« Quand j’ai rencontré Jacques et Claire Rose, j’ai compris que le peuple québécois formait une nation à libérer en Amérique du Nord ». Voilà les mots d’un indépendantiste portoricain de passage à Montréal en 1980 en solidarité avec les prisonniers politiques québécois. (Ces liens de solidarité ont permis, la même année, à des représentants du Comité d’information des prisonniers politiques québécois et de la CSN de présenter le cas du Québec devant le Comité spécial de l’ONU sur la décolonisation, à New York.)
La clé de cette observation du camarade portoricain se trouve dans le sous-titre de l’excellent film Les Rose : « une famille ouvrière au cœur de la crise d’octobre ». Alors qu’on a toujours entendu discourir sur cette crise tout le monde SAUF des gens issus de la classe ouvrière, Félix Rose réussit à donner une voix à cette classe. C’est une classe dont personne ne veut parler et dont le nom même a été banni du discours public depuis au moins les années 1990, remplacée par l’inodore incolore, et carrément fausse, « classe moyenne ».
Les conditions sociales, économiques et linguistiques de la classe ouvrière québécoise dans les années 1960 étaient abominables, ignobles, comme le démontre si bien le film. Paul et Jacques Rose et des milliers de jeunes s’en indignaient, massivement. Et ils avaient raison de le faire.
Paul et Jacques Rose ont toujours dit qu’ils ont décidé de passer à l’action clandestine parce que les moyens démocratiques étaient bloqués. Or, cette explication pouvait rester théorique, incomplète, surtout si on n’y était pas dans les années 1960. Maintenant, grâce aux films et photos d’archives habilement montés et aux nombreuses entrevues, Félix Rose donne de la chair à cette explication.
Le règlement anti-manifestation du maire Drapeau, on en comprend l’impact dans une telle époque d’effervescence et de contestation. Mais, surtout, les comités des citoyens de tous les quartiers ouvriers de Montréal et de la région, on les voit à l’œuvre, on comprend leur naissance et on apprécie leur efficacité dans la lutte.
L’objectif du fédéral
À ce sujet, le politicologue Michael Gauvreau a épluché tous les documents du Bureau du premier ministre Trudeau à l’époque des mesures de guerre pour mieux connaître leur stratégie. Il observe que ce gouvernement libéral, dans un élan archi-conservateur de guerre psychologique, voulait délégitimer, voire briser, les groupes tels les comités des citoyens, syndicats et associations étudiantes en les présentant comme des véhicules d’idéologies ou d’activités terroristes. Leur objectif : éliminer ces organismes intermédiaires en les remplaçant par une relation directe entre le gouvernement et les individus. [1] (On voit déjà poindre la fameuse Charte des droits et libertés de 1982.)
Rester au Québec
Grâce au film, on comprend la décision – courageuse et vitale à mon avis – des quatre membres de la cellule Chénier de rester au Québec et de refuser tout exil qui aura pu se négocier.
Jacques Rose précise qu’ils étaient inspirés par ce qui se passait ailleurs, notamment en Amérique latine, d’où vient l’expression « patria o muerte ». S’ils étaient sérieux dans leur démarche, et ils l’étaient, il fallait assumer tout : le poids d’un État canadien militarisé et d’une justice biaisée; l’éventualité de la mort, dont la leur; l’incarcération pendant de longues années dans des conditions extrêmes.
Au lieu d’aller « emmerder Fidel Castro », eux, ils resteraient pour être jugés au Québec, question de poursuivre le combat par d’autres moyens. Aussi, il faut signaler la description magistrale des procès dans le film.
Les membres de la cellule Chénier avaient sûrement à l’esprit la fuite de Papineau aux États-Unis en 1837, mais aussi le lot de reproches qui lui a été adressé.
La chronologie enfin rétablie
Je vous invite à chercher l’erreur dans l’affirmation suivante : « La loi sur les mesures de guerre a été proclamée par le gouvernement Trudeau en octobre 1970 pour contrer les activités terroristes au Québec, y compris l’assassinat de Pierre Laporte
». Bon nombre de personnes n’y verront pas d’erreur.
Or, les Mesures de guerre ont été proclamées le vendredi 16 octobre à 4 h du matin; Pierre Laporte est décédé le samedi 17 octobre en soirée.
Il peut sembler banal, à première vue, de rétablir la chronologie des événements d’octobre, mais c’est capital et le film le fait très bien, démontrant que le gouvernement Trudeau, en refusant toute négociation et en proclamant les Mesures de guerre, porte une responsabilité indéniable dans la mort de Pierre Laporte.
Ce rétablissement est d’autant plus important du fait qu’au moins deux décideurs fédéraux, le premier ministre Trudeau et le ministre des affaires extérieures Mitchell Sharp ont sciemment inversé le fil des événements dans leurs mémoires, laissant entendre que c’est la mort de Pierre Laporte qui les a incités à imposer les Mesures de guerre.
Trudeau : « Dans les heures qui suivirent le vote de la Chambre, plus de 400 personnes furent écrouées et gardées derrière les barreaux au-delà des quarante-huit heures prescrites par le code pénal. » Or, le vote à la Chambre a eu lieu le lundi 19 octobre vers midi, la proclamation des Mesures de guerre le 16 octobre, la mort de Laporte le 17.
Mitchell Sharp écrit au sujet des mesures de guerre : « Si on avait su ce qu’on sait maintenant de la taille limitée des opérations du FLQ, notre gouvernement (…) aurait sûrement agit autrement. (…) Ignorant l’envergure de la menace, nous devions réagir aux apparences de mauvais augure qui comprenant non seulement les enlèvements et l’assassinat de Laporte, mais aussi une série d’actes antérieurs réalisés par des sympathisants du FLQ qui ont commencé au début des années 1960. »
Les mesures de guerre et l’indépendance du Québec
Seul bémol, et ce serait plutôt un bémol à mettre sur l’ensemble du mouvement indépendantiste 50 ans après la crise d’Octobre, c’est notre tendance à sous-estimer l’impact à long terme du déploiement des Mesures de guerre de 1970.
Dans ses mémoires de 1993, Trudeau affirme que c’est grâce aux Mesures de guerre de 1970 que le Parti Québécois a abandonné sa stratégie fondamentale. Au lieu de se faire élire et de faire l’indépendance, il se ferait élire comme un bon gouvernement. C’est l’étapisme de Claude Morin, adopté en 1974. « À cette élection-ci, écrit Trudeau, il ne sera pas question de souveraineté (…) ses représentants officiels eux-mêmes s’abstenaient de s’en réclamer, le considérant comme un obstacle à leur élection. »
L’objectif du terrorisme d’État incarné par les Mesures de guerre, c’est d’inculquer la peur. A-t-il réussi au Québec? Il n’a pas lésé sur les moyens : 500 arrestations en pleine nuit sans accusations, sans libération sous caution, sans accès à un avocat; déploiement au Québec de 12 500 troupes – 7 500 à Montréal seulement –, perquisition sous menace d’arme à feu et sans mandat chez plus de 10 000 personnes. Et comme le démontre Michael Gauvreau, c’était une guerre psychologique-intellectuelle dont l’objectif était de mettre fin à la tendance très répandue de voir le Québec comme une nation à décoloniser par tous les moyens disponibles.
On n’avoue jamais qu’on agit par peur. Mais, avec le recul, on observe que l’étapisme, domine le mouvement encore, que bon nombre de dirigeants adoptent un comportement velléitaire face à l’indépendance du Québec et face à l’État canadien mais aussi face à l’idée – fondamentale pour Paul et Jacques Rose – d’émancipation sociale. De plus, on présume que l’État canadien va jouer franc jeu devant un changement aussi fondamental, même si on le fait selon les règles démocratiques les plus strictes (Référendums de 1980 et de 1995). Et on hésite à s’identifier avec les mouvements de libération nationale dans le monde.
Mais ce serait le sujet d’un autre film.
[1] Michael Gauvreau, « Winning Back the Intellectuals: Inside Canada’s “First War on Terror,” 1968-1970, Journal of the Canadian Historical Association/Revue de la Société historique du Canada. Vol. 20, no. 1 2009.