L’histoire débute toujours de la même manière. Elle a un jeune homme ou une jeune femme pour protagoniste. Un milieu familial modeste et un quartier populaire pour décor.
La fin ? On la connaît au moment de découvrir le récit de cette vie : elle se couronne de succès. En affaires, en culture, en sciences. Peu importe. Le personnage principal triomphe, en couverture d’un magazine comme celui-ci ou comme dragon à la télé. Son vécu reconduit le mythe sur lequel repose en bonne partie notre société : celui de la méritocratie.
Une fabulation qui s’appuie sur ces quelques stupéfiantes biographies de gens partis de rien pour devenir des sommités. Des histoires réconfortantes dont se bercent nos démocraties afin de faire oublier que, en raison des inégalités, « si tu veux » ne rime pas aussi souvent qu’on le croit avec « tu peux ».
Et c’est beaucoup une manière de nous convaincre que les outils d’égalisation des chances que nous avons élaborés sont efficaces et qu’ils permettent nécessairement aux studieux comme aux ambitieuses de briller parmi les meilleurs s’ils triment dur. Ça commence par les CPE et l’école publique. Ajoutez-y le dada de l’actuel gouvernement : la maternelle à quatre ans.
Or, selon une étude menée par Pierre Canisius Kamanzi, du Département de l’administration et des fondements de l’éducation de l’Université de Montréal, seulement un élève sur deux de l’école publique atteindra le cégep. À moins d’être dans un programme particulier (de sport-études, de langues, de sciences ou autre). Le pourcentage grimpe alors à 91 %. La même chose ou presque (94 %) que s’il était au privé. Pour l’université, les chiffres passent respectivement à 15 % pour le public ordinaire, 40 % pour le public « enrichi » et 60 % pour le privé.
Le parcours enrichi, censé être ouvert à tous, profite surtout aux enfants de parents plus aisés, conclut la même étude, qui fait écho au cri d’alarme lancé par le Conseil supérieur de l’éducation en 2016. Soit parce que ces programmes engendrent des frais supplémentaires, soit parce que la compétition et le contingentement de l’offre favorisent les jeunes issus de milieux plus éduqués et cultivés, qui réussissent mieux aux examens d’entrée.
L’école publique est une machine à reproduire des inégalités. La plupart d’entre nous vivons dans un monde de fatalité sociale.
Dans son roman Leurs enfants après eux (Prix Goncourt 2018), Nicolas Mathieu s’applique justement à exposer ce qu’il décrit comme « la règle », souvent éludée au profit des « cas d’exception » qui peuplent le mythe méritocratique. Dans la vie, il est lui-même fils d’électromécanicien devenu écrivain de renom. Mais il constate la rareté de sa situation. Car le plus souvent, disait-il en entrevue à propos de son bouquin, le poids de son milieu est trop lourd pour que l’on puisse jouir de sa liberté potentielle, de son libre arbitre, et s’en extraire.
Même chez les riches, ce principe est en train de causer de sérieux dommages. Dans The Meritocracy Trap, un essai de Daniel Markovitz, professeur de droit à Yale, paru en septembre dernier, on expose comment la course aux meilleures écoles et aux postes les plus prestigieux vient avec un important fardeau : celui de n’avoir plus de vie en dehors des études ou du travail. C’est aussi ce que raconte Jean-Philippe Baril Guérard dans Royal, où un fils de bonne famille, dès son arrivée en droit, passe près de laisser sa peau pour avoir la meilleure note et obtenir un stage dans le cabinet le plus renommé.
Markovitz se défend de pleurer sur le sort des riches. Mais il croit que c’est d’eux que viendra la solution. Car ce sont les nantis, aussi, qui règlent le sort du monde en faisant de la politique ou en créant des lobbys. Et ce sont également leurs héritiers qui croulent sous le poids psychologique de l’obligation de réussir et de transformer le temps mou de l’enfance pour le rendre productif, afin d’assurer leur avenir. C’est-à-dire des études dans une université prestigieuse, nécessaires à l’obtention du futur emploi convoité.
Le premier pas à franchir pour changer les choses, selon le prof de droit ? Il faut s’appliquer à rendre l’école plus égalitaire. Chez nous, cela signifie de se donner les moyens — et donc les ressources — pour obtenir d’authentiques réussites dans un contexte scolaire exsangue, où l’on réclame déjà l’impossible.
Il faudra ensuite nous convaincre nous-mêmes que l’argent et le pouvoir des postes de prestige ne remplaceront pas le temps de qualité en famille, avec les amis, ou à s’adonner à des loisirs qui nous rendent véritablement heureux. Pour le moment, les sirènes méritocratiques nous entraînent vers la noyade collective. L’épuisement professionnel comme projet de société.