Palestine : quelles perspectives : entretien avec Bertrand Badie

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France - 03-02-2005
Palestine : quelles perspectives ? : entretien avec Bertrand Badie
Par Silvia Cattori
Conférence donnée à l’Institut d’Etudes Politiques par M. Bertrand Badie, professeur à Sciences PO-Paris, mercredi 19 janvier 2004. (1). Vu l’originalité, la pertinence et surtout la gravité de l’exposé, nous avons souhaité le porter à la connaissance d’un large public. Nous remercions M. Badie de nous en avoir accordé l’autorisation. Silvia Cattori, 3 février 2005

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Ce conflit n’est pas comparable aux autres. Il ne s’agit pas d’un conflit entre deux Etats. C’est le conflit d’un Etat contre un peuple, d’une puissance institutionnalisée économiquement forte contre des acteurs sociaux, très largement démunis.
C’est un des derniers conflits coloniaux. Un conflit où l’exceptionnalité de l’occupant est de ne pas avoir une lointaine métropole. Le colonisateur est l’Etat d’Israël. Il a annexé 78 % du territoire. Laissé de fait aux colonisés 22 %.
Tout le monde joue sur cette ambiguïté. La situation est aggravée par l’asymétrie. La bi-polarité avait donné à la Palestine un semblant de puissance. La disparition de la bi-polarité a distendu les rapports entre les Palestiniens et les Etats Arabes.
Les Etats arabes garantissaient un semblant de puissance au mouvement palestinien. Aujourd’hui, il n’y a plus de superpuissance pour soutenir les Palestiniens. L’Europe s’éloigne du champ moyen-oriental avec la fin de la bi-polarité.
La chose grave qui me préoccupe est cette disparition de puissance équilibrée. Les Palestiniens se retrouvent orphelins de Puissance, condamnés à disparaître du jeu international classique, obligés donc de se réfugier dans des formes nouvelles et dangereuses de violence.
Ce phénomène, que je crois évident et facile à observer, est nié par le système international ce qui l’aggrave. Et ceci est quelque chose qui me frappe beaucoup lorsque l’on étudie la diplomatie mondiale à propos du conflit israélo-palestinien.
Les Palestiniens sont condamnés à disparaître du jeu international classique, obligés donc de se réfugier dans des formes nouvelles et dangereuses de violence.
De voir que cette asymétrie fondamentale, que nous avons besoin d’avoir face à nous pour comprendre ce conflit, est niée par la communauté internationale. Elle est niée de deux manières.
Premièrement par cette dynamique de la Communauté internationale visant à toujours introduire cette fausse symétrie.
Vous avez ce discours qui m’étonne beaucoup quand on parle de la crise du conflit israélo-palestinien qui consiste à dire : il faut que chacun fasse preuve de bonne volonté. Il faut que chacun y mette du sien. Il faut que chacun fasse un pas vers l’autre. Il faut, d’une part qu’Israël soit plus modéré, mais il faut aussi que les Palestiniens renoncent à la violence.
C'est-à-dire que tout le jeu diplomatique international, aux Etats-Unis, mais également en Europe comme dans l’enceinte des Nations Unies, repose sur la proclamation de cette symétrie, que chacun y mette du sien, que chacun fasse un pas vers l’autre !
Or, précisément, ce que je voudrais dire, c’est que dans cette situation asymétrique, dans cette situation qui prive les Palestiniens de puissance, qui prive le mouvement palestinien de puissance, cette symétrie ne fait aucun sens.
On ne peut pas demander la même chose, en grammaire des relations internationales si vous me permettez l’expression, à un Etat, et à un non-Etat. On ne peut pas demander la même chose à quelqu’un qui a tout et à quelqu’un qui n’a rien. Et ceci est extraordinairement dangereux. Car, j’y reviendrai, c’est une source de violence, de radicalisation de la violence, qui est fort préoccupant.
Le deuxième symptôme de cette négation par le système international, de l’asymétrie de puissance dont est victime le mouvement palestinien, c’est la suspension du multilatéralisme.
Tout se passe comme si le jeu multilatéral était fait pour tout le monde, sauf pour l’Etat d’Israël. Tout se passe comme si il y avait un article secret de la charte des Nations Unies, qui dispense un Etat membre des NU de l’obligation de respecter les résolutions du Conseil de Sécurité.
Cette suspension du multilatéralisme, dans un contexte où précisément la seule façon de sortir de cette aporie de l’impuissance c’est d’avoir le soutien du multilatéralisme, la seule chance de la communauté internationale d’équilibrer ce déficit de puissance c’est précisément de réintroduire le multilatéralisme.
On est dans une situation de blocage complet. Blocage qui se voit autant à travers la capacité de veto qu’ont les Etats-Unis ou, on l’a vu encore récemment, ce formidable isolement des Etats-Unis flanqué de la Micronésie et de Paanao à l’Assemblée générale des Nations Unies, mais qui, là aussi n’a aucune signification car ces votes de l’AG n’ont pas d’effet exécutoire.
Ce qui est un grand problème.
Il y a un autre problème que je vois apparaître dans l’évolution de la géo-politique c’est la crise montante du nationalisme. Il faut voir que l’un des contreforts de l’existence passée du Mouvement palestinien, c’est quand même l’arme du nationalisme ; c’était quand même la grande époque du nationalisme arabe qui mobilisait, structurait la géo-politique régionale.
Il faut voir que les vrais piliers solides de l’ordre proche- oriental dans les années cinquante et soixante c’était le nationalisme. Il structurait les régimes, il mobilisait les individus.
On est entré maintenant dans un autre monde dans lequel le nationalisme perd de sa crédibilité. Il y a une régression du nationalisme dans le monde, pas besoin de développer, c’est quelque chose qui est connu, dont les conséquences ne sont pas suffisamment prises en compte.
C'est-à-dire, au moment où le nationalisme ne mobilise plus, il ne faut pas s’étonner que les diplomaties d’état dans le monde arabe, ont du mal à se définir par rapport à la question palestinienne et qu’il est tellement difficile aussi pour le mouvement palestinien de construire ou reconstruire son identité.
Je dirais même que le nationalisme palestinien, devenu une aporie suite à l’échec du processus d’Oslo, notamment, conduit peu à peu à donner une surprime à ceux qui jouent d’autres cartes que le nationalisme et, bien entendu, apparaît là cette compensation du nationalisme que constitue l’identitarisme et, effectivement, la montée de mouvements de type islamiste.
Autre paramètre que nous devons prendre en compte, c’est effectivement l’extraordinaire danger que constitue je dirais, non pas le processus d’Oslo, mais je dirais le processus d’échec d’Oslo.
Il y a le fait que ce processus d’Oslo, en quoi je ne croyais pas dès 1993, est finalement apparu comme extraordinairement coûteux, pour une raison qui est très importante : c’est qu’Oslo avait marqué un début d’institutionnalisation du mouvement palestinien avec la création de l’Autorité palestinienne et que l’échec d’Oslo a marqué quelque chose dont le mouvement palestinien n’avait pas besoin. A savoir un processus de désinstitutionalisation.
Le mouvement palestinien, le monde palestinien, le peuple palestinien – vous voyez parfois j’hésite même à trouver le mot juste - se trouve victime des effets pervers du processus d’institutionnalisation.
Cela est quelque chose de bien connu de la science politique. Je ne veux pas jouer les pédants, mais la science politique vous explique qu’à partir du moment où une société se désinstitutionalise qu’est-ce qu’elle devient ? Elle devient une foule. Une société moins institution égale foule.
Le phénomène est très dangereux. Un peuple livré à lui-même qui est en quête de son émancipation et de sa liberté prend des risques, produit de la violence, c’est certain.
Mais un peuple qui a commencé à rentrer dans la logique institutionnelle et qui est victime, qui est frappé de désinstitutionalisation, connaît quelque chose de beaucoup plus inquiétant qui est effectivement le passage à l’état de foule.
Quand vous êtes une société, qu’on vous prive d’institution, qu’on démantèle les institutions de façon systématique, qu’on leur fait perdre la crédibilité, leur signification nationale ou internationale, on entre dans une logique de foule. Cette logique de foule n’est compensable que, justement, par l’identitarisme. Et là aussi c’est à nouveau le nationalisme palestinien qui s’en trouve affaibli au profit des mouvements d’inspiration fondamentaliste.
Premier point.
Je termine par un dernier paramètre. Ce que j’ai décrit en termes, veuillez m’en excuser, plutôt pessimistes et inquiets, aboutit à découvrir deux tendances actuellement.
Tout ce que j’ai exposé là de façon un peu schématique et brève tend à produire de façon hélas banale, quelque chose qui est de moins en moins de la violence politique et de plus en plus de la violence sociale.
C'est-à-dire une violence qui est de plus en plus difficile à encadrer, à institutionnaliser, à organiser.
La violence politique est une violence qui est pensée par une organisation politique à des fins politiques. Cela peut être la violence d’un Etat contre un autre Etat, une guerre inter-étatique classique. Mais cela peut être aussi la violence conduite par une organisation de libération en vue de s'émanciper d'une domination.
La violence sociale, c’est autre chose. C’est une violence qui se produit dans un contexte de désinstitutionalisation, de perte de capacité des organisations.
Donc, la violence sociale, c’est quelque chose d’individuel, c’est quelque chose de non contrôlable, c’est quelque chose de non maîtrisable. Quelque chose qui est intimement lié à un certain nombre de facteurs que le sociologue Durkheim a su étudier : l’humiliation, la frustration.
L’humiliation et la frustration créent un manque d’intégration sociale ; le manque d’intégration sociale produit de la violence sociale, ce que Durkheim appelle l’anomie. Hélas nous en sommes là.
Si je cite Durkheim, ce n’est pas par hasard. Il a écrit un livre à propos des effets de la violence sociale et nationale et à propos de la violence anomique : c’est le suicide.
Effectivement cette découverte du suicide comme instrument d’action violente va tout à fait dans le sens d’une violence qui n’en est plus au stade politique mais au stade de la production sociale. C’est quelque chose que je tiens comme très dangereux car, ni canalisable, ni maîtrisable.
L’autre point.
C’est la folie de répondre à cette violence sociale montante par des pulsions de puissances et la coercition. Voilà où nous en sommes. C'est-à-dire, d’un côté l’Etat, en face le non-Etat et la désinstitutionalisation. Du côté de la désinstitutionalisation, une violence sociale à laquelle on répond par puissance et coercition. Ceci m’amène à deux constatations pour conclure.
• Premièrement, on n’a jamais vu dans l’histoire du monde une puissance qui parvient à arrêter la violence sociale.
Cela n’a jamais existé. Ce n’est pas possible. C’est une équation impossible. Je me permets d’apporter très modestement mes connaissances de sociologue pour vous dire : M. Sharon, vous n’y arrivez pas, ce n’est pas possible. L’idée que l’on puisse utiliser les instruments de coercition pour contenir une violence sociale, elle-même produite par l’humiliation et la frustration, c’est quelque chose d’impossible
• Deuxièmement. Trois fois hélas, c’est l’un des paramètres les plus pénibles du conflit actuellement :
la puissance telle qu’elle est déployée par l’Etat d’Israël fonctionne dans le court terme.
Pourquoi ? Parce que les territoires soumis à contrôle de puissance et coercitif sont discontinus donc techniquement contrôlables sur le court terme.
On s’aperçoit qu’Israël est plus protégé qu’hier à court terme.
On s’aperçoit que, dans sa configuration, l’Etat d’Israël se trouve davantage protégé par les effets de violence aujourd’hui qu’hier.
C’est vrai qu’à court terme cela marche suffisamment pour reproduire l’illusion de la puissance, pour être réélu et, en tous les cas, pour vendre de la sécurité à un électorat et une population crédule.
Mais à moyen terme et à long terme cela ne peut pas marcher.
A moyen et long terme, cette violence sociale très conjoncturellement contenue, s’aggrave, se renforce et, ce que je crains, c’est que de cet effet de renforcement et de manque de compassion naissent quelque chose de bien plus terrible encore.
Alors ma conclusion c’est de dire, bon, ces élections, ce discours, ce pari qui peut être un pari courageux de Mahmoud Abbas, qui est de dire on va renoncer à la violence et, sur la base de cette renonciation, on va renouer le fil du dialogue, j’aimerais bien y croire.
Mais je suis sceptique pour les raisons que j’ai avancées et je suis sceptique aussi par le fait que dans cette situation d’asymétrie où il est, sans violence le peuple palestinien est dans une situation de totale faiblesse.
En face de lui on vous explique qu’il n’est pas question de changer quoi que ce soit. Et, s’il n’est pas question de changer, ce que l’on veut faire c’est créer un contexte dans lequel le refus de changer reçoive au moins l’adhésion tacite et pacifique de l’adversaire ; c’est quand même une très cruelle équation.
Pardon de ces éléments de conclusion qui ne prêtent pas à l’optimisme.
(1) Conférence enregistrée par Silvia Cattori à l’Institut d’études politiques de Paris.
M. Badie intervenait à l’invitation des étudiants palestiniens en France (associations Adala et GUPS).
M. Badie est l'auteur, entre autre, de L'État importé (1992), La Fin des territoires (1995), Un monde sans souveraineté (1992), La Diplomatie des droits de l'homme (2002) Impuissance de la puissance. Essai sur les nouvelles relations internationales (2004) Editions Fayard.


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