Le nouveau monde populiste selon Alexandre Devecchio

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« Le populisme, de ce point de vue, est d’abord une riposte à un progressisme parti en vrille. »


Apparemment, un spectre hanterait l’Europe: celui du populisme. Contre lui, on pétitionne, on signe des tribunes, on organise des colloques et on transforme les campagnes électorales en croisades pour sauver la démocratie. S’il triomphait, nous serions même assurés d’en revenir aux heures les plus sombres de l’histoire. À tout le moins, c’est ce qu’on dit! C’est même ce qu’on répète et qu’on est obligé de répéter, si on veut porter sur sa veste l’épinglette de l’empire du bien. Les années 1930 seraient devant nous! Il faut maudire le populisme, exorciser ceux dont il se serait emparé et jeter l’anathème sur les aventuriers qui s’en réclament. En gros, traiter quelqu’un de populiste, c’est la nouvelle manière de le traiter de fasciste et d’en appeler à son bannissement de la cité. Et on accuse ceux qui cherchent à le comprendre sans commencer par en appeler à le combattre de complicité avec lui. À bien comprendre la politologie universitaire militante, qui ne diabolise pas le populisme fait son jeu et finira par l’endosser. 


Alexandre Devecchio a décidé de ne pas suivre la parade. Responsable du FigaroVox et journaliste au Figaro, il dispose d’un poste d’observation privilégié pour suivre le mouvement des idées dans le monde actuel. Et dans Recomposition (Cerf, 2019), son deuxième ouvrage, qui vient de paraître il y a une dizaine de jours, il se plonge dans le «nouveau monde populiste» pour chercher à comprendre les ressorts d’une insurrection qui traverse tout le monde occidental. Remarquablement documenté, courageux, et plus encore, honnête, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités, Recomposition cherche à comprendre une mutation qui nous oblige à revenir sur l’idée que nous nous faisons de la démocratie. Devecchio entend parler de manière mesurée, sans céder à la stratégie rhétorique des uns et des autres. C’est ce qui lui permet d’écrire que «le populisme n’est pas la résurgence du fascisme ou de la vieille extrême-droite». En d’autres mots, il fait sauter un verrou interprétatif qui empêche de le comprendre. Nous sommes devant un phénomène nouveau, issu des contradictions historiques propres à notre temps.  


Si le populisme n’a rien à voir avec une extrême-droite renaissante, de quoi est-il le nom? Selon Devecchio, il exprime surtout une révolte contre les grandes fractures issues du monde post-1989. À partir du début des années 1990, on le sait, le monde occidental a été projeté, avec moins d’enthousiasme qu’on l’a dit, dans l’univers de la mondialisation heureuse. Près de 30 ans plus tard, on constate que ce nouveau monde a fait plus de mal que de bien. Du mauvais sort réservé à la classe moyenne à la peur de devenir étranger chez soi engendrée par l’immigration massive, en passant par la déstabilisation des grands repères anthropologiques qui étaient autrefois constitutifs de notre civilisation au nom de la promotion de la «diversité», le commun des mortels a de bonnes raisons de ne pas se rallier en jouant de la trompette au nouveau monde qui vient. Il cherche alors une manière de peser politiquement, loin des partis traditionnels qui ont capitulé devant l’idéologie dominante.   


Le populisme, de ce point de vue, est d’abord une riposte à un progressisme parti en vrille. Le débat politique se transforme. La gauche et la droite, telles qu’on les définissait traditionnellement, parviennent de moins en moins à rendre compte de nos affrontements, qui touchent à la définition même de la collectivité politique. Devecchio refuse de faire de la mouvance populiste l’ennemie de la démocratie. Au contraire, loin de la dénoncer, elle prétend en fait réinvestir le principe de souveraineté populaire, progressivement vidé de sa substance au fil des dernières décennies au nom d’une gouvernance technocratique apparemment plus rationnelle, capable de répondre à la complexité du monde dans une perspective postnationale – on dira, de l’autre côté de l’Atlantique, dans une perspective européiste. Devecchio insiste: la mouvance populiste, loin de maudire la démocratie, entend la restaurer, en prenant au sérieux sa promesse inaugurale: permettre à un peuple de se gouverner par lui-même. Les populistes n’entendent pas condamner l’État de droit, comme on l’entend souvent, mais refusent d’endosser en son nom ce qu’on appelle de plus en plus souvent le gouvernement des juges qui pave le chemin à la «tyrannie des minorités».  


C’est justement à cette restauration de la souveraineté populaire que s’opposent ceux qui brandissent l’étendard du progressisme et qui résistent mal à la tentation de fasciser rhétoriquement leurs adversaires. En fait, la philosophie politique comme la sociologie contemporaines, travaillent à déconstruire l’idée même de peuple, accusé de masquer l’expression bête et méchante de la tyrannie de la majorité, pour qu’apparaisse la société dans son irréductible diversité. La démocratie ne pourrait tenir ses promesses qu’en se délivrant du peuple comme principe fondateur. On connaissait depuis un temps la démocratie sans le peuple. On découvre aujourd’hui la démocratie contre le peuple. Ou alors, il faut le reconstruire théoriquement, ce que propose le populisme de gauche auquel Devecchio consacre un passionnant chapitre. Le peuple de la gauche populiste a peu à voir avec les classes populaires ou avec le peuple historique de chaque pays. Il s’agit plutôt d’un concept vide, indéterminé, censé agréger les revendications issues des lobbies que la gauche aime voir comme des «mouvements populaires». Comment ne pas y voir une chimère idéologique? Le populisme de gauche est de gauche avant d’être populiste, nous dit Devecchio, ce qui explique d’ailleurs son incapacité à prendre au sérieux la question de l’immigration massive. Le peuple l’intéresse comme figure rhétorique, mais l’inquiète dans sa concrétude.  


On l’aura compris, Devecchio ne tourne pas en dérision les classes populaires. Là où la sociologie diversitaire leur prête des peurs irrationnelles, il reconnait des inquiétudes légitimes, qu’il s’agisse des effets ravageurs de la mondialisation, de l’immigration massive ou de la technocratisation du pouvoir. On a beau répéter au commun des mortels que demain sera meilleur qu’hier, il s’inquiète de plus en plus pour la pérennité de sa demeure: il veut conserver son monde pour le continuer. En d’autres mots, le peuple a raison de chercher une réponse politique à un monde qui lui est de plus en plus inhospitalier. Et c’est pourquoi il se tourne vers les partis qui prétendent parler en son nom, pour le défendre et non pour le réformer ou le rééduquer. On peut les trouver maladroits, on doit aussi qu’ils attirent à eux certaines éléments non-recommandables, aimantés par tout ce qui se rapproche d’une rhétorique antisystème, mais au moins, les populistes prennent au sérieux le peuple. Ils ont tort de le magnifier et de le croire absolument vertueux, ils dérivent lorsqu’ils prétendent avoir le monopole de sa représentation, mais ils ont néanmoins le bon sens de ne pas contester son existence, qu’on le définisse de manière civique, culturelle ou sociologique. On est même en droit de croire que plus le peuple est nié, plus il cherchera à se faire entendre, même en se ralliant à des leaders histrioniques. Il n’y a pas de populisme sans style populiste, nous dit d’ailleurs Devecchio.  


On notera une chose au passage: dans le récit médiatique dominant, le populisme est généralement associé à l’imaginaire de la manipulation. Le progressisme bon chic bon genre vire rapidement au conspirationnisme dès qu’il s’agit d’expliquer la victoire de ceux qu’il conspue. Devant chaque succès populiste, les grands médias ont tendance à se lancer à la recherche du stratège diabolique qui aurait orchestré une révolte allant contre le sens de l’histoire. À ce sorcier, on prête le pouvoir d’hypnotiser la population et de réveiller chez elle les plus basses passions. C’est un personnage sombre, maléfique, méphistophélique. Steve Bannon chez les Américains, Patrick Buisson chez les Français, Dominic Cummings chez les Britanniques, Ovalo de Carvahlo, chez les Brésiliens jouent ce rôle. On le portraiturera de la pire manière, on en fera un mauvais génie. Il faudra l’abattre. De la même manière, on voudra expulser du champ médiatique les quelques voix qui transgressent le grand récit de la diversité heureuse, comme si ceux qui constataient un problème collectif le créaient. Nos progressistes sont convaincus d’une chose: il leur suffirait de contrôler intégralement le récit médiatique pour que la société s’apaise et se soumette joyeusement à la révolution diversitaire. 


Quoi qu’il en soit, Devecchio déconstruit les mythes entourant les populistes. À la différence de ceux qui pensent en collant des étiquettes, Devecchio se penche sur chaque situation pour montrer ce qu’elle a de singulier et de quelle manière elle s’inscrit dans un portrait global. Il montre ainsi comment Trump a su exploiter habilement la colère populaire contre le politiquement correct et la révolte de l’homme ordinaire contre la condescendance des élites mondialisées qui se pincent le nez à la vue des «déplorables». Il se penche aussi sur le modèle de la démocratie illibérale qui s’impose à l’est de l’Europe en examinant dans quelle mesure on peut sérieusement la distinguer de la démocratie libérale occidentale. Il cherche a voir ce qui distingue et rapproche des mouvements aussi contrastés que le Tea Party ou les Gilets jaunes. Il rappelle surtout, à la suite de Dominique Reynié, que les peuples aujourd’hui veulent non seulement défendre leur niveau de vie mais leur mode de vie, compromis par une immigration massive de plus en plus difficile à intégrer. 


Y a-t-un programme populiste, se demande Devecchio? Oui et non. Il y en a un dans la mesure où à peu près partout, les populistes entendent restaurer l’État-nation, contenir l’immigration, réanimer l’identité nationale, déconstruire le multiculturalisme d’État, et réhabiliter une forme de nationalisme économique, que l’on nomme plus ou moins exactement protectionnisme. Mais d'un pays à l'autre, ces éléments ne sont pas toujours présents. On ne saurait assurément congédier tout ce qu'on retrouve dans ce programme. Faut-il dès lors embrasser les populistes et les accompagner jusqu’au terme de leur insurrection. Tel n’est pas l’avis de Devecchio, qui souhaite une réconciliation des élites et des classes populaires, où les progressistes et les populistes cohabiteraient en reconnaissant mutuellement leur légitimité. Un nouveau régime entraîne inévitablement de nouveaux clivages, de nouveaux partis et une nouvelle dissidence: Devecchio ajoute même que c’est en les intégrant au jeu démocratique plutôt qu’en tendant autour d’eux un cordon sanitaire qu’il sera possible de modérer les populistes et de contenir la tentation radicale qu’ils pourraient connaître. 


Chose certaine, loin des ouvrages qui pathologisent le populisme et qui s’apparentent sans le savoir à des livres d’épouvante, Recomposition nous permet de le comprendre, et de l’appréhender à partir de concepts qui ont pour ambition de la révéler dans sa nature propre plutôt que de le diaboliser. À la différence des essais préformatés, qui appliquent partout la même grille de lecture sans tenir compte de la diversité des situations, Devecchio nous fait passer d’un pays à l’autre et témoigne d’une fine connaissance de chaque situation. En d’autres mots, il sait de quoi il parle, et d’un tableau à l’autre, c’est notre époque qui devient plus intelligible. Il faut non seulement lire ce livre, mais le méditer. Ceux qui cherchent à s’inscrire dans la cité doivent savoir à quoi notre époque ressemble, et ce bel ouvrage permet de le comprendre, sans haine ni complaisance. 





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