Mon droit est plus fort que le tien

Laïcité — débat québécois

Ainsi donc, le Conseil du statut de la femme s'apprête à décréter que l'égalité des sexes prime la liberté de religion, rapporte mon collègue Denis Lessard.

On n'est pas terriblement surpris: c'est son ouvrage, après tout, de marteler l'importance de ce principe durement acquis.
Mais en même temps, l'affirmation des droits dans l'absolu ne veut pas dire grand-chose. Il faut des faits, il faut un problème, il faut un contexte pour voir ce que ça veut dire.
Quand le Bill of Rights américain décrète, en 1791, l'égalité entre les hommes, il n'est question que des hommes blancs. L'homosexualité était criminalisée il y a 40 ans. Il y a 10 ans, Charte ou pas, on ne croyait pas que les gais pourraient se marier. Aujourd'hui, on peut avoir deux pères. Autre contexte, autre définition.
Tout ça pour dire que les déclarations de principe du Conseil du statut de la femme ne veulent rien dire tant qu'on n'a pas un problème à régler.
Cela crée une image, par contre. Cela donne l'impression qu'on a réglé un problème: aucun «accommodement» religieux qui brime les droits de la femme. Qui peut bien être contre ça? Pas de charia, pas de burqa au bureau de vote.
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Mais si le droit à l'égalité «prime» la liberté de religion, il devrait être permis de poursuivre l'archevêché de Montréal, qui a une politique d'embauche discriminatoire. Même chose pour les synagogues, où les femmes sont exclues du rabbinat, ou des mosquées, qui confinent les femmes à l'arrière de l'enceinte. Bombardier ne pourrait pas faire ça!
Les grandes religions sont sexistes et, pourtant, on convient généralement que les tribunaux ou les commissions des droits ne devraient pas se mêler de les réformer. Quand il a été question de permettre le mariage gai, tant le Parlement que les tribunaux s'entendaient pour dire qu'on ne pourrait jamais contraindre les responsables du culte à faire des mariages qui vont contre leurs croyances. Est-ce à dire que la liberté de religion prime le droit à l'égalité des catholiques?
C'est un exemple évident du fait que la «hiérarchie» abstraite des droits est relativement vide de sens.
Si je dis que le «droit à la vie» prime tous les autres, je n'entendrai pas beaucoup de contradicteurs dans la salle. Chaque fois que les Témoins de Jéhovah se sont retrouvés devant le tribunal au Canada pour empêcher une transfusion sanguine à un de leurs enfants, ils ont perdu.
Mais si je me sers du droit à la vie pour forcer le gouvernement à permettre la privatisation de l'assurance maladie, comme dans l'affaire Chaoulli, il y en a qui vont protester. Pourtant, on vient de dire que c'est un droit suprême! Les listes d'attente le menacent, donc je peux remettre en question le système de santé public, non?
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Ce n'est pas pour rien que la Cour suprême du Canada a rejeté l'approche d'une hiérarchie des droits. L'idée est au contraire de les faire cohabiter dans la mesure du possible. De toute manière, il faut finir par trancher. Simplement, ça ne peut pas, ça ne doit pas être automatique, préprogrammé.
La Cour suprême a affirmé ce principe en 1994, dans une affaire où Radio-Canada s'était fait imposer une injonction pour ne pas diffuser un documentaire sur des agressions sexuelles dans un orphelinat de Terre-Neuve. Des procès avec des faits similaires se déroulaient en même temps. Et jusque-là, on avait coutume de dire que quand le droit d'un accusé à un procès juste pouvait être menacé par la liberté de La Presse, cette dernière devait s'effacer.
Mauvaise approche, avait écrit le juge Antonio Lamer. Il faut trouver des moyens originaux de protéger les deux droits, plutôt que de simplement en faire triompher un aux dépens de l'autre. Dans ce cas-là, il était par exemple possible de diffuser le documentaire et de faire une sélection plus prudente des jurés pour s'assurer que la diffusion ne les ait pas influencés indûment.
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Il y a évidemment des limites au-delà desquelles le ticket de l'accommodement religieux n'est plus valable dans le Québec post-catholique de 2007. Notamment l'égalité juridique entre hommes et femmes.
Mais la liberté de religion n'est pas «inférieure». Elle n'est pas protégée pour rien. C'est une liberté englobée dans le même article de la Charte que la liberté de conscience, d'opinion et d'expression. Pour un croyant, la religion est une caractéristique intime profonde, au coeur de son humanité et de sa liberté.
Le discours public sur la religion, dans le cadre des accommodements raisonnables, finit par la ravaler à des signes extérieurs, des coutumes étranges, de vagues simagrées. Après tout, vue de l'extérieur, la religion des autres apparaît spontanément comme un tissu de superstitions, de pratiques insensées et d'interdits irrationnels. Et pourtant, pour le croyant, c'est ce qui est au coeur de sa condition humaine, ce qui lui donne un sens.
C'est pourquoi les tribunaux se gardent bien de juger le contenu des religions, quand survient un problème d'accommodement.
L'important est d'en circonscrire les limites dans l'espace public. Le plus difficile, pour tous les droits, est de les faire cohabiter intelligemment dans la mesure du raisonnable.
«Limite» et «raisonnable»: deux mots-clés qu'on trouve comme par hasard dans le tout premier article de la Charte canadienne des droits et libertés. Et qui s'applique à tous les droits.


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