L’Europe militaire : gros sous et ambitions macroniennes

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L'Allemagne demeure totalement soumise aux Américains


Alors que le ministre allemand de la Défense était choisi pour présider la prochaine Commission européenne, Emmanuel Macron a profité du 14 Juillet pour promouvoir « l’Europe de la Défense », note Pierre Lévy, rédacteur en chef du mensuel Ruptures.


L’Europe de la Défense : le sujet ne passionne pas les foules. Pourtant, le thème est tout récemment revenu dans l’actualité à propos de deux événements.


Le premier est le choix fait quant à la présidence de la prochaine Commission européenne. Il n’est pas anodin que ce soit le ministre de la Défense allemand, la chrétienne-démocrate Ursula von der Leyen, qui ait finalement été désignée – sur proposition personnelle d’Emmanuel Macron, a fait savoir l’Elysée. Celle-ci a étroitement travaillé avec Paris sur les questions militaires, tout particulièrement dans la dernière période.


 

Le second événement est le discours prononcé par le président de la République en amont du défilé du 14 Juillet. Ce dernier avait ensuite convié à la traditionnelle parade les neuf autres pays membres de son « Initiative européenne d’intervention », l’esquisse d’une force ayant vocation à être projetée un peu partout sur la planète.


C’est donc la dimension européenne militaire que le chef de l’Etat a choisi de mettre à l’honneur à l’occasion de la fête nationale. Il convient donc de rappeler ce que le concept de Défense européenne recouvre – l’expression est du reste très mal adaptée, puisque de défense stricto sensu il n’est guère question.


Une «Défense européenne» aux objectifs divers


Certes, à ce stade et dans un avenir prévisible, une armée européenne proprement dite n’est nullement à l’ordre du jour. D’abord parce que les différences et les contradictions entre Etats membres ne le permettent pas. Ensuite parce que cette perspective n’est concevable que dans le cadre d’une UE qui disposerait d’une certaine popularité au sein des peuples – ce qui est de moins en moins le cas. Pour autant, le concept de «Défense européenne» n’est pas anodin. Celle-ci revêt notamment trois aspects.


Le premier aspect est sa dimension sonnante et trébuchante en faveur des grands groupes d’armements. Des missiles aux avions de combat, des hélicoptères aux navires de guerre, des drones aux armements futuristes, des équipements électroniques aux logiciels de cyberguerre, ce sont des centaines de milliards d’euros de contrats qui sont en jeu pour les années à venir, dans un contexte de concurrence commerciale mondiale acharnée, face notamment aux firmes américaines.


C’est fin 2017 que les projets se sont accélérés. Concrètement, dès début 2018 ont été portés sur les fonts baptismaux deux  piliers.


Le premier est nommé  Coopération permanente structurée» (CSP, ou PESCO en anglais), qui constitue désormais le cadre institutionnel de projets de futurs équipements ou initiatives militaires associant à la carte plusieurs pays. Emmanuel Macron s’est félicité dans son discours que 34 projets de ce type aient d’ores et déjà été engagés. A commencer par le système de combat aérien du futur (SCAF) franco-allemand (auquel s’est associée l’Espagne) qui vise à concevoir, produire (et vendre) l’avion de combat du futur et tout son environnement.


L’autre pilier est le Fonds européen de défense (FED) financé par des subsides communautaires, et piloté par la Commission. Moyennant des mécanismes complexes (et souvent peu transparents), il s’agit ni plus ni moins de faire financer par l’argent public fourni par l’UE (et donc tiré de la poche des contribuables de tous les Etats membres) la recherche et le développement engagés par les firmes privées, un incitatif officiellement justifié par la nécessité d’éviter les doublons.


 

Le deuxième aspect de l’Europe de la Défense, qui était traditionnellement défendu par le Royaume-Uni, vise à «renforcer le pilier européen de l’OTAN». Même par temps de Brexit, les partisans de cette UE militaire strictement soumise à Washington ne manquent pas, notamment parmi les pays de l’Est. Du reste, le traité de Lisbonne a confirmé le lien institutionnel entre UE et OTAN. Les déclarations communes et autres habitudes de travail sont venues renforcer régulièrement cette dimension. Par exemple, le Secrétaire général de l’Alliance atlantique est invité à toutes les réunions des ministres de la Défense des Vingt-huit (alors même que quatre membres de l’UE restent en principe hors de l’OTAN).


Reste enfin le troisième aspect : l’aspiration des certains dirigeants européens à ladite «autonomie stratégique», concept qui peut revêtir diverses nuances selon les capitales. Il s’accompagne désormais d’un discours idéologique répété par monts et par vaux : les Européens seraient confrontés à des défis croissants imposant de se serrer les coudes face à l’adversité.


Il n’est un secret pour personne que la Russie constitue, pour Bruxelles, la face la plus inquiétante de cette adversité. Certes, tous les chefs d’Etat et de gouvernement ne vont pas jusqu’à la paranoïa des dirigeants baltes, qui craignent (ou feignent de craindre) que les chars du Kremlin menacent d’envahir leur pays dès le lendemain matin. Mais pour un grand nombre de dirigeants de l’UE – et bien sûr pour les médias qui leur sont fidèles – l’équation est simple : Poutine égale menace.


Le discours anxiogène est cependant plus global : de la «Turquie d’Erdogan» à l’empire du Milieu, les forces hostiles et autres leaders populistes nous entourent. Avec ce cas évidemment très particulier : le pays qui fut, pendant sept décennies, le leader incontesté du «monde libre», et donc le suzerain naturel, est pour l’heure dirigé par un homme que ses pairs européens considèrent comme imprévisible, voire hostile.


Un projet très français


C’est ce contexte qui a amené le président français à vouloir pousser – dès son arrivée au pouvoir – les initiatives censées permettre à l’UE de constituer une «puissance qui compte et qui joue un rôle dans le monde». A la fois pour «défendre ses intérêts», et pour «porter ses valeurs».


Encore faut-il décrypter ce vocabulaire. Les intérêts de l’UE ? L’expression est en réalité vide de sens, tant les intérêts nationaux sont historiquement, géographiquement, économiquement et politiquement différents, voire contradictoires.


Quant aux «valeurs»… Faut-il rappeler que les empires – et Bruno Le Maire a récemment à nouveau employé ce terme pour désigner l’Union européenne – ont rarement affirmé cyniquement leurs visées réelles, mais ont plutôt pris prétexte, pour agir, de la «défense» des valeurs et des opprimés ?


Du reste, ce n’est ni la Slovénie, ni l’Irlande qui sont à l’initiative des ces ambitions planétaires. Force est plutôt de constater que ce sont les dirigeants tricolores qui ont souvent été à la manœuvre. Car les classes dirigeantes françaises ont depuis longtemps renoncé à la suprématie économique sur le continent, laissant ce rôle dirigeant à l’Allemagne (quitte évidemment, à ce que les groupes français bénéficient d’importantes retombées). En revanche, elles se voient traditionnellement en première puissance sur le plan diplomatico-militaire.


Moyennant sa légendaire modestie, le nouveau maître de l’Elysée a enfilé le costume avec une ambition renouvelée et jupitérienne. Exprimé plus prosaïquement, Paris voudrait se servir de l’UE pour acquérir une «profondeur stratégique». Non pas tant géographique que politique.


Après le départ prochain des Britanniques, l’armée française reste de fait la seule puissance militaire au sein de l’UE disposant des forces et des outils de portée mondiale. Outre les moyens financiers, toujours plus nécessaires dès lors que l’ambition est de pouvoir se projeter partout dans le monde, il lui manque également une certaine légitimité globale (Paris est par exemple parfois soupçonné – à juste titre – d’avoir des réflexes d’ancienne puissance coloniale).


Plus de moyens, et plus de légitimité (apparente), voilà qui pourrait bien expliquer l’hubris macronienne dès lors qu’il s’agit de la chose militaire. Très loin du souci de défendre le territoire national. Et s’il fallait une confirmation de ce dernier point, on pourrait méditer sur un changement de dénomination décidé par le président dès son entrée en fonction : le ministère de la Défense est devenu le ministère des Armées.


Avant de revenir au ministère de la Guerre, comme au bon vieux temps ?


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