La fin du capitalisme, selon Wallerstein

On ne peut liquider le Système, ou la modernité, en écartant le retour aux valeurs fondamentales, du domaine de l’esprit, que ce Système et cette modernité ont eux-mêmes liquidées pour pouvoir proliférer.

Économistes atterrés






Le site de Russia Today a réalisé une interview du sociologue et historien des sciences sociales Immanuel Wallerstein, le 4 octobre 2011. C’est un texte intéressant, parce qu’il résume en quelques points assez précis les conceptions générales de Wallerstein, dont on sait qu’il est un penseur particulièrement apprécié des critiques du capitalisme. Nous reprenons ci-dessous la quasi intégralité de ses déclarations.
• Sur la crise du capitalisme : selon Wallerstein, c’est la crise finale, et la bataille en cours n’est pas tant à propos du capitalisme lui-même mais à propos de ce qui va le remplacer…«“Modern capitalism has reached the end of its rope. It cannot survive as a system,” Wallerstein said. “And what we are seeing is the structural crisis of the system. The structural crisis goes on for a long time. It really started more or less in the 1970s and will go on for another 20, 30, 40 years. It is not a crisis of a year or of a short moment, it is the major structural unfolding of a system. And we are in transition to another system and, in fact, the real political struggle that is going on in the world that most people refuse to recognize is not about capitalism – should we have or should we not have it – but about what should replace it.”»
• Puisque, pour Wallerstein, le capitalisme est en train de disparaître, puisque la bataille en cours concerne ce qui va remplacer le capitalisme, – par quoi, effectivement, peut-il être remplacé? «“I would like a more relatively democratic, more relatively egalitarian world – that is one view,” he said. “We never had that in the history of the world, but it is possible. The other view is that you have a very unequal, polarizing, exploitative system. It does not have to be capitalism. Capitalism is that. But you can do that in many other ways, some of which may be far worse than capitalism.”»
• Wallerstein fait une description technique de la façon dont le changement pourrait s’opérer, entre le capitalisme et un nouveau système. Il s’agit d’un processus qu’il nomme “bifurcation”. «“It is technically called a bifurcation of a system,” he said. “Its roots are in many ways the impossibility of continuing the basic principle of capitalism which is seized as the accumulation of capital. And that’s the whole point of capitalism as a system. And it has worked in some ways marvelously well for 500 years. It has been an extremely successful system in what it was trying to do but it has undone itself as all systems do”. “What happens in a bifurcation is that at some point, the thing tilts and we get into a new, relatively stable situation – the crisis is over, we are in a new system.”»
• Enfin, Wallerstrein décrit les dangers, qu’il juge considérables, du processus qui va s’engager, ou qui s’est déjà engagé selon lui, qui implique d’une part l’enterrement du capitalisme et, d’autre part, la naissance et la mise en place d’un nouveau système. Il s’agit d’une situation très dangereuse parce que complètement paralysée entre un système qui s’effondre et la perception d'aucune perspective de remplacement, même à court terme… «“I sometimes say this is the historicization of the old Greek philosophical distinction between determinism and free will,” he went on. “When the system is relatively stable, it is relatively determined as a system in which we have relatively limited free play. But when it is unstable, when it is going into structural crisis, free will comes into the picture. That is to say, our actions really matter in a way that they did not for 500 years.” “And it is extremely dangerous. It is a system in which everything is relatively unpredictable in the short-term. People cannot live with unpredictability in the short run,” he stated. “We can live with unpredictability in the long run – we can adjust to that. But if you don’t know what is going to happen the next day or the next year, then you don’t know what to do. And you get paralyzed. And this is basically what we are seeing in the world economy right now – it’s a paralysis. Nobody is investing because they are not sure that three years from now, they are going to get their money back. And if you don’t invest – you make the situation even worse. But people don’t feel they have much choice. The options are few.”»
Notre commentaire
Puisque l’occasion nous en est donnée à partir d’un texte remarquablement précis et concentré, nous allons proposer une appréciation critique des conceptions de Wallerstein. Mise à part l’évidente appréciation qualitative que nous avons pour lui, le cas de Wallerstein représente à notre sens exactement une nouvelle situation qui est en train de se mettre en place très rapidement, si elle n’est déjà en place, qui touche essentiellement les domaines philosophique, historique et politique. C’est une conception que nous développerons dans le prochain numéro de dde.crisis, et dont nous avons déjà esquissée les fondements dans deux textes (le 13 septembre 2011 et le 19 septembre 2011). Il s’agit du constat que l’union politique de facto existant entre 2001 et 2007-2008 contre les entreprises américanistes, exacerbation extrême de la pression-Système, s’est transformée en une fragmentation entre différentes options et conceptions, alors que l’effondrement américaniste laisse place à la vérité de la situation : un Système général, auquel personne n’échappe, lui-même en cours d’effondrement, engendrant une variété de réactions critiques certes, mais qui peuvent s’avérer antagonistes entre elles. En quelque sorte, l’“ennemi principal” a complètement changé : en 2001-2007, c’était le système de l’américanisme, y compris sa conception du capitalisme, aujourd’hui c’est le Système général lui-même, ou ce que nous nommons notre “Contre-Civilisation”. C’est la raison pour laquelle nous serons aujourd’hui beaucoup plus critiques de Wallerstein que nous aurions pu l’être en 2004 ou en 2006…
• D’abord, il y a bien entendu un point d’accord avec l’analyse de Wallerstein, le fondement de la discussion si l'on veut. On le comprend aisément si l’on fréquente dedefensa.org, puisqu'il s'agit du caractère inéluctable de l’effondrement (le terme pris ici dans un sens non précisé).
• D’une façon plus spécifique, nous aurions une autre approche historique du capitalisme que celle de Wallerstein, loin d’en faire un succès de près de 500 ans et observant que sa crise fondamentale a commencé avec la Grande Dépression, bien avant les années 1970. (La crise de la Grande Dépression ne fut jamais résolue en purs termes économiques, mais redressée en partie et tenue à distance par l’adjuvent de la Deuxième Guerre mondiale puis par une structure d’économie guerrière qui tint lieu de véritable “politique industrielle”, mise en place immédiatement après cette guerre et connue sous le nom de complexe militaro-industriel ; la dictature du dollar reposait elle-même sur cette structure qui générait une puissance de coercition qui n’était économique que dans ses effets.) Quant aux options qu’il semble proposer, entre ce qui serait une sorte de néo-socialisme réussi et quelque chose de “pire que le capitalisme” (il nous paraît difficile de trouver quelque chose de “pire” qu’un système, – l’actuel, – qui détruit le monde), elles nous semblent trop liées aux références passées alors que la rupture dont Wallenstein prend acte est une proposition qui porte en elle, par sa définition elle-même, la répudiation de toutes les références de l’époque ainsi rompue. Dite autrement, la rupture est celle de la conception économiste du monde elle-même et ne peut enfanter d’une issue, même satisfaisante, qui ne serait qu’économiste, ou arrêtée à la seule conception économiste.
• Cela implique notre critique principale qui est que l’approche de Wallerstein est très exclusivement économiste, éventuellement sociale, mais qu’elle ne dit rien du champ culturel et métahistorique ni, surtout, du champ essentiel de la psychologie. Cela le conduit à des observations qui, à notre sens, sont inexactes parce que partielles, avec des facteurs fondamentaux absents dont l’influence est évidemment générale et fondamentale. Lorsque Wallerstein dit, d’une part que la bataille en cours est à propos de ce qui doit remplacer le capitalisme («the real political struggle that is going on in the world that most people refuse to recognize is not about capitalism – should we have or should we not have it – but about what should replace it”»), et nullement à propos de ceux qui acceptent ou refusent le capitalisme ; d’autre part, que nous sommes “paralysés” parce que nous n’avons plus de vision même à court terme, il montre effectivement cette absence de la psychologie. A notre sens, la bataille, aujourd’hui, ne se fait pas autour de l’acceptation ou pas du capitalisme, de ce qui doit le remplacer, etc., donc nullement à propos d’interrogations dont on connaît les termes, mais bien entre deux faits aussi puissants l’un que l’autre et dont nous subissons toute la force et tout le poids : d’une part, l’échec complet et apocalyptique du capitalisme, c’est-à-dire d’une civilisation dans son entièreté, d’autre part la croyance, la foi ardente, d’essence religieuse (plutôt que spirituelle) et du domaine psychologique de l'inconscient, dans l'existence ontologique du capitalisme. La paralysie observée est entre ces deux forces formidables qui s’opposent, et nous dirions bien entendu que ce blocage-là affecte même a contario nombre d’anticapitalistes, dont l’anticapitalisme est autant l’objet d’une foi ardente (en sens contraire) que celle des capitalistes pour le capitalisme. Le problème est que le capitalisme qui s’effondre reste la référence psychologique universelle, qui pour le déifier, qui pour y voir le diable, et que la recherche de quelque chose de complètement nouveau à partir d'une réaction spécifique à quelque chose de spécifique et d'existant porte tous les risques du renouvellement de l'erreur. Face à cela, comme nous le proposons, il y a l’“inconnaissance”, qui se traduit en actes par le fait de rompre, dans ce cas rompre avec les dialectiques qui s’affrontent.
• Il n’y a, chez Wallerstein, aucune notion de système universel – ce que nous nommons “le Système”, – qui englobe tant d’autres domaines que l’économie et, justement, qui affecte d’un poids formidable la psychologie, au travers de domaines d’une importance considérables, tant humains (corruption, effondrement des valeurs structurantes comme la souveraineté, la légitimité, les hiérarchies pérennes, etc.), qu’eschatologiques (destruction de l’environnement, destruction de l’équilibre du monde). Aucune allusion n’est faite à la crise fondamentale du système du technologisme, qui joue un rôle aussi fondamental dans l’équation de la surpuissance et de l’autodestruction du Système, avec la position à la fois surpuissante et suicidaire du capitalisme grâce au technologisme ; faut-il poursuivre son développement sans freinage, ou bien imposer des contraintes, notamment qualitatives, qui impliquerait sa mise en cause ? Cette sorte de question a-t-elle un sens, d'ailleurs, au regard de la crise même du technologisme, qui se mesure dans ses blocages et ses effets catastrophiques ? Comment maîtriser les effets politiques et sociaux du système de la communication, qui s’avère avec son “effet Janus” si efficace dans la destruction du Système (donc, éventuellement, de tout système), si on veut favoriser le développement d’un nouveau système économique ? Et ainsi, de suite, questions sans nombre, qui restent sans réponses.
• Wallerstein parle-t-il de systèmes, ou bien admet-il un effet de l’action des hommes sur les systèmes ? Peut-on imaginer qu’un système comme celui du Pentagone laisse faire une transformation comme l’une de celles que suggère Wallerstein sans réagir avec la surpuissance qu’on lui connaît, avec des effets qui transformeraient absolument tous les facteurs nécessaires à cette sorte de transformation, et des effets (y compris négatifs pour lui-même) qui transformeront nécessairement toutes les données du problème…. Avec cette dernière remarque, comme avec les précédentes, on identifie notre critique centrale. Au contraire de Wallerstein, nous jugeons qu’il existe un Système global qui englobe tout par définition et qui tient tout, que la paralysie vient de lui et de son influence sur les psychologies, et que tout dépend de son sort général ; c’est-à-dire, qu’il y a la nécessité d’un effondrement général de ce Système, avant même de songer que quelque chose d'ontologiquement différent puisse se mettre en place, ce quelque chose étant nécessairement fondamentalement influencé par les conditions même, que nous ne connaissons pas encore, de cet effondrement général… Mais nos lecteurs connaissent bien entendu nos conceptions à cet égard (voir notre plus récent texte sur ce point, le 29 septembre 2011), qui comprend également des esquisses d’hypothèses sur la forme de l’effondrement du Système, et éventuellement certaines conditions nécessaires à notre esprit pour appréhender la suite.
• Dans ce sens, il nous semble qu’à cette catastrophe en cours qui affecte toute une civilisation (cette “Contre-Civilisation”) qui a répudié des aspects fondamentaux de l’esprit, et catastrophe causée notamment sinon essentiellement par cette répudiation, il ne peut être répondu en omettant de prendre à nouveau en compte ces mêmes aspects fondamentaux. On ne peut liquider le Système, ou la modernité, en écartant le retour aux valeurs fondamentales, du domaine de l’esprit, que ce Système et cette modernité ont eux-mêmes liquidées pour pouvoir proliférer.




























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