Le projet de loi 94 expliqué à mon fils

Laïcité — débat québécois


À l'heure du souper, il nous arrive parfois de refaire le monde en famille. La spécialité de mon plus jeune, 20 ans, c'est de nous faire rire en relevant l'absurde dans certaines actualités. En le faisant, cette fois, il ne savait pas qu'il était en train d'illustrer le merdier qui nous attend au Québec si jamais le projet de loi 94 (Loi établissant les balises encadrant les demandes d'accommodement dans l'Administration gouvernementale et dans certains établissements) est adopté.
Mon fils a imaginé un homme avec un tatouage sur le visage qui affiche son appartenance religieuse. Avec une nouvelle loi qui autorise les signes religieux, cet homme ne devrait pas avoir de problème pour travailler comme fonctionnaire de l'État. Mais le tatouage dans la fonction publique est mal vu. La solution serait de l'enlever, mais cet homme tient à garder son tatouage. D'après le scénario de mon fils, il n'y a qu'une seule solution pour le cacher. Porter un niqab! Mais avec le projet de loi 94, aucun accommodement ne serait accordé à cet homme.
Après avoir bien rigolé de l'image d'un homme portant le niqab pour cacher son appartenance religieuse, j'ai voulu aborder plus sérieusement avec mon fils la logique du projet de loi 94. Voici le compte rendu de notre échange.
Je raconte d'abord que l'essentielle de cette loi en matière d'accommodements consisterait à ne pas interdire le port des signes religieux dans la fonction publique sauf si «des motifs liés à la sécurité, à la communication ou à l'identification le justifient». Mon fils se demande déjà, «Cela veut-il dire que la liberté religieuse dans la fonction publique vaudrait pour certains signes, mais pas pour d'autres?».
Tous ces symboles
Je tente une explication: en matière de sécurité, de communication et d'identification le niqab représente effectivement un problème par rapport au voile. Mais en tant que symbole le niqab est aussi religieux que le voile, le crucifix, la kipa ou le kirpan. Si le projet de loi sur les accommodements est adopté (oui au voile non au niqab), l'État se trouverait dans la situation de décider de ce qui est religieux et de ce qui ne l'est pas. Il manquerait donc à son principe de neutralité religieuse tel que prévu dans le texte du projet de loi 94. Un principe «selon lequel l'État ne favorise ni ne défavorise une religion ou une croyance particulière». Interdire un signe religieux tout en autorisant les autres, donne l'impression que l'État fait une chose et son contraire en matière d'accommodements.
«Mais avec le niqab, le gouvernement n'a pas d'autres choix que de se contredire». Pas avec le niqab seulement. Avec le voile aussi. Dans le texte du projet de loi 94, il est écrit que «tout accommodement doit respecter la Charte des droits et libertés de la personne, notamment le droit à l'égalité entre les femmes et les hommes». En autorisant le port du voile par une fonctionnaire de l'État, le gouvernement irait à l'encontre de la Charte puisque le voile est aussi un symbole de soumission de la femme à l'homme.
«Une de mes copines qui porte le voile m'a dit que son voile représente plutôt sa soumission à Dieu. En plus, je n'imagine pas ma copine se faire dicter aucun ordre par un homme». Je te réponds simplement que même si ta copine était la première ministre du Québec, cela n'enlèverait rien à la charge symbolique que représente son voile. Rappelle-toi qu'il y a des millions de femmes dans le monde qui n'ont pas d'autres choix que de le porter. Si jamais le projet de loi 94 est adopté au Québec, non seulement ça sera une insulte pour les femmes d'ici qui se sont battues pour le droit à l'égalité, mais aussi pour toutes ces femmes dans le monde qui luttent pour se débarrasser des symboles de soumission.
Une foire de signes religieux
«C'est grave ça, comme message venant d'un gouvernement dit moderne?». Il y a plus grave fils. Avec un tel projet de loi, c'est maintenant le gouvernement québécois qui participe directement à cette machine de stigmatisation qui affectait déjà une catégorie de citoyens. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les opinions publiques en Occident ont développé une méfiance particulière à l'égard de l'islam et des musulmans. L'amalgame entre islam et islamisme a envahi les mentalités. En faisant croire aux musulmanes voilées qu'avec une loi qui les intègre légalement dans la fonction publique, elles seraient plus acceptées et plus tolérées, le gouvernement induit ces femmes en erreur. Imagine un instant si tous ceux et celles qui, dérangés par l'avènement du voile dans la fonction publique, décidaient d'arriver à leur travail avec toutes sortes d'autres signes religieux. Imagine aussi ce que des nouvelles religions ou sectes pourraient inventer comme nouveaux signes. La fonction publique deviendrait une foire de signes religieux.
«Si je suis la logique du projet de loi, un niqab transparent comme nouveau signe religieux ne serait pas interdit?». Tu rigoles. Le gouvernement ignore peut-être que celles qui portent aujourd'hui le niqab, ont commencé d'abord par porter le voile. En ouvrant la porte aux signes religieux dans la fonction publique, de quelle façon penses-tu que le gouvernement pourra-t-il agir sur les impacts de certains cheminements spirituels dont l'évolution transforme un voile à un niqab ?

Pourquoi maintenant?
«Pourquoi c'est maintenant que le gouvernement agit alors que le rapport Bouchard Taylor proposait déjà des solutions?». Bonne question. L'affaire du niqab de Naema a frappé l'opinion publique. Le gouvernement n'avait pas d'autres choix que d'agir et de proposer un projet de loi pour baliser légalement les accommodements en matière de religion. Il a donc saisi l'affaire du niqab pour nous faire croire qu'il avance d'un pas. En réalité, si la loi est adoptée, c'est de plusieurs pas que nous aurions reculé.
«Si je comprends, le niqab de Naema a eu plus d'impact sur le gouvernement que la Commission Bouchard Taylor?». Exactement. «Mais à quoi bon si c'est pour reculer et se contredire?». Le gouvernement, mon vieux, n'avait pas à reculer ni à se contredire s'il avait fait le choix d'une laïcité pleine et entière. Il n'aurait pas à se contredire s'il avait appliqué le même devoir de réserve qu'il exige à ses fonctionnaires quand il s'agit de leurs opinions politiques. Par exemple, si on interdit à toi ou à ton professeur de porter un macaron dans la classe parce qu'il fait la promotion d'une option politique, pourquoi une telle règle ne s'appliquerait pas à une religion ou à une autre?
Religion et politique
«Mais la religion ce n'est pas de la politique, il n'existe pas d'élections ou de campagne électorale dans une religion». Et comment penses-tu que certaines personnes quittent leur religion pour se convertir à une d'autre? Avant, les religions se répandaient par les conquêtes des territoires. Aujourd'hui, elles se répandent en s'affichant haut et fort. Ceci dit, le problème n'est pas là. Chacun est libre de se convertir à la religion qui fait son bonheur. Ça fait partie de la liberté religieuse. Mais la neutralité religieuse de l'État commande la séparation du religieux du politique. Elle commande de ne pas laisser aucune religion instrumentaliser le champ politique et l'inverse est aussi vrai. C'est le fondement même de la laïcité. Pour être réellement moderne, notre démocratie doit intégrer la laïcité comme plusieurs pays l'ont déjà fait.
«Si c'était aussi simple, pourquoi le gouvernement n'adopte pas la laïcité tel que tu la conçois?» Ça, mon vieux, c'est la question qui tue. Là, tu entres dans des considérations qui dépassent de loin les signes religieux. Certains souverainistes te diraient que Naema n'est plus seule derrière son niqab, que notre gouvernement aussi croit y avoir trouver une bonne occasion pour nous cacher son vrai visage!
«Lequel?». Les mêmes souverainistes parleraient du visage d'une politique qui a pour plan de priver le Québec, à petites doses, de ses repères qui le distinguent du reste du Canada. Le priver de ce qui est en continuité avec son histoire. Chose certaine, les souverainistes comme les fédéralistes savent bien qu'un Québec laïque, c'est un Québec qui se sépare un peu du Canada. Certains iraient jusqu'à dire qu'un Québec laïque fait un grand pas vers sa souveraineté. Donc, il n'est pas étonnant de voir un gouvernement fédéraliste envisager l'adoption d'une loi qui va dans le sens d'une politique fédérale, multiculturaliste et communautariste. Une politique consacrée dans la Constitution de 1982.
«Je suis né en 1990». Ce n'est pas une raison pour ignorer la Constitution canadienne, du moins son préambule qui affirme que le Canada a été fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit. Cela explique pourquoi la religion de «l'autre», peu importe comment elle se manifeste, fait ironiquement l'affaire des tenants de la laïcité ouverte. Cette tolérance affichée à l'égard de la religion de «l'autre» n'est pas désintéressée. En réalité c'est à leur propre religion qu'ils désirent préserver des privilèges.
«Tu veux dire qu'on se sert des femmes musulmanes voilées?». J'ai la forte impression que ces femmes ignorent qu'elles sont l'objet d'une instrumentalisation politique. Elles ignorent qu'on se sert d'elles pour des intérêts qui n'ont rien avoir avec leur liberté religieuse. Elles ignorent à quel point, une telle loi radicaliserait davantage l'opinion publique non seulement sur elles, mais aussi sur l'islam et les musulmans. Elles ignorent aussi que ce projet de loi confirme leur statut de bouc-émissaire des contradictions de toute une société. Surtout, elles ignorent qu'un État laïque a beaucoup plus de respect pour elles.
«Comment sais-tu qu'elles ignorent tout ça?». Parce que je n'ai pas vu, ni entendu aucune d'elles manifester contre ce projet de loi. Bien au contraire, certaines se sont montrées contentes de ne pas être obligées de porter des perruques avant d'être engagées dans la fonction publique!
«Et qu'est-ce que je peux faire moi, dans tout ça?» Tu pourrais peut-être aller à la commission parlementaire qui précédera l'adoption de la loi. Et tu verras toi-même ce que tu auras à leur dire.
«D'accord, j'irais avec mon niqab transparent. Mais je ne dirai rien!»

Mohamed Lotfi, journaliste et réalisateur radio
Montréal

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Journaliste et réalisateur de l'émission radiophonique Souverains anonymes avec les détenus de la prison de Bordeaux





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