Après la valse au sommet de l’UE, l’extraordinaire bal des élites se poursuit, par Pierre Lévy

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Les incestueuses élites euro-atlantistes qui passent de Bruxelles à New York


Les récentes nominations au sein des hautes instances de l’UE illustrent un phénomène bien plus large, pointe Pierre Lévy, du mensuel Ruptures : la consanguinité des élites mondialisées, totalement coupées des peuples.


Les dirigeants européens sont fans de l’«économie circulaire». Dans la novlangue environnementaliste, il s’agit d’un modèle de production où les déchets et rebuts sont recyclés et réintroduits dans les circuits afin de limiter le «gaspillage».



Le concept semble également s’appliquer au personnel politique euro-atlantique où de nombreux dirigeants et responsables passent agréablement de la sphère politique nationale à la bulle de l’UE, voire à celle des institutions mondiales. Une circulation qui s’effectue avec élégance dans tous les sens, et pour laquelle le monde des affaires au plus haut niveau constitue également un terrain de jeu prisé.



Les récentes nominations aux principaux postes clés de l’Union européenne en constituent une illustration, parmi bien d’autres. Ainsi, le président du Conseil européen sortant, le Polonais Donald Tusk, prépare son retour à Varsovie où il se verrait bien reprendre son job de premier ministre qu’il avait quitté en 2014. Et il serait bien étonnant que Federica Mogherini, qui chapeaute la « diplomatie » de Bruxelles jusqu’à l’automne, ne se sente pas une vocation de premier plan au sein du Parti démocrate italien.




Fille d’un ministre-président du Land de Basse-Saxe, Ursula von der Leyen a tout de même débuté sa scolarité dans une école européenne de Bruxelles – ça aide – avant d’entamer une carrière politique en Allemagne




Le cas des nouveaux entrants à Bruxelles est particulièrement édifiant. Désignée future présidente de la Commission européenne (sous réserve de la probable confirmation par l’europarlement), l’Allemande ultra-atlantiste Ursula Von der Leyen a notamment étudié à la London School of Economics, puis à la très select université américaine de Stanford pendant quatre ans.



Fille d’un ministre-président du Land de Basse-Saxe, elle a tout de même débuté sa scolarité dans une école européenne de Bruxelles – ça aide – avant d’entamer une carrière politique en Allemagne. Après avoir détenu différents portefeuilles, elle s’est vu confier celui de la Défense fin 2013. A ce titre, elle n’a jamais manqué une réunion de l’annuelle Conférence sur la sécurité de Munich (le Davos diplomatico-militaire), où elle a régulièrement plaidé tant pour le renforcement de l’OTAN que pour les «Etats-Unis d’Europe».



Le monde des armements n’est pas non plus étranger à la Française Christine Lagarde qui vient d’accepter sa mutation de la tête du Fonds monétaire international (FMI, qu’elle dirige de Washington depuis 2011) vers celle de la Banque centrale européenne (BCE), à Francfort sur le Main (sur le Main-stream, pourraient même imaginer quelques esprits taquins). Car adame Lagarde fut, de 1995 à 2002, membre du très prisé Center for Strategic and International Studies, en compagnie notamment du géostratège américain Zbigniew Brzezinski, avec qui elle a co-présidé le groupe de travail Industries de défense États-Unis-Pologne. Elle avait pris un bon départ dans la vie en démarrant ses études supérieures aux Etats-Unis, puis en devenant assistante parlementaire au sein de la Chambre des représentants américaine.



Revenue quelques années en France, elle refranchit à nouveau l’Atlantique pour intégrer l’un des plus grand cabinets d’avocats d’affaires américain, dont elle gravit les échelons pour finalement en prendre la présidence en 1999. En 2005, elle rejoint le Conseil de surveillance du groupe bancaire néerlandais ING. La même année, elle devient ministre du Commerce extérieur au sein du gouvernement Villepin. A peine en poste, elle se prononce pour une réforme du Code du travail, une déclaration dont le rapport avec ses fonctions ministérielles ne saute pas aux yeux mais qui semble l’évidence parmi les élites, tout particulièrement à Bruxelles.



En juin 2007, elle se voit confier Bercy avec l’Economie, les Finances et l’Emploi. En août, juste avant la crise dite des « subprimes » qui allait déclencher une crise financière puis économique mondiale majeure, elle estime que «le gros de la crise est derrière nous». Tous ces faits d’armes la qualifient pour prendre, en 2011, la tête du FMI, la plus importante institution financière mondiale. Les gazettes rapportent également son rôle dans l’arbitrage concernant l’affaire Tapie (notamment pour complicité de détournements de fonds publics), rôle pour lequel elle sera, en 2014, reconnue coupable par la Cour de justice de la République, mais dispensée de peine. Une mansuétude plutôt rare pour ceux qui n’appartiennent pas aux grands de ce monde. 



A côté de ces états de service, le futur président du Conseil européen ferait presque pâle figure. C’est le Belge Charles Michel qui a été pressenti pour ce poste qu’il occupera à partir de décembre prochain. Au moins l’UE économisera-t-elle des frais de déménagement puisque l’actuel premier ministre belge (dont la formation et tous les partis de sa coalition sont sortis laminés des élections générales du 26 mai dernier) passera donc de Bruxelles à Bruxelles. Avant, qui sait, de devenir Secrétaire général de l’Alliance atlantique, puisque cette dernière possède elle aussi son siège dans la capitale belge. L’hypothèse n’a rien d’absurde : l’OTAN et l’UE, organisations sœurs, s’échangent parfois leurs responsables, tel Javier Solana qui passa de la première à la seconde en 1999.



Monsieur Michel n’est cependant pas un nouveau venu dans la cour des grands. Son père, Louis Michel, fut vice-premier ministre de Belgique, puis Commissaire européen, notamment chargé de la « Coopération ».



Et comme le tableau des élites politico-économiques ne serait pas complet sans son volet médiatique, le nouveau président de l’europarlement est l’Italien David Sassoli, un responsable important du Parti démocrate (la formation de l’ancien premier ministre Matteo Renzi). Journaliste, il a longtemps travaillé à la RAI, la télévision publique, dont il fut présentateur vedette. C’est en quelque sorte le Pujadas italien. Comme eurodéputé, il a en particulier supervisé le dossier de la libéralisation des transports ferroviaires européens.



Faut-il préciser que tous ces dignitaires partagent la même foi fondamentale dans le libéralisme mondialisé, le libre échange, l’intégration européenne, et l’axe euro-atlantique ?



Les uns et les autres ne cessent donc de se croiser, ou d’intervertir leurs rôles, au sein d’organisations internationales formelles, mais aussi de cercles plus informels



Ce type de « mobilité professionnelle » pourrait être assimilé à de la consanguinité. Outre le cas de Javier Solana, déjà cité, Dominique Strauss-Kahn emprunta le même chemin que Madame Lagarde, de Bercy à Washington. Egalement ministre des Finances français, Pierre Moscovici fit, lui, l’objet d’un transfert vers Bruxelles comme Commissaire à l’Economie. Michel Barnier effectua pour sa part des allers-retours entre Paris (entre autres au Quai d’Orsay) et Bruxelles (Commissaire à la politique régionale), avant d’être chargé du dossier Brexit par celui qui avait été en 2014 son concurrent victorieux pour la tête de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Il faudrait également citer Jean-Claude Trichet qui navigua entre secteur bancaire (Crédit Lyonnais), direction du Trésor, et banque centrale européenne.



Pascal Lamy constitue peut-être l’un des exemples les plus parlants. Formé aux arcanes européens comme directeur de cabinet de Jacques Delors, il détint ensuite pendant cinq ans le portefeuille-clé du Commerce extérieur au sein de la Commission, avant de passer en 2005 de l’autre côté de la barrière, comme patron de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Interviewé récemment par Le Parisien (04/07/2019), ce dernier a cette remarque paternelle concernant Christine Lagarde : «je l'ai initiée au commerce international quand elle était encore petite. En fait, elle était secrétaire d'Etat déléguée au Commerce international lorsque j'étais Commissaire européen». Où l’on apprend donc qu’un membre de l’exécutif bruxellois se sent légitime pour initier un ministre français.



 

Les uns et les autres ne cessent donc de se croiser, ou d’intervertir leurs rôles, au sein d’organisations internationales formelles, mais aussi de cercles plus informels, voire discrets, comme le groupe de Bilderberg, la commission trilatérale, l’institut Aspen ou la fondation Bertelsmann, pour ne citer que les plus connus.



Avec le plus grand sérieux, la chaîne Arte ouvrait son journal télévisé le 3 juillet en affirmant, émue, que « tous les Européens (avaient) les yeux rivés » sur Bruxelles et Strasbourg où se dénouaient les négociations en vue des plus hauts postes de l’UE.



L’affirmation est particulièrement comique, tant ces dernières se sont jouées dans la plus totale indifférence des peuples. Et c’est sans doute dommage : les citoyens de tous les pays auraient pu mesurer que, quelque soient les rivalités, bisbilles et contradictions bien réelles, les personnalités impliquées dans ce vaste bal des élites mondialisées ont entre autres un point commun : toute notion d’intérêt national et d’intérêt populaire leur est par essence totalement étrangère.



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