Pendant des siècles, la monarchie héréditaire était le moyen le plus répandu pour la désignation des chefs d’État. Elle a évolué en un système complexe se maintenant par le pouvoir et la propagande, alors même que ses racines idéologiques s’asséchaient pendant le Siècle de la raison. La monarchie étant devenue une idée morte, elle a néanmoins continué de tuer par millions dans son agonie.
Aujourd’hui, les dangereuses idées mortes sont le néo-conservatisme et son fidèle allié, le néo-libéralisme. Ces concepts ont respectivement façonné la politique étrangère américaine et son économie, au travers des dernières décennies – et ils ont pitoyablement échoué, du moins du point de vue de la plupart des Américains et des peuples des nations ayant subi les effets de ces idéologies.
Aucune n’a profité à l’humanité, les deux ont mené à la mort et la destruction, cependant les jumeaux néo ont bâti une si puissante propagande, et un si puissant appareil politique, en particulier à Washington, qu’ils continueront surement à faire des ravages dans les prochaines années. Ce sont des idées zombies qui tuent.
Pourtant, le Parti démocrate est prêt à nominer un adhérent à ces deux néos, en la personne d’Hillary Clinton. Plutôt que d’aller au-delà du malaise de la politique du président Obama, et de ce qu’il appelle le manuel de procédures de Washington, les démocrates s’y réfugient.
Après tout, l’establishment de Washington reste ravi des deux néos, favorisant l’interventionnisme type changement de régime du néo-conservatisme, et le mondialisme libre-échangiste du néo-libéralisme. En somme, Clinton s’est avérée être la candidate clairement favorite des élites, du moins depuis que les alternatives se sont limitées au populiste milliardaire Donald Trump et au socialiste démocrate Bernie Sanders.
Les concourants du parti démocrate semblent compter sur les médias de masse et les leaders d’opinions proéminents pour marginaliser Trump, le probable candidat républicain, et pour achever Sanders, qui fait face à des difficultés sans fin contre Clinton dans la course à la candidature démocrate, spécialement parmi les cadres du parti, connus en tant que super-délégués.
Mais la hiérarchie démocrate parie pour Clinton, dans une année où une bonne partie de l’électorat américain se révolte contre les deux néos, fatiguée des guerres perpétuelles demandées par les néo-conservateurs, et appauvris par l’exportation des emplois manuels par les néo-libéraux.
Bien que la résistance populaire à ces néos reste peu définie dans les esprits des électeurs, le dénominateur commun des charmes contrastants de Trump et Sanders, est que des millions d’Américains rejettent les néos et répudient les institutions établies qui insistent à maintenir ces idéologies.
La question urgente
La question urgente pour la campagne de 2016 est : est-ce que l’Amérique échappera aux zombies des jumeaux néos, ou passera les quatre prochaines années avec ces idées mortes-vivantes, tandis que le monde vacille de plus en plus vers une crise existentielle.
La principale chose que ces néos zombies ont pour eux, est que la grande majorité des personnes importantes de Washington les ont embrassés et y ont gagné de l’argent et du pouvoir. Ces personnes n’ont probablement pas plus l’intention de renoncer à leurs gros salaires et à leur influence démesurée, qu’un courtisan favori d’un Roi ou d’une Reine de se ranger du côté de la foule crasseuse.
Les néo-adhérents sont aussi très doués à monter des problèmes pour leur bénéfice, facilités par le fait qu’il n’y a pratiquement aucune opposition ou résistance des médias de masse ou des think thanks.
Le néo-conservatisme est devenu la politique étrangère officielle de Washington, reléguant sur le bas-côté les réalistes de l’ancien temps qui favorisaient un usage plus judicieux de la puissance américaine.
Pendant ce temps, le néo-libéralisme domine les débats politico-économiques, considérant les marchés comme l’or d’un nouvel âge, et la privatisation des biens publics comme une loi sacrée. Ils ont écarté les vieux du New Deal, qui appelaient à un gouvernement robuste pour protéger le peuple des excès capitalistes et à la construction d’infrastructures publiques dans l’intérêt de l’ensemble de la nation.
L’absence de forte résistance aux idéologies néos dominantes, est la raison pour laquelle nous avons vécu la catastrophique pression de la pensée collective à propos des armes de destruction massive de l’Irak en 2003, et celle pour laquelle personne n’a osé remettre en question les avantages du libre-échange.
Après tout, les élites bénéficièrent des deux stratégies. Le bellicisme néoconservateur engouffra des milliers de milliards de dollars dans le complexe militaro-industriel, et la délocalisation néolibérale procura des milliards de dollars à des individus chefs d’entreprise et investisseurs de Wall Street.
Ces intérêts ont, l’un après l’autre, été en partie reversés pour fonder des think tanks à Washington, pour financer des organes de presse, des campagnes et des discours d’amis politiciens. Pour les concernés, cette tactique est donc gagnante sur toute la ligne.
Les perdants
Pas tant pour les perdants, ces citoyens qui ont vu la grande classe moyenne américaine évidée sur les dernières décennies, observant l’infrastructure publique de l’Amérique pourrir, et s’inquiétant pour leurs fils et filles envoyées faire d’inutiles, perpétuelles et vaines guerres.
Mais, inondés de propagande intelligente – et luttant pour joindre les deux bouts – la plupart des Américains voient la réalité comme à travers un sombre miroir. Plusieurs «se cramponnent aux armes ou à la religion» comme l’a indélicatement dit Barack Obama durant sa campagne de 2008. Ils ont peu d’autres choses – et beaucoup se tuent avec les opiacés qui couvrent leur peine, ou avec ces armes qu’ils voient comme la dernière chose qui les relie à la liberté.
Ce qui est clair, cependant, c’est qu’un large nombre ne fait pas confiance à – et ne veut pas de – Hillary Clinton, qui a obtenu une note défavorable de 24 points dans un récent sondage. Il semble qu’un autre commentaire indélicat d’Obama lors de sa campagne de 2008 s’avère être injuste, quand il garantissait qu’Hillary était «suffisamment appréciée». Pour de très nombreux Américains, ça n’est pas le cas (bien que Trump ait fait mieux que Clinton avec un score de 41 points négatifs).
Si les démocrates nominent Hillary Clinton, ils espéreront que l’ordre établi des néo-conservateur/libéraux pourra tellement diaboliser Donald Trump, qu’une majorité d’Américains voteront pour l’ancienne secrétaire d’État par abjection et peur des folies que pourrait faire le milliardaire narcissique à la Maison Blanche.
Les prescriptions politiques de Trump ont été dans tous les sens – et il est difficile de savoir ce que reflète sa vraie pensée (ou son ignorance naïve), à l’opposé de ce qui constitue son talent d’homme de scène, qui lui à valu d’être le survivant de la compétition de TV-réalité pour la présidence républicaine.
Trump pense-t-il réellement que le réchauffement climatique est un canular, ou cède-t-il simplement à l’aspect je ne veux rien savoir du parti républicain ? Considère-t-il vraiment le deal nucléaire iranien d’Obama comme un désastre, ou joue-t-il avec la haine de la droite envers d’Obama?
Contre les néos ?
Trump, quant à lui, n’est pas un fan des néos. Il critique franchement les néoconservateurs sur la guerre d’Irak, et condamne l’ex secrétaire d’état Clinton pour son rôle clé dans un autre catastrophique changement de régime en Libye. Plus encore, Trump appelle à la coopération avec la Russie et la Chine, plutôt qu’à l’escalade des tensions, préférée par les néoconservateurs.
Dans son discours du 27 avril sur la politique étrangère, Trump a appelé à une «nouvelle direction de politique étrangère pour notre pays – une non plus aléatoire, mais intelligente, non plus idéologique mais stratégique, non plus de chaos mais de paix… Il est temps d’inviter de nouvelles voix et de nouvelles visions dans la bergerie. […]»
«Ma politique étrangère mettra toujours les intérêts du peuple américain, et la sécurité américaine, par-dessus tout le reste. Ce sera la base de chaque décision que je ferai. L’Amérique d’abord sera le principal et majeur motif de mon administration.»
De tels propos – suggérant que de nouvelles voix sont nécessaires, et que l’idéologie n’a pas sa place – vont clairement à l’encontre des néoconservateurs, étant donné que leurs voix étouffent celles de tous les autres, et que leur idéologie domine la politique étrangère des États-Unis depuis des années.
Comme si ça ne suffisait pas, Trump présenta une stratégie de type l’Amérique d’abord, en opposition avec celle des néo-conservateurs qui veulent une présence américaine un peu partout pour les intérêts d’Israël et d’autres alliés. Trump n’est pas intéressé par la mise en scène de changements de régime pour éliminer les leaders dérangeant Israël.
Le magnat de l’immobilier a également fait de la critique du libre-échange une pièce maîtresse de sa campagne, arguant que ces accords avaient épuisé les travailleurs américains, en les forçant à entrer en lice avec des travailleurs étrangers ne recevant qu’un salaire très inférieur.
Le sénateur Sanders a utilisé des arguments similaires pour sa campagne démocrate rebelle, critiquant le soutien d’Hillary Clinton au libre-échange et aux guerres de changement de régime telles que celles d’Irak ou de Libye.
En examinant son long dossier dans la vie publique, il y a peu de doutes que Clinton est une néoconservatrice en politique étrangère et une néolibérale en stratégies économiques. Elle se tient fermement en faveur du consensus officiel de Washington, ce qui lui permet de jouir de son adhésion.
Elle a suivi l’attitude néolibérale chérie de Wall Street envers le libre-échange, qui profita largement aux multinationales, tandis qu’elles délocalisaient des millions d’emplois américains vers des pays à bas coût. (Elle n’a refroidi son ardeur pour les accords commerciaux qu’en vue de sa compétition démocrate avec Bernie Sanders.)
Des guerres et encore des guerres
Sur la politique étrangère, Clinton a systématiquement soutenu les guerres néoconservatrices, bien qu’elle désavoue l’étiquette de néoconservatrice, lui préférant son moins toxique synonyme : interventionniste libérale.
Mais, comme le pur néoconservateur Robert Kagan, qui s’est redéfini comme étant interventionniste libéral, l’a dit au New York Times en 2014 : «Je me sens à l’aise avec elle sur la politique étrangère. Si elle poursuit la politique que nous pensons qu’elle poursuivra, cela pourrait être qualifié de néo conservatisme, mais ses supporters ne l’appelleront certainement pas comme ça, ils utiliseront d’autres termes.»
Résumant les impressions de penseurs tels que Kagan, le Times relate que Clinton «reste le récipient dans lequel beaucoup d’interventionnistes versent leurs espoirs».
En février 2016, désemparé par la montée de Trump, Kagan, fondateur du Projet pour le nouveau siècle américain de George W. Bush et de sa guerre en Irak, annonça ouvertement son soutien à Clinton dans un article du Washington Post.
Et Kagan ne se méprend pas en voyant Hillary Clinton comme un compagnon de route. Elle a souvent marché au même pas que les néoconservateurs, lorsqu’ils ont mis en œuvre leurs changements de régimes agressifs contre des gouvernements et des mouvements politiques ne s’alignant pas avec Washington ou divergeant des intérêts d’Israël au Moyen-Orient.
Elle a soutenu des coups d’État, comme au Honduras en 2009 et en Ukraine en 2014. Des invasions comme en Irak (2003) et en Libye (2011), et des subversions comme en en Syrie, de 2011 à maintenant. Le tout avec différents degrés de résultats catastrophiques.
Recherche de coercition
Dennis Ross est l’ancien conseiller spécial de Clinton, lorsqu’elle était Secrétaire d’État. Il travaille maintenant au Washington Institute for Near East Policy, un think tank résolument pro-israélien sur la politique américaine au Moyen-Orient. Dans son récent commentaire pour Politico, nous pouvons voir un aperçu de ce que donnerait une présidence Clinton.
Dans son article, Ross dresse un monde surréaliste, dans lequel les problèmes du Moyen-Orient viennent de l’hésitation du Président Obama à s’engager militairement plus agressivement dans la région, et non de la décision des néoconservateurs d’envahir l’Irak en 2003, ni des plans similaires pour renverser les gouvernements laïcs de Libye et de Syrie en 2011, laissant ces pays en ruine.
Canalisant les souhaits du premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, Ross appelle à un attelage des États-Unis aux intérêts régionaux d’Israël, de l’Arabie Saoudite et des autres membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), dans la rivalité contre l’Iran chiite.
Ross écrit : «Obama pense que l’usage de la force n’est envisageable qu’en cas de menace directe du territoire national. Son état d’esprit justifie l’action préventive contre les terroristes et le combat contre État islamique. Mais cela enferme les intérêts américains et l’utilisation de la force pour les soutenir dans des conditions très étroites…»
«[En envahissant le] Yémen, les Saoudiens n’ont pas agi de main morte, car ils craignaient que les États-Unis ne mettent pas de limite à l’expansion iranienne dans la région, et ils ont ressenti le besoin de dessiner leur propre ligne rouge.»
Pour contrer l’hésitation d’Obama à utiliser la puissance militaire, Ross appelle à la réaffirmation d’une politique américaine musclée au Moyen-Orient, sur la même ligne que la doctrine néoconservatrice, ce qu’approuve également Hillary Clinton, c’est-à-dire :
- Menacer l’Iran avec un «langage direct et explicite sur l’emploi de la force, pas avec des sanctions», si l’Iran dévie des accords négociés avec Obama sur son programme nucléaire (le zombie bombarde-bombarde-bombarde-bombarde l’Iran est encore en vie !) ;
- Planifier les différentes éventualités avec les états de la CCG et Israël… pour envisager les possibilités de contrer l’Iran et son usage croissant de milices chiites, pour miner les gouvernements de la région ;
- Être prêt à armer les tribus sunnites en Irak si le premier ministre irakien ne le fait pas ;
- Établir des «refuges sûrs et des zones d’exclusion aériennes» en Syrie, si le président russe Vladimir Poutine ne force pas le président syrien Bachar al-Assad à se retirer.
Employant le ton dur classique des néoconservateurs, Ross conclut : «Poutine et les chefs du Moyen-Orient comprennent le principe de la coercition. Il est temps pour nous de le réappliquer.»
On pourrait souligner les nombreuses incohérences logiques dans l’argumentaire de Ross, dont son oubli de mentionner que la majeure partie de la supposée ingérence iranienne au Moyen-Orient a pour but d’aider les gouvernements syriens et irakiens dans leur lutte contre État islamique et al-Qaïda. Ou aussi que l’intervention russe en Syrie n’a visé que le soutien du gouvernement reconnu internationalement, dans son combat contre les extrémistes sunnites et les terroristes.
Mais la signification de la recommandation de Ross de réappliquer la coercition américaine dans la région, est qu’elle souligne ce que le monde peut attendre d’une présidence Clinton.
Clinton utilisa beaucoup de ces arguments dans son discours devant le Comité des affaires publiques américano-israéliennes (AIPAC), et dans des débats avec Bernie Sanders. Si elle reste sur cette ligne en tant que présidente, il y aura au moins une invasion partielle de la Syrie par les États-Unis, une très probable guerre avec l’Iran, et une escalade des tensions (et une possible guerre) avec la puissance nucléaire qu’est la Russie.
Comment tout cela est supposé améliorer les choses ? Cette question est noyée sous le classique grondement néoconservateur sur le fait de faire preuve de force et de réappliquer la coercition.
En somme, le Parti démocrate semble parier que l’inondation de spots TV d’Hillary Clinton contre Trump, peut suffisamment effrayer le peuple américain pour donner aux néoconservateurs et aux néolibéraux un bail de plus sur la Maison Blanche – et quatre ans de plus pour faire des dégâts dans le monde.
Robert Parry
Traduit par Ismael, vérifié par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone
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