. Panneton, qui publiera d'ailleurs une biographie cet automne du journaliste mythique.
Ingratitude de Laporte
On mesure mal aujourd'hui à quel point le genre est nouveau. À l'époque, le travail du correspondant parlementaire en est presque un de service public: il a pour tâche principale de consigner les débats. Les journalistes concurrents mettent même leurs ressources en commun (en «pool») et se relayent pour rapporter les échanges, dans une forme chronologique, souvent sans priorisation, raconte l'historien Jocelyn Saint-Pierre, auteur d'un livre sur l'histoire de la Tribune parlementaire de Québec de 1871 à 1959.
«En fait, ils font office de "hansard", dit-il. Ce n'est qu'en 1964 que le journal des débats [transcription de tout ce que disent les parlementaires] fait son apparition à Québec.» Les politiciens ne sont donc pas habitués à ce que les journalistes posent un regard critique sur leurs actions.
Maurice Duplessis accepte d'autant plus mal les critiques de Pierre Laporte qu'il a l'impression que son ami — car les deux hommes ont été très proches, dit M. Saint-Pierre — n'est pas reconnaissant. «Il faut savoir que le grand-père de Laporte avait déshérité sa mère. À l'époque, la seule façon de faire casser un testament était de faire adopter un "bill" privé à Québec. Laporte avait demandé à Duplessis un tel "bill" et Duplessis avait accepté. Duplessis trouvait que Laporte avait été un peu ingrat.»
C'est à cette inimitié que le jeune journaliste Guy Lamarche doit ses 15 minutes de gloire, comme il le dit lui-même. Le «cheuf» avait pris l'habitude de convoquer les journalistes dans son bureau le vendredi pour ce qu'ils appelaient «la dictée du vendredi». Là, il expliquait ce que son gouvernement effectuait. Les journalistes devaient écouter sans poser de questions. Quand le scandale du gaz naturel éclate en juin 1958, Le Devoir envoie par prudence le jeune Lamarche, d'habitude basé à Montréal.
Lorsqu'il se présente, le premier ministre l'exhorte de quitter les lieux en apprenant son affiliation. Le journaliste refusant d'obtempérer, Duplessis fait venir son chauffeur, accessoirement membre de la police provinciale, qui le soulève littéralement par les coudes et le transporte hors de la pièce.
«Je ne sais pas s'il faisait un jeu de mots, mais quand j'ai été hors du bureau et qu'il continuait à me soulever malgré que je lui disais que j'allais partir, il m'a dit: "Monsieur, je ne fais que mon devoir."» «Le Devoir, c'était LA place où être à l'époque parce que les autres médias étaient silencieux», ajoute M. Lamarche.
Le Devoir et d'autres aussi
On conserve cette idée que Le Devoir était le seul journal à critiquer le régime duplessiste. À preuve, la population ne retient de la carrière du fameux caricaturiste Robert LaPalme que son passage au Devoir, souligne Alexandre Turgeon, doctorant à l'Université Laval et spécialiste de l'artiste. «Pourtant, il a travaillé un peu partout, notamment au journal Le Canada. Et il y a été aussi virulent qu'au Devoir.» M. Turgeon explique cette mémoire collective tronquée par le fait que Le Devoir est le journal «le plus traité en historiographie» et qu'en outre, il existe encore...
Selon M. Turgeon, les dessins assassins de LaPalme — il a recensé jusqu'à présent 1800 caricatures de Duplessis de sa main — «vont contribuer à figer Duplessis et son époque dans la Grande Noirceur». La plus percutante et même la plus choquante, à son avis, paraît le 10 mars 1958 dans Le Devoir. On y voit Duplessis creusant une tombe, avec en arrière-plan le corps d'une jeune femme légèrement vêtue incarnant la démocratie. Le dessin est surmonté du texte suivant: «Est-il à l'enterrer pour la faire disparaître... ou à la déterrer pour la violer de nouveau?» Alexandre Turgeon note que la session parlementaire avait été prorogée deux semaines plus tôt.

Fait à noter, lorsque LaPalme quitte Le Devoir pour La Presse, le 31 janvier 1959, il ne dessinera plus jamais le premier ministre. La seule référence au «cheuf» apparaîtra quelques semaines après sa mort: Paul Sauvé, son successeur, est dessiné recevant un testament marqué du sceau «D» qu'il n'ose ouvrir. «LaPalme a-t-il choisi de cesser de le dessiner ou était-ce une ligne éditoriale? Je l'ignore.»
Dénoncer le contrôle
Le Devoir a été le seul à rapporter l'expulsion de Guy Lamarche dans son édition, mais Jocelyn Saint-Pierre estime que la communauté journalistique a vivement réagi. Le 15 décembre de la même année, la Tribune de la presse de Québec s'incorpore et se fixe deux objectifs: regrouper les correspondants parlementaires et «étudier, promouvoir, protéger et développer de toutes les manières les intérêts sociaux et économiques de ses membres». «C'était vraiment une réaction à ce qui s'était passé. Les journalistes avaient le sentiment que Duplessis était allé trop loin.»
C'est d'ailleurs ce mandat de protection qui a amené la Tribune, 51 ans plus tard, à geler l'accréditation de nouveaux journalistes affiliés au groupe Quebecor pendant le lock-out au Journal de Montréal alors que son pendant à Ottawa, qui n'a pas un tel mandat, a accepté la venue de journalistes du Journal de Québec et de l'agence QMI, qui pourront se substituer au correspondant montréalais.
Le conflit entre Maurice Duplessis et les médias, Le Devoir en particulier, s'inscrit donc dans une époque où les journalistes repensent leur métier et où certains pionniers, comme Pierre Laporte, délaissent leur rôle de courroie de transmission pour celui de critique du gouvernement. Ce nouveau rôle que se donnent les journalistes du Devoir peut avoir alimenté la hargne d'une classe politique qui ne sait pas encore comment gérer ce joueur. Jean-Charles Panneton aime bien cette thèse, mais il n'y adhère pas tout à fait. Il fait remarquer que, dès l'arrivée de Paul Sauvé au pouvoir, les relations se détendent.
Même combat 50 ans plus tard
«Les liens avec la presse des formations politiques conservatrices ont toujours été difficiles», ajoute M. Panneton, et en ce sens, il est possible d'établir un lien avec l'actuel premier ministre Stephen Harper, extrêmement méfiant envers une presse qu'il estime hostile. L'équipe conservatrice choisit désormais quels journalistes peuvent interroger le premier ministre après que ceux-ci se furent inscrits sur une liste. Des photos et des vidéos d'événements auxquels les journalistes n'ont pas accès sont produits et distribués aux médias, qui sont de plus en plus nombreux à les diffuser sans mise en garde. L'information gouvernementale n'est plus accessible qu'après l'approbation ministérielle, tandis que le système d'accès à l'information s'embourbe sous les délais.
Guy Lamarche, comme tous les autres intervenants, met en garde contre une analogie qui ne tient pas complètement la route. Les journalistes se sont dotés de normes professionnelles et éthiques les rendant plus capables de résister aux tentatives de contrôle. «À Ottawa, le contrôle de l'information par le pouvoir paraît tellement qu'il ne fonctionne pas. Lorsqu'il survient, ce n'est pas la substance qui ressort de la nouvelle, mais le contrôle lui-même.»
La professeure Anne-Marie Gingras, spécialisée en communication politique, note que le contrôle de l'information par le milieu politique remonte aux années 1960-70. Pierre Elliott Trudeau se méfiait à ce point de l'appareil gouvernemental qu'il avait grossi les ministères centraux sur lesquels un premier ministre a plus de contrôle (Conseil du trésor, Conseil privé, Finances et Commission de la fonction publique). Dans les années 1990, un système de traçabilité des demandes d'accès à l'information est mis en place par le gouvernement de Jean Chrétien afin que les ministres soient prévenus quand un journaliste reçoit une information embarrassante.
«Il y a un paradoxe, note Mme Gingras. D'une part, les gouvernements adoptent de plus en plus des lois sur la transparence et l'imputabilité, mais en même temps, ils resserrent le contrôle sur l'information. [...] Tout cela découle d'une conception de l'État comme étant une organisation très cohérente, alors que c'est une erreur. L'État, c'est un système de tensions et c'est normal que des portions soient en contradiction avec d'autres. Sauf que cette information contradictoire, lorsqu'elle sort, devient des munitions qu'utilise l'adversaire. Alors oui, il y a un paradoxe, mais il tient compte de la vie réelle.»
Selon Mme Gingras, c'est tout le système qu'il faut repenser afin d'exiger plus d'imputabilité de l'appareil gouvernemental tout en permettant à ce même appareil de soumettre des avis divergents aux dirigeants à l'abri des demandes d'accès à l'information. «Aucun retour en arrière n'est possible.»


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