En réponse à Sylvain Tremblay

Malheur aux vaincus, malheur aux dépossédés de leur histoire

Tribune libre

Et bien, c'en est toute une, la réponse que vous fait M. Sauvé. Franchement, son «Personne ou presque ne voulait émigrer en Nouvelle France»… ne lui fait pas honneur, c’est trop facile et ça n’a que peu à voir avec votre question. Mais bon, comme le vieux sage vous laisse dans le brouillard (c’est tout ce que lui et ses semblables auront su faire), tentons au moins de vous répondre, même si je ne suis pas le mieux armé pour ça.
Tout d’abord, il vous faut éviter de tomber dans l’anachronisme, il faut éviter de reporter dans le passé des conceptions ou des manières de faire qui nous sont familières. L’immigration par exemple (on pourrait dire la liberté de circulation) n’était pas aussi anodine, aussi simple et aussi acceptable qu’aujourd’hui. L’Étranger suscitait le plus souvent la défiance (par crainte de trouble ou de propagation de maladie par exemple), et des mouvements de populations plus larges constituaient une réelle menace à la stabilité des États : il fallait par conséquent réguler le plus possible les déplacements par le moyen de sauf-conduits. De manière générale, ce besoin de déplacement n’était d’ailleurs pas aussi grand que maintenant (hormis bien sûr pour les marchands ou pour les «nomades» plus ou moins marginaux), on naissait, vivait, mourrait chez soi, auprès des siens, dans son coin de pays. Il fallait donc des circonstances ou des conditions bien défavorables pour entraîner une migration (comme une invasion, guerre, famine, épidémie, persécution). Immigrer en somme ne pouvait guère être considéré comme un acte heureux ou souhaitable.
Vous comprendrez aussi que dans un tel contexte, les familles, les villages, les provinces, voire mêmes déjà parfois les principautés ou petits royaumes forment des entités sociales très caractérisées. On est d’ici et pas d’ailleurs. On n’est pas alors aussi formaté, aussi normalisé, aussi nivelé, qu’aujourd’hui. On a des moeurs, une parlure, des traditions, une foi, des lois bien particulières, un rang aussi, et on en est fier. Un Anglais par exemple, n’est pas Français, et il ne veut pas le devenir. Il n’a pas la même religion, ni la même conception du droit, il n’a pas les mêmes coutumes. En plus, il y a entre eux un lourd contentieux guerrier vieux de plusieurs siècles. Pour un protestant de Nouvelle-Angleterre, venir chez-nous (il aurait sans doute dit : «chez ces maudits papistes vivant en régime féodal et pouvant être soumis à la terrifiante Question»), cela devait représenter l’horreur totale. Parce que dites-vous bien qu’en Nouvelle-France nous étions Français, avec des particularismes bien sûr, mais étions aussi Français qu’un Picard ou qu’un Bourguignon. Nos héros se battent pour les leurs, mais tout autant pour «le Christ et pour le Roy», soyez-en convaincus.
D’autre part, il vous faut garder en tête que la relative concorde qui règne en Occident est récente, tout comme le respect des minorités. Les hommes d’autrefois sont entiers, ils ne sont pas des poissons froids, au-delà du travail et des sacrifices, pour le bien ou pour le mal, ils vivent de passions et de convictions, et au premier chef d'entre eux, nos rois. Pour un roi, pour un empereur, étendre son domaine est une visée incontournable, presque un devoir. Cela signifie, soumettre à sa loi, favoriser sa foi, sa culture, élargir son univers matériel et conceptuel. Mais il ne peut que très rarement le faire de manière pacifique. Cela se fait le plus souvent au détriment des autres. C’est la guerre qui amène son lot de vaincus. Et vous savez ce qu’on dit depuis au moins Brennus vainqueur des Romains : «Væ Victis», malheur aux vaincus! L’Anglais qui nous conquiert n’a donc pas à se gêner, il étend son domaine, il impose sa loi à sa guise, il nous soumet. Le Canada français, qu’il renomme et réorganise en «Province of Quebec» devient sa chose comme elle l’est toujours aujourd’hui. Il la peuple et il la gouverne au mieux de ses intérêts, malgré nous.
Pourquoi alors n’avons-nous pas été assimilés? Pour des raisons bien particulières dans lesquelles entre cette géopolitique si chère à M. Sauvé. Nous sommes en effet d’un pays froid, excentrique, et naguère on ne venait pas d’emblée chez nous. Nos ancêtres, tout comme les Loyalistes, ont rechigné à venir en masse et les Anglais ont eu ensuite à peupler prioritairement l’Ontario puis l’Ouest pour éviter l’annexion aux États-Unis. Mais pour ma part, cette contingence réelle est secondaire face au sentiment de profonde fierté qui nous habitait et qui nous a longtemps animés. Celui d’être Français et catholique. Et nous avons pu nous battre pour le demeurer parce le Roi en nous cédant nous garde l’essentiel : notre liberté de religion. Et ce n’est pas rien que de l’imposer par traité à une Angleterre qui ne reconnaît alors aucun droit à ses catholiques. Sans cette fierté et cette liberté qui nous a fait toujours plus cultiver, génération après génération, notre différence canadienne-française, nous nous serions assimilés tranquillement, volontairement un peu comme nous le faisons aujourd’hui, particulièrement sous couvert d’indépendantisme. Une assimilation qu’on a toujours su éviter en refusant le bilinguisme des Patriotes, le biculturalisme de Laurier ou le multiculturalisme de Trudeau, du moins jusqu’à maintenant alors que nous sombrons dans quelque chose d’équivalent, le pluralisme québécois.
Mon plus grand regret en vous lisant M. Tremblay, est de constater à quel point nous sommes dépouillés de notre histoire, de notre filiation. Elle est pourtant si grande, âpre oui, mais grande pour peu que nous voulions l’embrasser dans son ensemble.
Cordialement,
RCdB


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3 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    2 décembre 2010

    Je suis touché par votre mot M. Tremblay. Vous devriez lire les deux grands historiens du Canada Français, Garneau et Groulx. Gardez toujours en tête que nos ancêtres n'étaient pas les imbéciles ou les collabos qu'on nous dépeint depuis 40 ans. Ce qui fut accompli par eux force l'admiration, c'est tout ce sur quoi on pouvait compter et que la québécitude finit par nous enlever aujourd'hui.
    RCdB

  • Tremblay Sylvain Répondre

    29 novembre 2010

    Comme l'article de m. Sauvé, auquel réfère celui-ci en regard du commentaire que j'y ai mis, vient de disparaître de la colonne courante de la Tribune libre, je donne ici le lien:
    Rien de nouveau / René Marcel Sauvé, 26 nov. 2010. Tribune libre, Vigile
    afin que les lecteurs plus ou moins au courant de ce qui s'y est dit le consultent au besoin.
    Merci m. Chevalier, pseudonyme, pour cet exposé remarquable, que j'apprécie beaucoup. Il complète pas mal ma question à m. Sauvé, auquel j'ai aussi apprécié la réponse, bien que succincte, j'en conviens, mais il n'était pas obligé, et puis je suis conscient, a posteriori, du fait que ma question était probablement délicate à répondre, sur certains points.
    L'important, quand on pose une question, c'est d'y apprendre quelque chose des réponses qu'on nous donne. Cet article donne beaucoup de renseignements qui me manquaient. Je pense que ce sera de même pour les autres lecteurs aussi, car il est exceptionnel.

  • Marcel Haché Répondre

    28 novembre 2010

    Lorsque des familles entières, des paroisses entières, s’en sont allées vivre en Nouvelle Angleterre, les seules élites « québécoises » qui les ont suivi, ce furent les élites religieuses. De nouvelles élites sont apparues ensuite dans cette diaspora.
    On a peine à imaginer aujourd’hui la fidélité de ces canadiens-français. On a surtout bien plus de peine encore à imaginer le désarroi de ces femmes et de ces hommes, accompagnés de leurs enfants, s’élançant hors du pays des ancêtres, la vie en Québec étant devenue si difficile pour les Tremblay d’Amérique.
    Il devait être clair pour eux qu’il n’y aurait pas là-bas de comités d’accueil, ni de services d’intégration…