Le magnifique épisode de la bataille de Waterloo dans la Chartreuse de Parme, l’autre grand roman de Stendhal, nous a été fort utile la semaine dernière pour décrire ce sentiment désormais familier qui nous étreint devant la spirale vertigineuse de la crise. Conscients d’être au cœur d’une histoire qui nous dépasse, nous avons beau lire les plus grands spécialistes, nous avons du mal à comprendre le sens et la portée des événements qui se succèdent autour de nous. Non seulement nous souffrons du manque de communication des plus hautes instances de l’Etat mais nous soupçonnons que ces derniers n’ont pas une vision très claire des événements. Le chaos à l’ère numérique. Nous sommes tous des Fabrice del Dongo, le jeune Italien qui participa à la bataille de Waterloo sans avoir ce qui s’y passait.
Cette semaine est plus lumineuse. Les décisions prises à Bruxelles le 29 juin ont donné un peu de sens à la grande confusion qui régnait depuis les dramatiques élections grecques, déjà oubliées par la mémoire de reptile des médias. L’Italie et l’Espagne ont tenu bon face à l’Allemagne pour forcer l’adoption de trois mesures qui, en principe, devraient les protéger du pire. L’Espagne et l’Italie ont conclu une alliance de dernière minute – inédite dans l’histoire de l’Union européenne – pour éviter une humiliation qui aurait eu de graves conséquences en politique intérieure. Et découvert qu’ensemble, ils pèsent en Europe.
Les dangers d'une déshérence politique
Une dégradation plus importante de la dette publique aurait conduit le gouvernement de Mario Monti au désastre et à la tenue d’élections anticipées en automne. Malgré la mise en scène élégante et efficace de Monti et de ses ministres technocrates, la situation en Italie est des plus délicates. Le système politique est entré dans une phase de désintégration : le centre droit doit se réinventer après la débâcle berlusconienne ; le centre gauche (Parti démocrate) est en tête des sondages mais manque de cohérence et d’assise ; le comédien Beppe Grillo, fondateur d’un mouvement antipolitique appelé Cinque Stelle [Cinq étoiles], frôle les 20% dans certains sondages ; Berlusconi – très intéressé par le phénomène Grillo – a sorti des oubliettes la menace d’un retour à la lire ; quant au Vatican, il n’est pas au meilleur de sa forme pour faire contrepoids. Au cœur de cette tourmente baroque, seule la figure du président de la République Giorgio Napolitano tient encore debout. Les services secrets allemands, sous le contrôle direct de la chancelière, ont d’ailleurs mis en garde Angela Merkel des dangers d’une Italie en déshérence politique. Si l’on ajoute à cette information les derniers rapports sur les coûts réels d’une éventuelle désintégration de l’euro, on comprend mieux la mine défaite de la dirigeante allemande vendredi matin à Bruxelles. A force de tirer sur la corde, elle s’est elle aussi retrouvée au bord du vide.
“L’Italie s’est déplacée du bord du gouffre mais le cratère s’est élargi.” Cette phrase prononcée par le Premier ministre italien il y a vingt jours, peu avant les élections dramatiques en Grèce, permet de mieux comprendre ce qui s’est passé à Bruxelles. Pourquoi le cratère s’est-il élargi ? A cause des problèmes de recapitalisation de la banque espagnole Bankia. Tout le monde soupçonnait – encore aujourd’hui – que la problématique espagnole était bien plus grave que ne voulaient le reconnaître les deux gouvernements qui se sont succédés ces 7 derniers mois. Des soupçons pris très au sérieux dans certains cercles de la City à Londres. A la différence de l’Italie, il n’y a pas de problèmes de stabilité parlementaire en Espagne. Le gouvernement a la majorité absolue avec 186 députés et encore 4 ans devant lui. Et c’est d’ailleurs l’atout principal de Mariano Rajoy.
Contrairement à Monti, Rajoy ne souffre pas de la précarité, mais une intervention [de l’UE et du FMI] dans l’économie du pays pourrait le mettre en danger. A Bruxelles, Monti jouait sa survie, et Rajoy son avenir. L’alliance entre les deux hommes était inévitable. Monti et Rajoy se sont entretenus à trois reprises dans les 48 heures qui ont précédé le sommet de Bruxelles.
Coup de théâtre
Reste à définir les détails de l’accord. Des trois mesures concédées à Bruxelles, la plus tangible est l’annulation du statut prioritaire attribué aux créanciers du prêt pour la recapitalisation de la banque, pour ne pas rebuter les investisseurs privés. Ce qui en théorie supprime le fil rouge qui reliait l’emprunt à la charge explosive de la prime de risque [l’écart de taux d’intérêt entre les obligations d’Etat espagnoles et allemandes]. Les deux autres mesures vont demander plus de temps. La recapitalisation du système bancaire dépend de la rapidité avec laquelle la Banque centrale européenne assumera ses compétences de supervision et de contrôle sur l’ensemble du système bancaire de l’Union. L’enjeu est de taille : la supervision et le contrôle depuis Francfort de tout le système bancaire européen (sauf celui du Royaume-Uni bien évidemment). Une monumentale cession de souveraineté est observée par Londres avec effroi. La troisième mesure, le rachat de la dette par les deux fonds de secours européens [le Fonds européen de stabilité financière et le Mécanisme européen de stabilité], devra être assorti d’un certain nombre de mémorandums [les documents imposant des contreparties aux plans de sauvetage]. Il n’y aura pas d’hommes en noir visitant les ministères de Madrid et de Rome, mais des mesures de contrôle, que l’Allemagne et ses alliés chercheront à durcir afin de sortir la tête haute de ce coup de théâtre. Rappelons que les élections en Allemagne ont lieu dans un an.
Le fantôme de Mazarin
Les événements de la semaine dernière rendent un peu moins confus le Waterloo de Stendhal. Et cette plus grande lisibilité nous renvoie à un événement historique antérieur, tout aussi important que la bataille qui a provoqué la chute de Napoléon : Westphalie, 1648. Cette succession de traités qui a donné son nom à la Paix de Westphalie a lentement mais sûrement liquidé le vieil espace impérial européen lié à Rome : la mosaïque du Saint-Empire romain germanique, le Pape et l’Empire espagnol endetté et si puissant outre-mer.
Les Traités de Westphalie érigèrent le principe de souveraineté nationale, incarné par la France de Mazarin et donnèrent naissance à cette Europe des Etats-nations que la Révolution française poussera encore plus loin. Peut-être sommes-nous en train de revenir à cette période de l’histoire sans le savoir. Les ailes du moulin de la souveraineté nationale ont commencé à tourner dans l’autre sens. Pour soutenir l’euro, il faut déléguer des compétences nationales au centre impérial. Westphalie II. Les Espagnols et les Italiens n’ont pas d’autre solution que de l’accepter. La grande interrogation reste la France, quintessence de l’Etat-nation. Le fantôme de Mazarin ne devrait pas tarder à venir hanter l’Elysée. (Le processus qui aboutit aux traités de Westphalie dura plus de 30 ans).
Traduction : Mélanie Liffschitz
CONSEIL EUROPÉEN
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