L'affaire Musegera

Le grand montréalais Alain Dubuc est scandalisé

Tribune libre

Le 13 janvier dernier, le chroniqueur de La Presse, Alain Dubuc, se scandalisait du rôle de Guy Bertrand et de Robin Philpot dans le cadre de la procédure de déportation de Léon Musegera, ne manquant pas d'écorcher au passage «les milieux nationalistes radicaux». Guy Bertrand est donc le «symbole d'une certaine sous-culture de la capitale» qui est allé jusqu'à alléguer que la Cour suprême était infiltrée par les Juifs pour défendre son client. Robin Philpot, lui, appartient à la frange radicale de la mouvance nationaliste. Évidemment, le Canada est une vierge sans taches qui remue mer et monde pour se défaire des criminels de guerre.
«Après la dernière guerre mondiale, certains pays, comme le Paraguay, sont devenus des terres d'asile pour les nazis en fuite. Le Canada est-il en train de devenir un Paraguay du nord?» se demande, la conscience accablée, le Grand montréalais Dubuc. Non, monsieur Dubuc, le Canada n'est pas en train de devenir un Paraguay du nord; il est un Paraguay du nord. Ou, du moins, il l'a été pendant trop longtemps. Pour citer Groucho Marx, disons que plusieurs d'entre nous ont connu le Canada (Doris Day) avant qu'il ne devienne vierge...
Et, il ne viendrait jamais à l'esprit du soussigné d'affirmer pareille chose à propos du plus beau pays du monde sans au moins un élément de preuve dans son carquois. Alors, remontons au printemps 1996, si vous le voulez bien, époque où la Cour fédérale du Canada se penchait sur la procédure de déportation des criminels nazis Johann Dueck, Helmut Oberlander et Erichs Tobiass. L'affaire traînait en longueur et le gouvernement fédéral n'était pas étranger à cet état de choses, puisqu'il rechignait à produire certains documents que la défense réclamait.
Le 1er mars 1996, donc, un sous-ministre adjoint du ministère fédéral de la Justice, J.E. Ted Thompson, se rend au bureau du Juge-en-chef de la Cour fédérale, le juge Julius Isaac, pour se plaindre du fait que le juge chargé du dossier, James Jerome, ne procédait pas assez rondement au goût du gouvernement: «In an exchange of letters after their March 1 meeting, Mr Thompson warned Judge Isaac that the government would seek a reference to the Supreme Court of Canada if the deportation cases didn't begin to move faster.» (Globe and Mail, May 18, 1996, p., A-11). La rencontre entre le Juge-en-chef et le sous-ministre adjoint ayant eu lieu à l'insu des procureurs des défendeurs, ces derniers demandèrent un arrêt des procédures de déportation.
La journée même de sa conversation avec le sous-ministre adjoint Thompson, le juge Isaac s'est empressé de faire part au juge Jerome des doléances du gouvernement et celui-ci s'est aussitôt engagé à traiter les procédures visées comme la «plus haute priorité». Un peu plu tard, le juge Jerome allait se désister du dossier pour être remplacé par le juge Bud Cullen.
L'affaire allait donner au Globe and Mail l'occasion de jeter un peu de lumière sur la Paraguay du nord:

«The federal government's decision to undertake deportation hearings against three accused of being Nazi war criminals, after 50 years of dereliction of duty when it comes to war criminals in Canada and after a decade of neglect on these particular dossiers, is welcome and long overdue.» Globe and Mail, May 29, 1996, p., A-20.

Les éditorialistes poursuivaient en précisant que le principe de la Rule of law avait cependant préséance sur le devoir d'expulser les criminels de guerre. Autrement dit, si les lois canadiennes permettent à certains indésirables de trouver refuge au pays, changez la loi; ne tordez pas le bras des tribunaux. Il pourrait sembler noble à certains que le gouvernement fasse pression sur les tribunaux pour chasser les criminels de guerre, mais il ne faut surtout pas oublier que cela ouvre la porte à des pressions concernant le cas d'honnêtes citoyens.
Le juge Cullen donna finalement raison aux défendeurs. Sa décision fut renversée en appel et l'affaire fut portée en Cour suprême, comme le voulait le gouvernement fédéral. Mais, le déroulement du dossier n'en fut pas moins cahoteux d'un bout à l'autre. Suite aux complications ayant découlé de la rencontre entre le sous-ministre adjoint Thompson et le Juge-en-chef Isaac, la Cour fédérale a nommé un juge pour superviser le déroulement de l'affaire, le juge Jean-Paul Rouleau. Or, ce dernier s'est attiré les remontrances... du Congrès juif, suite aux complications auxquelles a donné lieu un appel téléphonique qu'il a effectué auprès du procureur du gouvernement sans en avertir les défendeurs.
Bernie Farber du Congrès, est même allé jusqu'à remettre en question la compétence de la Cour fédérale à entendre les affaires de déportation de criminels nazis: «The fact that some of the most important war-crimes cases in the history of Canada are going to come before the Federal Court leaves us really shuddering», Montreal Gazette, Feb., 6 1997, p., A-10. Le sous-culturiste Guy Bertrand a donc de la compagnie. Le Conseil de la magistrature considérera éventuellement que la seule faute du juge Isaac avait été de ne pas convoquer les défendeurs à sa rencontre avec le sous-ministre Thompson.
S'agit-il d'un cas isolé? Citons encore une fois le Globe and Mail, loin d'être une publication extrémiste de la mouvance nationaliste québécoise: «The independence of the Canadfian judiciary is seriously threatened from a most unlikely source, the chief judges of each Canadian court, a judge (David Marshall) of the Ontario Court of Justice says.» Globe and Mail, Nov., 1995, p., A-6. Alors, il semble bien, monsieur Dubuc, que la virginité du Canada soit une notion bien relative.
***
Les «extrémistes» de Vigile accusent La Presse de beaucoup de maux, monsieur Dubuc. Et, il leur arrive parfois de déraper. Ils reprochent ainsi à La Presse de ne pas faire la promotion de l'indépendance. Ils ont tort. La Presse est un journal fédéraliste qui n'a pas à faire la promotion de la souveraineté. Si les indépendantistes veulent faire la promotion de leur option, qu'ils le fassent par leurs propres moyens.
Mais, on peut reprocher à votre journal de sciemment cacher le vrai visage du Canada. Les Canadiens-français ne sont pas les bienvenus au Canada, monsieur Dubuc. Les lois linguistiques des provinces anglaises n'ont eu cesse de les refouler dans la réserve québécoise depuis la Confédération, à quelques insignifiantes exceptions près. Les politiques économiques du Canada, monsieur Dubuc, sont systématiquement défavorables au Québec. Et, cela n'empêche pas les «lucides» de votre acabit de blâmer les Québécois pour leur déficit de richesse par rapport aux provinces les plus riches. La serveuse chez Le Gros Hector n'est pas suffisamment productrice. L'employé de Wal-Mart ne paie pas suffisamment de taxes. Mais, les politiques fédérales, sont toujours irréprochables, elles.
Je pourrais continuer, monsieur Dubuc, mais je n'ai pas de temps à perdre. Promettez-moi quand même une chose: la prochaine fois que vous lirez des textes peu flatteurs concernant La Presse sur Vigile, pensez à ce qui précède.
N.B. Le soussigné n'est pas indépendantiste. Et, il n'est pas fédéraliste, non plus. Il n'est quand même pas question de recommander aux Québécois de rester dans un pays qui les traite comme des citoyens de second ordre. Quant à Léon Musegera, qu'il soit traité selon les lois du pays.


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4 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    19 janvier 2012


    Monsieur Rancourt,
    J'ai pris connaissance de quelques articles du Soleil concernant l'affaire Mugesera et il me semble bien que l'intérêt du journal pour ce dossier origine du fait que le principal intéressé est un résident de la Ville de Québec depuis 1993. Celui-ci aurait d'ailleurs obtenu un doctorat dans cette même ville en 1987...La conscience de Gesca est déjà suffisamment hypothéquée sans qu'on lui attribue des intentions perverses là où il n'y en a vraisemblablement pas; du moins pas dans ce que j'ai lu. Dans ma première réponse à votre commentaire, je disais «criminels nazis et autres...» Limitons-nous aux cas prouvés et restons-en aux criminels nazis.
    Salutations,
    L. Côté.

  • Archives de Vigile Répondre

    18 janvier 2012

    Monsieur Rancourt,
    Je n'ai pas lu les jugements dont vous faites mention et, en conséquence, je ne me prononcerai pas à ce sujet.
    Maintenant, en ce qui concerne les motivations de Gesca, je vais risquer un commentaire, même s'il est très difficile de connaître les motivations réelles d'un individu ou d'une organisation.
    En fait, je ne me prononcerai que sur le cas d'Alain Dubuc, ses motivations étant évidentes à la face même de son texte. Il essayait tout simplement d'associer le mouvement indépendantiste à un individu que l'on accuse d'être un génocidaire.
    En anglais, ils diraient «Here's the pot calling kettle black». Monsieur Dubuc ne semblait pas savoir que le plus beau pays du monde a longtemps été une terre passablement accueillante pour les criminels de guerre nazis...et autres. Dans les milieux informés, on chuchotait de plus en plus fort. Alors, voilà donc le Canada qui essaie de se donner une image de pays au-dessus de tout soupçon. Et, à certains égards, ça marche.
    Gesca utilise un peu la technique de G. Edgar Hoover. Le chef du FBI entretenait en effet une gigantesque machine à propagande qui montrait son organisation comme un foyer de justiciers parfaitement incorruptibles. Nous avons appris la vérité suite au décès de Hoover. Mais, de son vivant, ceux qui dénonçaient le FBI avaient toute une côte à remonter. Comment peut-on reprocher pareille infamie à une police si intègre? Faisons le lien avec les indépendantistes: Comment ces petites têtes peuvent-ils vouloir quitter un pays d'une telle grandeur morale? Et, ça marche. On pourrait appeler cela ...de l'extrémisme fédéraliste
    Quelqu'un devrait peut-être demander à ce cher monsieur Dubuc s'il considère George Washington et Thomas Jefferson comme de dangereux extrémistes. À tout événement, j'ai lu l'article de Dubuc. Je me suis souvenu du cas des criminels nazis. Et je n'ai pas pu résister à la tentation de frotter le nez du grand montréalais dans sa propagande. Si Gesca montrait le Canada sous son véritable visage, les fédéralistes auraient le dogme moins triomphant.
    Salutations,
    L. Côté

  • Archives de Vigile Répondre

    18 janvier 2012

    Bien sûr, il faudrait lire «Mugesera» plutôt que «Musegera» et «productive» au lieu de «productrice». Mieux vaut tard que jamais.
    L. Côté.

  • Yves Rancourt Répondre

    17 janvier 2012

    Monsieur Côté,
    Merci pour ce texte. Mais pouvez-vous m'expliquer pourquoi Gesca se fait aussi insistante sur le cas Mugesera? Outre le texte de Dubuc, il y avait il y a quelques jours un long texte de François Bourque dans Le Soleil sur le "discours fatidique", puis un autre de Jean-François Néron, pour ne mentionner que ceux-là.
    J'ai lu le long jugement de 2003 de la Cour d'appel fédérale qui concluait, vous vous en rappelez sans doute, qu' "aucun tribunal correctement instruit ne pourrait conclure...que le discours en litige aurait constitué au Canada une incitation au meurtre, à la haine ou au génocide". Un jugement qui m'est apparu très solide. On aurait pu croire cette histoire terminée jusqu'à ce qu'elle se retrouve devant la Cour suprême qui rejette les conclusions de la CAF. C'est à ce dernier jugement de la CS que Me Guy Bertrand s'en est pris, alléguant qu'il avait été influencé "par des individus et des organismes juifs".
    Pour bien comprendre tout ce dossier, il faut bien sûr lire les deux livres de Robin Philpot sur la question mais également ceux de Charles Onana puis de Pierre Péan( Carnages, Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique). Ces bouquins nous donnent une version bien différente de celle que certains médias tentent de nous imposer sur ce qui s'est réellement passé au Rwanda.
    Mes salutations à vous.