La crise grecque, la gauche et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes

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La pensée commencerait-elle à évoluer à gauche ?

En France, il n'y a que quelques penseurs de gauche qui préconisent la sortie de l'Euro comme moyen de réformer les institutions européennes. Pour l'essentiel, la gauche cherche à les réformer de l'intérieur. Or, s'il y a une leçon à retenir de la tragédie grecque, c'est bien que cette stratégie officielle a du plomb dans l'aile. Il faut donc accorder une oreille attentive à des penseurs comme Aurélien Bernier et Frédéric Lordon qui croient à des institutions européennes, mais qui pensent que la sortie de la zone euro est le meilleur moyen de les réformer. Cette position ne diffère pas seulement de la gauche officielle sur le plan tactique ou stratégique. Elle procède d'un respect à l'égard du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Aurélien Bernier
L'entrevue avec Aurélien Bernier dans le journal Marianne du 17 juillet 2015 révèle à quel point la gauche doit payer un prix lourd du fait de ne pas croire au nationalisme et au droit des peuples. C'est la grande leçon de la crise grecque. Dans l'état actuel, l'Union européenne ne prend pas au sérieux l'Europe des peuples, le droit des peuples à l'égalité, le respect de l'autodétermination des peuples et le respect de la souveraineté populaire. Le peuple grec s'est trouvé par la force des choses seul à défendre ces principes. La gauche officielle, pour ne pas sembler se rapprocher de l'extrême droite, a voulu non seulement maintenir l'espoir d'une Union européenne sociale et solidaire, mais a cru aussi être en mesure de le faire de l'intérieur, sans sortir de la zone Euro. Or, elle va devoir réaliser de plus en plus qu'en dénigrant la souveraineté, l'autodétermination et l'égalité des peuples, elle se fait piéger dans une logique «merkelienne» présentant une seule alternative possible : l'acceptation des règles injustes qui dominent les institutions européennes actuelles, ou alors la sortie définitive de la zone euro. Le parti Syriza d'Alexis Tsipras l'a appris douloureusement. L'Union européenne ne pliera pas devant les revendications légitimes du peuple grec, furent-elles appuyées par la volonté du peuple.
La gauche doit maintenant réaliser que le seul moyen de réformer les institutions européennes est de sortir de l'Euro. L'extrême droite ne reconnait pas les institutions européennes. La gauche y croit, mais elle ne peut plus croire aux institutions actuelles. Il faut donc pratiquer un euroscepticisme circonstancié dirigé contre ces institutions-là.
Un débat de fond
Le débat n'est pas seulement une affaire de stratégie. Pour adopter la sortie de la zone Euro comme moyen de réformer l'Union européenne, il faut accorder de l'importance une fois pour toutes aux droits des peuples. C'est un problème sempiternel de la gauche non seulement en Europe, mais partout à travers le monde. On critique toutes les formes de nationalisme et on ricane face à l'idée du droit des peuples. On laisse croire que le droit à l'autodétermination des peuples est une idée ancienne et dépassée, tout comme le sont la souveraineté populaire et l'État-nation. On ne jure que par le fédéralisme, l'identité postnationale et le patriotisme constitutionnel. Toute préoccupation identitaire doit être associée au nationalisme conservateur. Toute forme de nationalisme constitue une dérive identitaire. Ces jugements intempestifs sont dans le contexte actuel radicalement pris en défaut.
Il y a une évolution lente en Europe, mais qui va sans doute maintenant aller en s'accélérant après les évènements tragiques vécus en Grèce. C'est une évolution qui entraîne les penseurs de gauche à retrouver l'importance de l'identité nationale, du nationalisme et du droit des peuples. Dans l'entrevue accordée par Aurélien Bernier, l'intervieweur souligne le fait que plusieurs responsables du Front de gauche en ont appelé «à la défense de la souveraineté nationale de la Grèce contre la mise sous tutelle de l'UE. Ou au respect de la souveraineté populaire du peuple grec dans son choix du non au référendum.» Tiens donc ! La souveraineté nationale de la Grèce ? Le respect de la souveraineté populaire du peuple grec ? Aurélien Bernier répondit la chose suivante :
«La prochaine fois qu'un dirigeant français de la gauche radicale dira 'Nous allons négocier et obtenir gain de cause', plus personne ne pourra le croire. Aujourd'hui, avec le revers de la Grèce, ce serait totalement suicidaire de tenir ces propos. La seule position tenable est de dire que 'Oui, on ira à l'affrontement, mais en sortant de l'ordre juridique et monétaire européen'. Ne pas se priver de peser sur les institutions européennes, à la seule condition d'avoir d'abord récupéré notre souveraineté monétaire et économique. Sinon, on le voit bien, il n'y a pas de négociations possibles.» Tiens donc ! La souveraineté monétaire et économique ?
Frédéric Lordon
Dans un texte paru dans Le Monde diplomatique en 2013 («Sortir de l'Euro ?»), Frédéric Lordon faisait déjà valoir cette critique de la gauche bien pensante qui dénigre la souveraineté nationale, la souveraineté monétaire et la souveraineté économique.
«La gauche de droite, comme par hasard européiste forcenée, se reconnaît entre autres à ceci qu'elle a les oreilles qui saignent quand elle entend le mot de souveraineté, immédiatement disqualifié en « isme » : souverainisme. La chose étrange est qu'il ne vient pas un instant à l'esprit de cette « gauche »-là que « souveraineté », d'abord comprise comme souveraineté du peuple, n'est que l'autre nom de la démocratie même.»
Le souverainisme dont il est question ici est une sorte de posture nationaliste conservatrice qui fut incarnée en France notamment par Philippe de Villiers. Le nationalisme compris comme la défense du droit des peuples à l'autodétermination, à l'égalité et à la souveraineté est une tout autre affaire, mais la gauche bon teint, bon chic et bon genre a toujours fait valoir l'idée ancienne des «déterminismes économiques» et critiqué les «illusions superstructurelles» qui masquent les «véritables contradictions» de la société. On a pu croire que cette crispation idéologique était dépassée, notamment depuis les travaux de Nancy Fraser qui a souligné l'importance de la reconnaissance et de la représentation politique et non seulement de la redistribution socio-économique, comme volets fondamentaux d'une théorie de la justice. Combinée à la position de Charles Taylor sur le besoin de reconnaissance des peuples, on disposait de nouvelles ressources théoriques pour ne plus réduire les enjeux nationalitaires à la sphère économique. Mais les préjugés ont la vie dure et c'est une admission lente et difficile pour ceux qui sont congénitalement affligés d'un déficit d'appartenance et de fierté nationale.
La gauche et le nationalisme
C'est un débat que nous connaissons bien ici au Québec. C'est un enjeu présent partout au sein de la gauche intellectuelle canadienne. Certains intellectuels qui se réclament de la gauche sont tellement réfractaires et de façon quasi pathologique à l'égard des peuples et de leurs réclamations identitaires, qu'ils regardent de façon impassible les souffrances infligées à l'égard de ces peuples et sont même prêts à voter pour un parti néolibéral comme le Parti libéral du Québec, pour ne pas avoir à voter en faveur du PQ (oscillant toujours entre le centre droit et le centre gauche) ou en faveur de Québec solidaire (à gauche). Or, c'est cette gauche caviar, donneuse de leçon, méprisante, au-dessus de la mêlée, assise confortablement sur un emploi permanent, surplombant toujours le « bon peuple» et critiquant toutes les formes de nationalisme qui favorise l'apparition, la montée en puissance et la consécration du nationalisme conservateur ou de l'extrême droite. En délaissant tous les principes associés à la nation, on leur laisse toute la place.
Frédéric Lordon écrit : «Par une sorte d'aveu involontaire, en tout cas, le refus de la souveraineté est bel et bien le déni de la démocratie en Europe. 'Repli national' est alors le mot-épouvantail destiné à faire oublier cette légère absence. On fait grand bruit d'un Front national à 25 %, mais sans jamais vouloir se demander si ce niveau - en effet alarmant ! - n'aurait pas quelque chose à voir, et même d'assez près, avec la destruction de la souveraineté, non comme exaltation mystique de la nation, mais comme capacité des peuples à maîtriser leur destin.»
Que faut-il faire maintenant ?
Cette prise en compte de la nation, du nationalisme et du droit des peuples ne conduit pas au repli identitaire tant décrié, puisque, selon Lordon, «on peut ne pas complètement abandonner l'idée de faire quelque chose en Europe».
De quoi s'agit-il ? Remplacer la monnaie unique par une monnaie commune.
«Pas une monnaie unique, puisque celle-ci suppose une construction politique authentique, pour l'heure hors de portée. Une monnaie commune, en revanche, cela s'étudie ! D'autant plus que les bons arguments d'une forme d'européanisation demeurent, sous réserve bien sûr que les inconvénients ne l'emportent pas sur les avantages... Or cette balance redevient enfin favorable si, en lieu et place d'une monnaie unique, on pense à une monnaie commune, c'est-à-dire à un euro doté de représentants nationaux : des eurofrancs, des europesetas, etc.»
Décidément, la gauche a encore des croûtes à manger avant d'être en mesure de proposer des solutions qui critiquent l'ordre établi sans mépriser les identités nationales. Les travaux d'Aurélien Bernier et Frédéric Lordon indiquent des pistes à explorer. La gauche européenne saura-t-elle les entendre ? Et nous ici, au Québec, les fédéralistes dits de gauche sauront-ils mieux comprendre les revendications nationales, québécoises et autochtones ?

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Michel Seymour25 articles

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Michel Seymour est né en 1954 à Montréal. Très tôt, dès le secondaire, il commence à s’intéresser à la philosophie, discipline qu’il étudie à l’université. Il obtient son doctorat en 1986, fait ensuite des études post-doctorales à l’université Oxford et à UCLA. Il est embauché à l’université de Montréal en 1990. Michel Seymour est un intellectuel engagé de façon ouverte et publique. Contrairement à tant d’intellectuels qui disent avec fierté "n’avoir jamais appartenu à aucun parti politique", Seymour a milité dans des organisations clairement identifiées à une cause. Il a été l’un des membres fondateurs du regroupement des Intellectuels pour la souveraineté, qu’il a dirigé de 1996 à 1999. Pour le Bloc québécois, il a co-présidé un chantier sur le partenariat et a présidé la commission de la citoyenneté. Il est toujours membre du Bloc, mais n’y détient pour l’instant aucune fonction particulière.





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