Manipulation médiatique à Washington

L'administration Bush manoeuvre des analystes militaires, révèle le New York Times

Nouvel Ordre mondial



Shields, Alexandre - L'administration du président américain George W. Bush s'est lancée dans une tentative de manipulation de l'opinion publique à grande échelle par l'entremise des experts militaires qui interviennent quotidiennement sur les ondes des grands réseaux de télévision du pays afin de faire passer un message favorable à sa guerre contre le terrorisme. C'est ce qu'a révélé hier le New York Times, au terme d'une vaste enquête.
L'administration républicaine a littéralement recruté plusieurs commentateurs - surtout des hauts gradés retraités des forces armées - sur la base de leur loyauté idéologique, mais aussi en utilisant un puissant levier financier, à savoir les liens que ces analystes entretiennent avec les entreprises militaires impliquées dans les politiques militaires mêmes qu'ils sont chargés d'évaluer à la télévision.
Ces intervenants, qui interviennent régulièrement sur de grandes chaînes, comme Fox News, CNN, NBC, CBS et ABC, pour analyser les guerre d'Irak et d'Afghanistan, représentent en effet quelque 150 entreprises militaires. Ils y travaillent comme lobbyistes, consultants ou membres du conseil d'administration, ce que les téléspectateurs ignorent totalement. Ces sociétés comprennent des poids lourds du secteur, mais aussi une multitude de sous-traitants, qui cherchent tous à obtenir une part des centaines de milliards de dollars de contrats générés par la guerre contre le terrorisme, a précisé le quotidien new-yorkais.
Or, dans cette course aux contrats, l'accès à l'information et aux décideurs gouvernementaux est hautement prisé. Et l'administration Bush a utilisé cette situation pour «transformer les analystes en une sorte de cheval de Troie médiatique, un instrument destiné à façonner le traitement du terrorisme de l'intérieur des grands réseaux de radio et de télévision». Des documents du Pentagone, obtenus par le New York Times, qualifient d'ailleurs ces consultants d'«auxiliaires» chargés de «multiplier la force du message» et de diffuser les «thèmes et messages» de l'administration, en les faisant passer pour «leurs propres opinions».
D'autant plus, estime-t-on dans le texte, que ces militaires à la retraite, souvent des héros de guerre couverts de médailles, jouissent d'une grande crédibilité et d'une aura d'objectivité auprès de l'opinion publique. En fait, dans les mois suivant les attentats du 11-Septembre, le secrétariat de la Défense soulignait déjà la grande influence qu'ils pouvaient avoir dans les foyers américains. Dans son article, intitulé «Derrière les analystes télé, la main cachée du Pentagone», le New York Times a en outre expliqué que le système s'est mis en place tandis que se préparait la guerre en Irak et n'a pas cessé de fonctionner depuis.
Accès privilégié
Les analystes ont ainsi été invités à des centaines de réunions privées avec des dirigeants militaires, ont été emmenés en Irak, ont eu accès à des renseignements confidentiels et ont eu des rencontres avec de hauts responsables de la Maison-Blanche, du département d'État et du département de la Justice, selon le New York Times. En retour, ils sont devenus la caisse de résonance des points de vue de l'administration, même lorsqu'ils soupçonnaient parfois que l'information était fausse ou exagérée. En entrevue au quotidien, certains ont d'ailleurs dit regretter d'avoir participé à cette vaste opération médiatique. D'autres ont nié que leurs interventions puissent avoir été influencées par leurs propres intérêts ou ceux de Washington.
Même si les analystes sont des consultants payés par les télévisions, qui gagnent entre 500 et 1000 dollars par apparition à l'écran, certains ont néanmoins donné au Pentagone des «trucs» pour contourner les télévisions et d'autres l'ont tenu alerté des reportages en préparation, selon le quotidien. «Bon travail», aurait affirmé Thomas McInerney, général à la retraite de l'armée de l'air et analyste pour Fox News, dans une note écrite au Pentagone après avoir reçu un compte rendu d'une réunion, fin 2006. «Nous allons l'utiliser», aurait-il ajouté.
Le New York Times a examiné quelque 8000 pages de messages électroniques, de transcriptions et d'enregistrements décrivant plusieurs années de briefings et de voyages en Irak ou à Guantánamo obtenus par le quotidien après avoir remporté un procès contre le Pentagone. Globalement, ces dossiers révèlent en fait une «relation symbiotique» où la ligne de partage habituelle entre gouvernement et journaliste est brouillée, a d'ailleurs souligné le quotidien dans son édition dominicale.
Un exemple? En juin 2005, plusieurs de ces analystes, essentiellement des militaires retraités, ont pris part à une visite à la prison de Guantánamo Bay, une opération conçue pour les mobiliser afin de contrer l'image de plus en plus négative qu'avait cette base militaire américaine dans l'opinion publique internationale. À bord de l'avion qui les amenait à Cuba - un vol effectué à bord d'un appareil normalement utilisé par le vice-président Dick Cheney -, des responsables de l'administration américaine leur ont clairement fait comprendre quel message ils souhaitaient voir passer dans les grands médias.
Les résultats ne se sont pas fait attendre. Sur les ondes des radios et des réseaux de télévision, les analystes ont rapidement dénoncé les critiques formulées par plusieurs organisations non gouvernementales, dont Amnesty International. «Les impressions que vous obtenez dans les médias et de plusieurs affirmations formulées par des personnes qui ne se sont pas rendues sur place sont, selon moi, totalement fausses», a ainsi déclaré un général retraité des forces de l'air, Donald W. Shepperd, par téléphone, sur les ondes de CNN. Il intervenait le jour même directement de la prison de Guantánamo Bay.
Le même refrain a été repris dans les jours suivants par d'autres «experts» ayant pris part à la visite guidée. Des transcriptions des propos tenus par les analystes dans les médias ont aussi circulé auprès de personnes bien placées au sein de la Maison-Blanche et du Pentagone. On y soulignait d'ailleurs les progrès obtenus dans la bataille pour conquérir les coeurs et les esprits des Américains.
Interrogé par le journal, le Pentagone a défendu son travail avec ces consultants, en affirmant ne leur avoir toujours fourni que des informations exactes. Pour le porte-parole du Département de la Défense, Bryan Whitman, «l'intention n'est rien d'autre qu'une tentative sérieuse d'informer le peuple américain». Il a ajouté qu'il serait «assez incroyable» de penser que des officiers à la retraite pourraient être utilisés «comme des marionnettes par le département de la Défense».
La publication de cet article très fouillé n'avait pas encore suscité de réactions de la part des candidats aux investitures républicaine et démocrate, au moment de mettre sous presse. Le Devoir n'a également pas constaté de réactions sur les sites des grands réseaux américains sur les ondes desquels les experts militaires visés par le texte interviennent régulièrement. La plupart avaient déjà refusé de commenter les informations obtenues par le New York Times avant la publication de l'article.
Ce n'est pas la première fois que l'administration Bush se retrouve sur la sellette en raison des méthodes utilisées pour justifier sa guerre contre le terrorisme. En janvier dernier, par exemple, une étude publiée par le Center for Public Integrity et intitulée Faux prétextes recensait «au moins 935 fausses déclarations de hauts responsables de l'administration sur la menace que présentait l'Irak de Saddam Hussein pour la sécurité nationale».
Avec l'Agence France-Presse, Le Monde et le New York Times


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