La Grèce, le kamikaze et la souveraineté

rien n’est assuré sinon l’effondrement du Système

Crise du capitalisme - novembre décembre 2011



Laissons de côté les exclamations hurlantes des commentaires économiques réduits à l’économisme et des membres agréés des directions politiques qui espéraient, avec le nième “coup” de l’accord sur la Grèce, remonter dans les sondages pour au moins deux ou trois semaines. (Parfois le sort du monde paraît une chose bien abstraite par rapport aux présidentielles diverses ; d’ailleurs, la Grèce et “le sort du monde”, qui s’en préoccupe vraiment dans ces directions politiques-là ?) Toutes ces exclamations économistes et opportunistes hurlent au mauvais coup, à la trahison de Papandréou, parce que celui-ci semblerait bien torpiller un accord qui pouvait encore nous assurer deux-trois semaines (parallélisme “sauvetage du monde-sondages”) d’illusions sur la réparation des restes épars et pulvérisés de l’“idée européenne” et de l’idée de la survie du Système.
Disons, très approximativement, et montrant ainsi le peu de considération que nous portons aux appréciations techniques d’une aventure perdue d’avance et qui prend eau de toutes parts (l’aventure du “sauvetage” de la Grèce et du reste), disons donc que l’éditorial du Guardian du 1er novembre 2011 fait l’affaire pour les détails des diverses récriminations. Par rapport au code de l’éthique des bandits qui peuplent nos directions politiques et institutionnelles, et tiennent haut le flambeau de l’“idée européenne”, le PM grec est un traître, un faux frère, un relaps. Un économiste distingué disait hier (Grand Journal de Canal +) que tant qu’à faire un référendum, ce qu’il jugeait acceptable après tout puisqu’il faut bien laisser parler le peuple, Papandréou aurait dû le faire depuis bien longtemps, sur le principe de l’aide européenne, – c’est-à-dire, si nous comprenons, avant que les conditions du nième deal Sarko-Merkel, parlant pour les Grecs, soient connues. Le même économiste précisait, en substance : “D’ailleurs, la Grèce, tout le monde s’en fout, c’est le reste qui compte !” L’“idée européenne”, vous dit-on…
Eh bien, pour une fois, nous préférerons le commentaire de Ambrose Evans-Pritchard (AEP), dans son Daily Telegraph préféré, le 1er novembre 2011, dont le titre lui-même est la marque d’un sens assez juste des choses qui importent : «Revenge of the Sovereign Nation». AEP étant ce qu’il est par ailleurs, américaniste de sentiment et d’engagement, anglo-saxon jusqu’au bout des ongles, défenseur de la City, etc., pour ce cas il parle néanmoins juste et haut et c’est ce qui nous importe. Notre position d’inconnaissance nous permet de ces choix sans nous engager en rien par ailleurs dans les autres appréciations d’Evans-Pritchard, et en échappant à la basse-cour des idéologues-spécialistes. (Cela, même si EAP en est un, de cette basse-cour des idéologues-spécialistes, plus qu’à son tour, – justement, c’est la vertu de l’inconnaissance de séparer le bon grain de l’ivraie chez un même personnage.)
D’abord, EAP nous dit que la décision grecque, telle qu’elle est en l’état des choses (tout peut changer, connaissant les méthodes des pressions des dirigeants européens entre eux), a tué le truc Sarko-Merkel et va emporter le tout…
«Greece’s astonishing decision to call a referendum – “a supreme act of democracy and of patriotism”, in the words of premier George Papandreou – has more or less killed last week’s EU summit deal. The markets cannot wait three months to find out the result, and nor is China going to lend much money to the EFSF bail-out fund until this is cleared up. The whole edifice is already at risk of crumbling. Société Générale is down 15pc this morning. The FTSE MIB index in Milan has crashed 7pc. Italian bond spreads have jumped to 450 basis points.
»Unless the European Central Bank step in very soon and on a massive scale to shore up Italy, the game is up. We will have a spectacular smash-up.»

EAP fait un rapide rappel de la stratégie utilisée par le “concert européen” dans le cas de la Grèce et admet aisément qu’elle a un sens, s’appuyant sur le “grand mensonge” habituel des européistes («It was not an unreasonable strategy (though a BIG LIE)») ; qu’elle pourrait (aurait pu) marcher, cette stratégie, si le reste de la situation le permettait et si la reprise se trouvait effectivement “around the corner” (Herbert Hoover, en mars 1931). Rien de tout cela n’a la moindre chance d’exister sinon dans les discours de nos directions politiques de plus en plus étrangers à la moindre de ces convictions auxquelles il arrive de rencontrer la vérité de la situation. EAP classe donc l’équipe européenne de sauvetage de l’euro et de l’Europe par le moyen de la Grèce à un rang presque aussi bas que l’équipe de sauvetage des USA (les gens de la Federal Reserve de Chicago) qui, en 1931-1932, “sauvèrent” les USA en les précipitant dans la Grande Dépression.
Résutat…
«They are nothing of the sort. Greece has been subjected to the greatest fiscal squeeze ever attempted in a modern industrial state, without any offsetting monetary stimulus or devaluation.
»The economy has so far collapsed by 14pc to 16pc since the peak – depending who you ask – and is spiralling downwards at a vertiginous pace. The debt has exploded under the EU-IMF Troika programme. It is heading for 180pc of GDP by next year. Even under the haircut deal, Greek debt will be 120pc of GDP in 2020 after nine years of depression. That is not cure, it is a punitive sentence.
»Every major claim by the inspectors at the outset of the Memorandum has turned out to be untrue. The facts are so far from the truth that it is hard to believe they ever thought it could work. The Greeks were made to suffer IMF austerity without the usual IMF cure. This was done for one purpose only, to buy time for banks and other Club Med states to beef up their defences.»

Ayant réglé son explication technique, EAP passe à sa péroraison, son plat de résistance, où l’économiste abandonne son manteau d’économiste pour nous parler d’un principe, celui de la souveraineté. Plus curieux encore puisqu’il s’agit de souveraineté, de la part de tous ces adeptes du Système qui ne supporte pas la vertu structurante de la souveraineté, il s’appuie également sur une citation de son ami Rachman, du Financial Times…
«So no, like the Spartans, Thebans, and Thespians at the Pass of Thermopylae, the Greeks were sacrificed to buy time for the alliance. The referendum is a healthy reminder that Europe is a collection of sovereign democracies, tied by treaty law for certain arrangements. It is a union only in name.
»Certain architects of EMU calculated that the single currency would itself become the catalyst for a quantum leap in integration that could not be achieved otherwise. They were warned by the European Commission’s own economists and by the Bundesbank that the undertaking was unworkable without fiscal union, and probably catastrophic if extended to Southern Europe. Yet the ideological view was that any trauma would be a “beneficial crisis”, to be exploited to advance the Project.
»This was the Monnet Method of fait accompli and facts on the ground. These great manipulators of Europe’s destiny may yet succeed, but so far the crisis is not been remotely beneficial.
»The sovereign nation of Germany has blocked every move to fiscal union, whether Eurobonds, debt-pooling, fiscal transfers, or shared budgets. It has blocked use of the ECB as a genuine central bank. The great Verfassungsgericht has more or less declared the outcome desired by those early EMU conspirators to be illegal and off limits. And as my old friend Gideon Rachman at the FT writes this morning: the Greek vote is “a hammer blow aimed at the most sensitive spot of the whole European construction – its lacks of popular support and legitimacy.”
»Indeed, how many times did we chew this over in the restaurants of Brussels, Stockholm, Copenhagen, Dublin, or the Hague years ago, as one NO followed another every time an EU state dared to hold a referendum…»

Le même Guardian déjà cité nous rapporte la suspicion largement répandue selon laquelle Papandréou a agi comme un kamikaeze, ces pilotes japonais qui décollaient à bord de leurs vieux zincs chargés d’explosif pour aller s’écraser sur les ponts des porte-avions de l’U.S. Navy qui pullulaient au large d’Okinawa, en février 1945 :

«But having returned from Brussels last week touting the deal as a personal victory, Papandreou looked last night more than ever like the kamikaze politician his colleagues suspect him of being. Six senior members of Pasok called on him to resign, and a leading Pasok MP, Milena Apostolaki, quit the parliamentary group cutting the government's majority to just two votes…»

L’image n’est pas mauvaise. Encore faut-il voir ce qu’elle recouvre, sans préjuger en rien de la conscience ou de l’inconscience du même Papandréou à cet égard. Ce que nous voulons observer, c’est la signification objective de l’acte, comme Evans-Pritchard nous y invite. (Le même EAP étant observé objectivement tout autant, puisqu’en d’autres occasions et commentaires, il se montre sous un jour infiniment détestable, – mais nous en restons au temps présent.) Quant à la situation économique, expliquée ou pas par les économistes bardées de statistiques, ou par Sarkozy bardé d’espérances de réélection, elle est ce qu’on sait bien qu’elle est : partie d’une crise générale d’effondrement, sans espoir aucun de quoi que ce soit sinon la suite de l’effondrement, sans espoir de rien tant que le cadre général de notre contre-civilisation ne se sera pas volatilisé, vaporisé, dissout, éparpillé, complètement réduit au néant dans le champ cosmique de la Chute enfin accomplie…
Par conséquent, il n’y a rien à sauver dans ce paysage en ruines, ni de l’économie européenne, ni de l’“idée européenne”, tout cela en lambeaux et poussières diverses. Restent les principes, et c’est bien de cela dont il est question. La Grèce est traitée comme un Etat vassal, au nom de ses vices supposées, en l’occurrence réduite à cela (Etat vassal) par le vice monstrueux, globalisée et cosmique, d’un Système qui méprise les peuples et fait de leurs dirigeants des robots esclavagistes. En ce sens, Papandréou, outre tout ce qu’il est et a fait de fort peu glorieux jusqu’ici, est effectivement en cet instant précis un insurgé au nom du principe de la souveraineté, qui nourrit fondamentalement l’identité qui donne à l’être sa transcendance. Tout cela renvoie à un principe unique qui dispense les enseignement caractérisant une vraie civilisation, ou bien encore est-ce “le principe invisible”, selonAthos (des Trois Mousquetaires, – qui n’est pas le nom d’une théorie économique, qui n’est pas dans le programme d’étude des sciences économiques). Les voies du principe unique, comme chacun devrait savoir, sont impénétrables et empruntent parfois d’étranges pistes buissonnières, puisqu’en cet instant un Papandréou et un EAP peuvent être perçus, pour le temps d’un passage tragique, comme des défenseurs de ce principe.
On sait bien ce qui se trouve derrière le commentaire d’Evans-Pritchard, son anglo-saxonisme, sa méfiance viscérale de l’Europe communautaire, son économisme à lui aussi, et ainsi de suite. En l’occurrence et pour cet instant, ce moteur-là qui est bien suspect produit pourtant un commentaire qui vaut d’être dit et lu. Il montre l’état du Système, l’état du monde, et les restes dérisoires («Va jouer avec cette poussière») de l’“idée européenne”. Les nations, absolument en lambeaux, traînées dans l’opprobre par leurs dirigeants, privées de légitimité et de souveraineté par les monstres bureaucratiques enfantés par le Système (la Commission vaut bien le Pentagone), sont les seules références restantes pour tenter de réaffirmer cette sorte de principes ; elles ne servent plus qu’à cela, mais elles doivent y servir. Les économistes peuvent rengainer leurs calculettes, leurs statistiques, leurs morales hystériques et leurs références historiques caviardées à l’envi pour correspondre à leurs spasmes idéologiques ; les politiciens peuvent se mettre à la recherche d’un nouveau “coup” pour remonter dans les sondages. Rien n’est assuré, ni le référendum et s’il aura lieu, ni l’intégrité même physique d’un Papandréou lors de sa réunion d’urgence de ce soir (sera-t-il pris en otage par Sarko ?), ni rien du tout, – rien n’est assuré sinon l’effondrement du Système. Il ne reste donc qu’une chose à faire pour sauvegarder l’avenir d’après l’avenir inéluctable de la Chute : observer et mettre en évidence, chaque fois qu’il se peut, ces principes qui, seuls, nous serviront de guides au-delà de l’obscurité de la Chute accomplie.
Mis en ligne le 2 novembre 2011 à 11H46








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