Peu d’événements dans l’histoire du Québec ont donné lieu à autant de parutions que les rébellions de 1837-1838. Surtout, nul événement, lointain ou récent, n’est à ce point constamment invoqué par les enjeux du présent. On n’a qu’à penser à l’apparition inopinée du drapeau patriote lors de la plupart des manifestations publiques. Ce phénomène n’est pas nouveau. Depuis 1837, le regard historien sur les rébellions patriotes a été particulièrement influencé par les conditions historiques où chaque historien se trouvait lui-même plongé. Nous proposons donc une revue sommaire des principaux débats historiographiques qui ont eu cours sur ce thème depuis 175 ans en lien avec le contexte historique, en attendant sans doute qu’une nouvelle génération analyse à son tour le passé avec les yeux du présent.
Le débat entre les acteurs eux-mêmes
John George Lambton, lord Durham
La poussière est à peine retombée sur les troubles de 1837-1838 que déjà se bousculent les interprétations à propos des causes et des responsables du soulèvement. Après tout, n’est-ce pas précisément ce qu’on demande de faire à lord Durham dans son rapport déposé à Londres en février 1839 ? « Je m'attendais à trouver un conflit entre un gouvernement et un peuple […]; je trouvai une lutte, non de principes, mais de races. » (NOTE 1) D’emblée, Durham pose une explication qui deviendra axiomatique et qui aura ses tenants parmi les historiens jusqu’à nos jours, de Fernand Ouellet à Maurice Séguin, qui reconnaissent le mérite de la froide et lucide interprétation du gouverneur-enquêteur : les motifs de la rébellion purent paraître dictés par des motifs politiques, ils révèlent en fait une crise plus profonde où l’affrontement ethnique a fini par définir les rapports entre les factions, ainsi que leur rapport avec l’État.
Le patriote Siméon Marchessault, après 1840
Pendant longtemps, la proximité des événements fait qu’à maints égards le débat est entretenu par d’ex-acteurs qui, très tôt après les Rébellions, publient leur version dans les journaux et sous forme d’opuscules. Parmi ces écrits apparaissent ceux de François-Xavier Prieur (1846), Boucher-Belleville (1839), Amédée Papineau (1855), Félix Poutré (1862) ou Robert Shore-Milnes Bouchette (1903). D’autres récits sont teintés de l’exotisme d’un séjour en terres australes, comme ceux de Louis-Léandre Ducharme (1845) et de LePailleur (1846) (NOTE 2). À tout seigneur tout honneur : dès 1839, Louis-Joseph Papineau fait paraître de Paris son Histoire de l’insurrection… en réponse au Rapport Durham, vite suivi de la Réfutation… de Clément Sabrevois de Bleury (NOTE 3).
Au moins jusqu’en 1855, les voix sont unanimes à déplorer «la regrettable rébellion». Deux questions sont alors surtout débattues, soit la responsabilité personnelle de Louis-Joseph Papineau et la présomption qu’il aurait fui au moment des combats, de même que le rôle du gouvernement colonial qui aurait apparemment provoqué les patriotes, pour les pousser à la révolte et ainsi pouvoir réprimer légitimement un mouvement jusque-là légaliste et démocratique.
L’épisode des Rébellions entre dans les premiers livres d’histoire
F.X. Garneau, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours, tome 3, 1882
Tandis que les acteurs des rébellions ferraillent à propos de la responsabilité des uns et du mérite des autres, d’authentiques ouvrages d’histoire commencent à paraître et tentent de placer les événements de 1837-1838 dans un contexte plus large. Le troisième tome de la monumentale Histoire de François-Xavier Garneau paraît en 1852. L’auteur y propose la première interprétation globalement positive du combat politique patriote, dans le prolongement de la tradition libérale whig anglaise et en s’appuyant surtout sur les journaux de l’Assemblée législative et le rapport des enquêtes britanniques à propos du Bas-Canada. En s’appuyant plutôt sur la revue des journaux anglophones, The Late History de Robert Christie (1855) oppose à Garneau une lecture ethnique du conflit, beaucoup plus critique envers les motivations patriotes. Les autres ouvrages de l’époque, tels Histoire de cinquante ans de T.P. Bédard (1869) ou Le Canada sous l’Union de Louis-Philippe Turcotte, évoquent surtout l’épisode patriote afin de faire l’apologie des gains politiques ultérieurs de Louis-Hippolyte LaFontaine (NOTE 4).
Affrontement entre Rouges et Bleus à propos de l’héritage patriote
Passons rapidement sur le duel entre le libéral Laurent-Olivier David et le conservateur Charles-Auguste-Maximilien Globensky dans le contexte enfiévré de la pendaison de Louis Riel et de l’élection de Mercier. Si Globensky (1883) mène une charge à fond de train contre les patriotes, avec qui son propre père avait déjà eu maille à partir, David (1884), quant à lui, connaît personnellement de nombreux ex-patriotes dont il rapporte souvent les témoignages de première main. Les rééditions successives des Patriotes de David auront à chaque fois un grand retentissement (NOTE 5).
Louis H. Fréchette, 1880
Grâce à David, mais aussi à la poésie patriotique et militante de Louis Fréchette (Légendes d’un peuple, 1888), le recours aux rébellions n’apparaît désormais plus condamnable en soi dans la littérature historique (NOTE 6). La réabilitation des patriotes est alors en marche et la mort de Papineau en 1871 avait en quelque sorte lancée le mouvement, en particulier dans les cercles «rouges» ou libéraux.
Reste pourtant un écueil important pour parachever la réhabilitation définitive des Patriotes, et c’est bien sûr la rupture entre le mouvement insurrectionnel et le clergé catholique, proprement inacceptable dans le Québec de la fin du XIXe siècle. Depuis 1850 le Québec est traversé par un vaste renouveau charismatique qui confond désormais l’affirmation nationale avec la stricte obéissance à une église catholique très conservatrice. Difficile dès lors, pour ce clérico-nationalisme «bleu», de légitimer l’action d’individus qui auraient agi à l’encontre de leur Église en 1837. Si ce déchirement identitaire embarrasse peu des libéraux comme David et Fréchette, il est proprement intenable pour des conservateurs comme Thomas Chapais, Lionel Groulx ou l’abbé Paul Bruchési.
Les Rébellions à l’heure de « l’objectivité scientifique »
Page frontispice de Cours d'histoire du Canada, vol. 4, par Thomas Chapais, édition de 1919 chez J.-P. Garneau à Québec
La mise sur pied des archives publiques à Ottawa en 1885, puis à Québec en 1920, coïncide avec la professionalisation progressive du métier d’historien et la parution d’ouvrages plus soucieux de rigueur et d’objectivité. L’historien Gustave Lanctôt facilite encore le travail des chercheur en 1939 avec sa Bibliographie des matériaux déposés aux Archives publiques du Canada concernant l’insurrection de 1837-1838. Benjamin Sulte s’attache alors à déboulonner par une série d’articles la perception purement héroïque des Patriotes, popularisée par David et Fréchette, en insistant sur la critique des sources et en rétablissant la véritable motivation des acteurs. Premier historien «professionnel» du Canada français, Thomas Chapais offre dans ses Cours d’histoire du Canada (1923) le meilleur récit depuis Garneau des luttes politiques qui précèdent les troubles. Reste que le conservatisme de Chapais le pousse à s’écarter de « l’objectivité scientifique » et à se livrer à quelques charges contre le radicalisme patriote en particulier, surtout quand il va à l’encontre des positions de l’Église (NOTE 7).
En 1937, dans un Québec alors paralysé par la pire crise économique de son histoire et secoué par le choc des idéologies à la veille de la Seconde guerre, on imagine bien que le centenaire de la rébellion des Patriotes ait pu passer inaperçu. Or, la fin des années 1930 est plutôt l’occasion d’une série de parutions importantes portant sur les rébellions qui s’inscrivent en rupture avec la tradition historique et annoncent l’historiographie de l’après-guerre. Globalement, les auteurs de cette époque, autant Groulx, Filteau, Ryerson que Creighton empruntent un canevas plus idéologique dans leur relation des troubles de 1837-1838 et ils délaissent un peu les sentiers de l’histoire purement politique pour le champ de l’histoire économique et sociale (NOTE 8).
L’interprétation des historiens canadiens-anglais…
Un patriote de 1837 (peint vers 1947)
The Commercial Empire of the Saint-Lawrence (1937), de Donald G. Creighton, représente la première étude sociale et économique des « adversaires » des Patriotes, les marchands britanniques, dont l’historien fait l’apologie, car ils sont, selon lui, les artisans d’un Canada riche et puissant et les gardiens des valeurs britanniques contre les dérives à la fois révolutionnaires et réactionnaires véhiculées par les Patriotes (NOTE 9). À l’opposé du spectre politique, la plaquette d’un membre du Parti communiste du Canada, Stanley B. Ryerson, 1837 : The Birth of Canadian Democracy (1937) associe plutôt la lutte patriote à l’histoire de la lutte des classes et à la première offensive du «prolétariat rural» en vue d’abattre la bourgeoisie marchande si chère à Creighton. La thèse de Ryerson, étoffée par la parution en 1970 d’Unequal Union…, connaîtra plus tard son heure de gloire avec la montée des idées de gauche au Québec et par une association plus intime des patriotes avec les luttes de décolonisation ailleurs dans le monde (NOTE 10).
… versus la vision des historiens « nationalistes »
Tous les regards sont alors tournés vers notre « historien national », Lionel Groulx. Groulx était alors soucieux d’ériger une généalogie de la nation canadienne et de sa lutte pour préserver ses traits historiques. Au centre de ces valeurs, il identifie le mode de vie rural et le rôle bienfaiteur du clergé. Groulx est donc particulièrement embarrassé par l’épisode patriote, en partie fondé sur des courants idéologiques provenant de l’Europe libérale et des États-Unis matérialistes. Il aura donc tendance à minimiser la signification des Rébellions et, pour le reste, confiera à son émule, Gérard Filteau, le soin de concilier la lutte patriote et l’idéal agriculturiste.
Histoire des Patriotes, par Gérard Filteau, en trois volumes parus à Montréal entre de 1938 et 1942
L’Histoire des Patriotes de Gérard Filteau se donne clairement pour tâche de réhabiliter les Patriotes aux yeux des conservateurs catholiques de son temps. Pour ce faire, il doit auparavant circonvenir trois grandes objections. La première suggère que les patriotes ont été influencés par les idées libérales et républicaines ayant aussi inspiré les révolutions française et américaine. La seconde soutient que les éléments radicaux du parti patriote ont fini par rompre avec la hiérarchie catholique et ont provoqué une vague d’anticléricalisme à la veille des rébellions. La dernière objection affirme que les revendications patriotes ont pu conduire, à l’encontre de la volonté du clergé, à un affrontement militaire avec l’ordre établi (NOTE 11).
Filteau s’attaque à chacun de ces problèmes, fondant ainsi tout un courant nationaliste à propos des rébellions. Pour lui, l’aspect idéologique de la lutte patriote est moins important que son caractère purement national. Il minimise ensuite l’anticléricalisme de nombreux patriotes, dont Papineau. Pour expliquer le dérapage révolutionnaire, Filteau invoque enfin que les patriotes auraient été provoqués par les « bureaucrates », de connivence avec l’armée et le gouvernement, sans quoi « leur radicalisme se serait épuisé faute de matériaux ». Cette lecture purement nationale aura un grand succès et permettra aux patriotes de rallier le train de la lutte historique du peuple québécois, telle que voulue par Groulx et le nationalisme conservateur.
L’historiographie d’après-guerre
Après 1945, l’apport des sciences sociales élargit considérablement le champ conceptuel d’un sujet comme les Patriotes et les Rébellions, particulièrement ceux de l’histoire sociale et économique, de l’histoire des idées et de l’anthropologie culturelle.
Aegidius Fauteux, historien et bibliothécaire, conservateur de la bibliothèque Saint-Sulpice
En 1950, les Patriotes d’Aegidius Fauteux représentent un apport documentaire remarquable ; or, cet ouvrage, essentiellement constitué de capsules biographiques de centaines de Patriotes, ne propose pas une interprétation globale des événements eux-mêmes (NOTE 12). Dans son Influence de Voltaire au Canada, Marcel Trudel montre en revanche que le libéralisme des Patriotes, minimisé par les historiens nationalistes, est loin d’être accessoire et que les Lumières, fort bien représentées dans les bibliothèques du Bas-Canada, se situaient au cœur des revendications patriotes. Cette affirmation est corroborée par les premiers travaux de l’historien Fernand Ouellet à propos de Papineau (NOTE 13).
Au tournant des années 1960, le courant néonationaliste, pourtant en partie héritier de Groulx, remet en question certaines conclusions de Filteau. Désormais émancipé de l’imprimatur clérical et de la dimension négative associée à la violence politique, une nouvelle génération d’historiens, formée autour de Maurice Séguin, Denis Vaugeois, Pierre Tousignant et Jean-Pierre Wallot, propose une relecture de l’histoire du peuple québécois non pas sous l’angle d’une préservation des caractères nationaux, mais sous celui d’une lutte sourde et inlassable contre le procès d’acculturation opéré par l’élite anglophone. Séguin montre en particulier que les troubles de 1837 constituent en fait une guerre civile entre anglophones et francophones, chacune des factions étant porteuse d’un projet national rival. Denis Vaugeois conteste, quant à lui, le constat des historiens libéraux qui suggèrent la victoire ultime des Patriotes avec la conquête du gouvernement responsable. Il démontre plutôt le caractère dramatique et irrémédiable de la mise en minorité des Canadiens à la suite de l’Union de 1840. Pierre Tousignant aborde l’état archaïque des institutions britanniques à l’époque des troubles et montre que les revendications patriotes allaient au-delà de ce que la métropole avait encore de la difficulté à concevoir pour elle-même (NOTE 14).
Les tendances historiographiques depuis les années 1970
Le début des années 1970 marque le triomphe de l’histoire sociale. À propos des rébellions, les historiens relèvent le rôle crucial joué par les rapports de classes et invoquent le piètre état de l’économie laurentienne comme facteur explicatif. L’apport de Fernand Ouellet est à cet égard remarquable. Bien qu’il prétende s’en tenir à l’analyse économique, ses conclusions sont plutôt à l’effet que la bourgeoisie professionnelle francophone (avocats, notaires et médecins) traverse alors une crise de croissance et qu’elle ambitionne de confisquer l’État à son profit : « C’est en fonction de ces vues et de ces objectifs que les nationalistes font appel à la masse et la mobilisent en 1837-1838 » (NOTE 15). Plus sympathique aux patriotes, Gérard Bernier s’appuie sur la présence d’anglophones au sein des plus hautes sphères du parti patriote pour démontrer que :
L’adhésion de ces individus au parti semble se faire sur une base idéologique et sur la convergence des intérêts de classe. Le clivage ethnique n’est pas assez puissant pour masquer la communauté de ces intérêts. Les représentants anglophones au sein de la direction du parti sont en effet issus des mêmes couches sociales que les patriotes francophones, soit les divers éléments constitutifs de la petite bourgeoisie (NOTE 16).
Quelques-uns des ouvrages récents consacrés aux patriotes
Les questions posées en particulier par Ouellet occuperont de nombreux historiens durant la décennie suivante. Jean-Pierre Wallot et Gilles Paquet, de même que Daniel Salée ou Richard Chabot discutent alors à savoir si le projet patriote était bien animé par un idéal libéral et par un programme économique conséquent ou par des motifs purement opportunistes, tributaires des misères de l’agriculture et des ambitions de la petite bourgeoisie nationaliste (NOTE 17). Plutôt issus de l’histoire des idées, Denis Monière, Yvan Lamonde et Jean-Paul Bernard annoncent durant les années 1980 les premières synthèses depuis les années 1930, mais continuent de s’intéresser surtout aux motivations des principaux chefs patriotes (NOTE 18).
Plus récemment, les études d’Allan Greer, Serge Courville et Jean-Marie Fecteau ont eu pour objectif de mieux comprendre les dynamiques du milieu rural au XIXe siècle, autonomiste et jaloux de son indépendance, en butte à l’accroissement de l’emprise de l’État, qu’il soit colonial ou canadien, comme une des causes possibles de la désaffection des Canadiens français envers la métropole (NOTE 19).
La mémoire des Patriotes aujourd'hui
Page couverture de Micheline Lachance, Le roman de Julie Papineau L'exil, Montréal, Québec-Amériques, 2002.
Ce débat entre spécialistes semble un peu s’être épuisé, si bien qu’on assiste ces dernières années à la parution d’études plus accessibles, davantage axées sur l’histoire biographique et événementielle et atteignant un plus vaste public, notamment grâce à l’impressionnant travail d’un auteur comme Georges Aubin. En même temps l’extraordinaire succès du Julie Papineau de Micheline Lachance ou du 15 février 1839de Pierre Falardeau révèlent la fascination du public pour l’idéalisme et la grandeur du sacrifice de certains patriotes.
On l’a vu, les rébellions de 1837-1838 furent prétexte à un production culturelle considérable et dont son même sorties de réalisations remarquables. On aurait pu par exemple choisir de parler d’Anne Hébert, Jacques Ferron, Marie-Claire Daveluy ou de Jules Verne qui ont tous en commun d’avoir écrit sur les patriotes. La production culturelle sur 1837-1838 semblent certes vouée à être constamment remise en question par les historiens, mais laisse dans son sillage des œuvres durables, pleinement dignes de figurer au patrimoine culturel et historique du Québec.
Gilles Laporte
Historien et enseignant, UQAM et cégep du Vieux Montréal