La Russie à l’épreuve de la crise de l’Euro

Géopolitique — Russie

"Promenades d'un économiste solitaire" par Jacques Sapir* La semaine qui s’est écoulée a été terrible pour la zone Euro. Attaquée de toute part, ayant à gérer outre la crise bancaire espagnole une crise italienne que l’on devine redoutable, elle donne l’image d’une institution déstabilisée dont les dirigeants se déchirent désormais ouvertement. Mais les semaines à venir seront pires. Il y a tout d’abord l’évolution possible de la situation Grecque. Quel que soit le résultat de l’élection du dimanche 17 juin, que le parti de centre-droit « Nouvelle démocratie » ou le parti de la gauche radicale SYRIZA arrive en tête, il faut s’attendre à une incertitude politique prolongée. Elle a déjà fait une victime, Chypre. Entrée dans l’Union Européenne en 2004, et dans la zone Euro en 2008, l’île, qui joue le rôle de plaque tournante financière, connaît elle aussi une crise bancaire. En fait, les retraits précipités des banques Grecques, qui se replient sur le territoire national, a accéléré une crise latente et a déstabilisé les banques chypriotes. Il faudrait trouver désormais un minimum de 4,5 milliards d’euros alors que les marchés financiers se ferment aux demandes chypriotes ou exigent des taux d’intérêts astronomiques. Le gouvernement de Nicosie hésite à demander l’aide de la zone Euro, ne sachant que trop bien quelles seront les conditions attachées à celle-ci. Le vice-ministre des affaires européennes, Andréas Mavroyiannis, n'a pas nié que Chypre prévoie de se tourner vers la Russie et la Chine pour un renflouement. Un quotidien – Haravghi - qui soutient généralement le Parti progressiste des travailleurs (AKEL), a fait savoir que le pays tentait d'emprunter à un pays tiers qui lui proposerait des « conditions plus avantageuses ». Le quotidien n'a pas cité de nom de pays, mais quatre autres journaux ont mentionné la Russie. On le sait, la Russie est un partenaire commercial et financier important pour Chypre. L'année dernière, elle lui a accordé un prêt de 2,5 milliards d'euros à rembourser en 4 ans et demi à un taux de 4,5 %. Il est donc possible que la Russie s’engage, mais ce faisant, elle créerait un précédent. De plus, on devine que même si la tourmente grecque était moins destructrice que prévu, se lèvent de véritables ouragans sur l’Espagne et l’Italie. L’agence Fitch a logiquement dégradé la note de l’Espagne à BBB1. Concrètement, l’Espagne devra d’ici décembre 2012 trouver 82 milliards pour le financement de sa dette plus 16 milliards pour celle des régions (qui ont perdu leur accès aux marchés financiers dans le cours de 2011), soit un total de 98 milliards d’euros. Les besoins totaux de l’Espagne pour la seule stabilisation de son système bancaire devraient être, quant à eux, plus proches de 250 à 300 milliards, dont la moitié au moins devraient être révélés d’ici à la fin de 2012. Si l’on se base sur 125 milliards (somme minimum) de besoins « révélés » dans le cours de 2012, cela signifie que les besoins de financement seront au minimum d’ici décembre de 223 milliards (125 + 98). En fait la somme de 16 milliards pour soutenir les régions est elle-même sous-estimée. Une somme de 30 milliards est bien plus probable2. La crise italienne, quant à elle, tient en deux termes : une dette qui représente 120% du PIB et une croissance très faible depuis des années et qui a été cassée par les mesures prises par Mario Monti depuis son accession au poste de Premier Ministre. Cette politique est aujourd’hui un échec : non seulement elle a cassé la croissance et plongé le pays dans la récession, mais encore elle provoque – par une rigueur fiscale accrue alors que l’État est notoirement mauvais payeur – une aggravation sensible de la situation des PME/PMI. Les recettes fiscales, qui ont plafonné en avril, ont commencé à baisser en mai3. Comme il était donc prévisible, la politique de rigueur budgétaire, poussée à l’extrême, provoque une asphyxie de l’économie, qui à son tour engendre une baisse des recettes fiscales. L’Italie, elle aussi, ne tiendra pas ses objectifs de déficit pour 2012. On le voit, la crise actuelle est bien plus profonde que le seul problème grec. C’est pour cela qu’elle est probablement insoluble. Moscou doit réfléchir très sérieusement à ce que sera son attitude dans les semaines et les mois à venir en ce qui concerne la zone Euro. On conçoit, bien entendu, que le gouvernement russe souhaiterait que celle dernière survive. Financièrement, une partie importante des réserves de change de la Banque Centrale de Russie (entre 35% et 40%) sont en euros. Politiquement, l’Euro offre à la Russie une alternative au Dollar comme monnaie de réserve. Économiquement, la Russie est relativement protégée par un Euro fort qui préserve sa propre compétitivité sur son marché intérieur, et elle est dépendante de ses exportations vers l’UE et la zone Euro. Elle craint qu’une crise en Europe ne provoque une contraction très forte de la demande pour les matières premières et produits semi-finis russes. Dès lors se pose le problème de savoir ce que la Russie peut faire. Elle pourrait, assurément, soutenir la zone Euro ; mais comment ? Si la Russie peut se substituer aux prêteurs habituels pour Chypre, le problème serait autrement plus compliqué pour la Grèce, et certainement impossible en ce qui concerne l’Espagne. Par ailleurs, la Russie doit aussi – et l’on comprend que cela soit légitime – protéger ses intérêts, et donc ses réserves de change. Il faut savoir qu’en cas d’éclatement de l’Euro et de dissolution de l’ensemble de la zone, les dettes actuellement en Euro seraient libellées dans les nouvelles monnaies nationales. Il serait donc logique que les autorités de la Banque Centrale de Russie à la fois réduisent la part de l’Euro dans leurs réserves (et l’on sait qu’au niveau mondial la part de l’Euro est passée de 27,9% à 25% ces deux dernières années) et qu’elles choisissent en priorités des instruments de dettes allemands ou de pays de la zone Euro ayant un triple A. Mais ceci ne constituerait qu’un ajustement et non une politique globale face à la crise. Le gouvernement russe doit chercher à sortir du double piège que constitue d’une part le couple Dollar-Euro en matière d’instruments de réserve et d’autre part l’immédiateté de la crise. Si la crise de la zone Euro s’approfondit rapidement durant cet été, comme on a toutes les raisons de le penser, il devrait prendre une initiative au niveau régional pour proposer un nouveau système susceptible de se substituer à l’Euro défaillant. 1 E. Cluzin, «L'agence Fitch dégrade l'Espagne de trois crans », AFP, 7/06/2012 2 Le gouvernement va payer pour 17 milliards d’arriérés dus par les régions pour les fournitures de santé. Source : Reuters 3 A. Frye, « Italy Tax Increases Backfire As Monti Tightens Belts », in Bloomberg, 13 juin 2012


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Jacques Sapir141 articles

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Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.

Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).

_ Zone Euro : une crise sans fin ?
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_ Euro : la fin de la récréation
_ Zone Euro : un optimisme en trompe l’œil?
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