Michel Desmurget a récemment publié un ouvrage de combat : La fabrique du crétin digital, les dangers des écrans pour nos enfants (Seuil, 2019, 426p, 20 €). Les impacts nocifs de la révolution numérique sont nombreux et ce livre en dresse un tableau aussi instructif qu’effrayant. A l’instar de nos amis de l’Observatoire du Journalisme, nous partageons avec vous la critique de Pascal Vandenberghe de cet ouvrage paru le 20 octobre dernier sur l’excellent site de l’Antipresse.
Polémia
Que n’a-t-on pas déjà entendu qui nous vante les mérites et bienfaits des écrans de toute sorte ! De la télévision au smartphone, en passant par les jeux vidéo et autres tablettes, la propagande bat son plein, quitte à ignorer délibérément les très nombreuses études qui prouvent la nuisance des écrans, en particulier chez les enfants et les jeunes, premières cibles — et victimes — de ce fléau. On voudrait fabriquer une génération de crétins qu’on ne s’y prendrait pas autrement !
Expérience vécue, que les lecteurs de cette chronique ont sans doute déjà connue aussi: au restaurant une famille avec des enfants en bas âge. Pour que les parents aient « la paix », les enfants (de deux à quinze ans) passent tout le temps du repas rivés à leur écran. Il est vrai qu’outre la tranquillité dont ils bénéficient de la sorte, les parents n’ont bien souvent aucune raison de croire que ce temps passé devant un écran nuira au développement et à la santé de leurs enfants : les médias, les pseudo « spécialistes » et « experts » autoproclamés font tout pour les rassurer, allant même jusqu’à leur faire croire que leurs enfants — les soi-disant digital natives — développeront ainsi de nouvelles « compétences » dont ils seraient eux-mêmes dépourvus. Ainsi, ô miracle du numérique, le cerveau humain, qui jusque-là mettait des dizaines de milliers d’années pour se modifier, se verrait en une seule génération fondamentalement transformé. En mieux, naturellement : plus rapides, plus réactifs, plus, plus, plus…
Où le plus se transforme en moins
Il était temps qu’une synthèse rigoureuse vienne, d’un côté démentir les mensonges éhontés dont on nous bassine, de l’autre présenter les résultats des très nombreuses études scientifiques internationales à grande échelle qui démontrent les indiscutables et catastrophiques dégâts que provoque l’usage des écrans pour le développement de cerveaux pas encore formés. C’est chose faite grâce à la récente parution de La fabrique du crétin digital (1), de Michel Desmurget. Docteur en neurosciences et directeur de recherches à l’Inserm, Michel Desmurget n’en est pas à son coup d’essai dans la démystification: avant d’élargir son champ d’étude aux écrans en général, il avait déjà décrit les nuisances de la télévision sur les enfants dans TV lobotomie (2) il y a quelques années.
2 400 heures par an devant un écran pour un lycéen
Le constat qu’il dresse dans ce nouveau livre est effarant. D’abord sur les heures passées en moyenne chaque jour devant un écran par les enfants des pays occidentaux: près de 3 heures dès deux ans, 4h45 de 8 à 12 ans et près de 6h45 entre 13 et 18 ans ! Ensuite sur les conséquences de cette « assiduité numérique » : « sur la santé (obésité, développement cardio-vasculaire, espérance de vie réduite…), sur le comportement (agressivité, dépression, conduites à risque…) et sur les capacités intellectuelles (langage, concentration, mémorisation…). »
Il n’y a pas d’enfant mutant
L’auteur commence par démonter le mythe de « l’enfant mutant » et la légende des digital natives. Cette introduction révèle déjà à quel point les médias sont au service de leurs annonceurs publicitaires, fabriquant de la réassurance, voire de la contre-information pour endormir le pékin. Les enfants sont les principaux influenceurs des achats de leurs parents. Capter cette « clientèle » est donc fondamental pour les marques, dans tous les domaines. Et cela passe par la publicité sur les écrans. Desmurget passe ensuite au crible les propos des prétendus « experts » (journalistes, chercheurs, institutions) et leur méthode du cherry-picking, expression anglo-saxonne inspirée d’un comportement normal de consommateur : devant l’étal, on choisit les plus belles cerises. En d’autres termes, ces « experts » ne retiennent des études scientifiques que les éléments qui les arrangent. Autre méthode de manipulation: les études « boiteuses », iconoclastes, souvent commandées et/ou financées par les marques, qui viennent contredire toutes les autres études sur un sujet, et qui sont brandies comme des vérités.
Après cette première partie qui nous permet de comprendre comment, sur quelles bases et avec quelles méthodes la propagande se déploie(3), la seconde partie est consacrée aux conséquences tous azimuts de cet usage des écrans sur les enfants, schémas et preuves à l’appui. Parfaitement documenté, avec près de quatre-vingts pages de notes de renvoi bibliographiques, Desmurget valide tous ses propos et conclusions par les études qu’il a consultées et sur lesquelles il s’appuie. Les schémas qui illustrent les résultats de certaines études sont criants et sans appel.
Sept règles contre la lobotomisation
Pour terminer, Desmurget propose sept « règles d’or » pour éviter la lobotomisation de nos chères petites têtes blondes : pas d’écran du tout (quel qu’il soit) avant six ans ; après six ans: pas plus de trente minutes à une heure ; pas d’écran dans la chambre d’un enfant ; pas de contenus inadaptés ; pas le matin avant l’école ; pas le soir avant de dormir ; un seul écran à la fois (pas de tablette à la main pendant que la télé est allumée). Et vous ne serez pas surpris si l’auteur clame haut et fort que la lecture de livres papier, à l’inverse de tous ces écrans, favorise le développement du cerveau des enfants (et accessoirement ne rend pas obèse et ne nuit pas au sommeil d’un enfant). Et constate aussi — mais c’est une telle évidence ! — que toutes ses périodes d’écran se font au détriment de la relation parent-enfant qui est déterminante dans l’équilibre et le bien-être d’un enfant.
Entendons-nous bien : Desmurget parle d’abord de consommation récréative du numérique, c’est-à-dire inutile et superflue, sans remettre en question l’indispensable utilisation des écrans à laquelle nous sommes soumis professionnellement. Mais sans épargner pour autant par une verte critique l’entrée du numérique à l’école — les dégâts sur le cerveau des enfants sont les mêmes, quel que soit l’usage —, dont l’un des objectifs, sous le fallacieux prétexte de « modernisation », est plus bassement de pouvoir remplacer des professeurs formés pour cela par des « accompagnateurs », moins formés, mais aussi moins bien payés. Avec des résultats qui sont à l’inverse de l’objectif « pédagogique » : en 2015, l’étude PISA de l’OCDE montrait que les pays qui ont le plus investi en équipements informatiques (nombre d’ordinateurs par étudiant) sont ceux qui ont vu les performances de leurs élèves baisser le plus sévèrement en mathématiques, lecture et sciences entre 2003 et 2012. Ce qui tend à montrer que l’utilisation des outils informatiques en lieu et place des méthodes d’enseignement traditionnelles est un désastre à tous égards. C’est donc un livre que devraient lire non seulement tous les parents, mais aussi les responsables de l’instruction publique.
Si je partage le constat de l’auteur, qui estime que « ce que nous faisons subir à nos enfants est inexcusable [et que] jamais sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle », je suis moins optimiste que lui qui, dans son épilogue, voit une « lueur d’espoir » dans un début de prise de conscience chez les professionnels de l’enfance. Dans ce domaine comme dans d’autres, les moyens et les méthodes de la propagande font preuve de « créativité » et disposent de ressources phénoménales, surtout quand « décérébration » rime avec business, avec en prime la bénédiction des États. Contre la puissance des acteurs du numérique et des marques qui s’appuient sur eux pour promouvoir leurs produits, qui se chiffre en centaines de milliards de dollars, le combat est loin d’être gagné !