L'Égypte respire enfin la liberté

Hosni Moubarak parti, les Égyptiens se concentrent sur le grand risque de la démocratie

Géopolitique — Proche-Orient



La joie, les pleurs, les cris se sont répandus place Tahrir à l’annonce du départ du président Moubarak. Et depuis, les Égyptiens exultent.

Photo : Dylan Martinez


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Alec Castonguay - La révolte est terminée. La révolution commence. Le changement de régime s'est amorcé hier au Caire dans l'euphorie de la libération d'un peuple. «Compte tenu des conditions difficiles que traverse le pays, le président Mohammed Hosni Moubarak a décidé d'abandonner le poste de président de la République et chargé le Conseil suprême des forces armées de gérer les affaires du pays», a déclaré le vice-président Omar Souleimane dans une brève allocution télévisée.
Dans la soirée, la puissante armée égyptienne a assuré qu'elle ne souhaitait pas se substituer à «la légitimité voulue par le peuple». L'armée a assuré que l'état d'urgence, en place depuis 1981, sera levé dès la fin des manifestations et qu'il n'y aura pas de représailles contre les manifestants. Elle a aussi assuré qu'elle garantirait des «élections libres et transparentes».

La joie, les pleurs et les cris se sont répandus à la place Tahrir, où des centaines de milliers de personnes étaient rassemblées. Un grand frisson a parcouru le pays. «L'Égypte d'aujourd'hui est une nation libre et fière», a déclaré la figure de proue de l'opposition, Mohamed el-Baradei, sur Twitter. «La vie recommence pour nous. Mon message au peuple égyptien est que vous avez gagné la liberté. Faisons-en le meilleur usage», a-t-il ajouté sur les ondes d'Al-Jazira.
Et voilà la grande question posée, celle qui condense en elle les espoirs et les craintes d'une région instable: que deviendra l'Égypte libérée? Quel «usage» en feront les Égyptiens? «La démocratie a ceci d'effrayant et de magnifique qu'elle est imprévisible», dit Marina Ottaway, jointe par Le Devoir à Washington où elle dirige le programme du Moyen-Orient à la Fondation Carnegie pour la paix internationale.
Le Caire deviendra-t-il le phare démocratique du monde arabe ou symbolisera-t-il l'échec d'une révolte populaire? Car il y a exactement 32 ans, le 11 février 1979, la révolution iranienne emportait la monarchie du shah pour finalement déboucher, plus tard, sur un régime islamique répressif. La démocratie n'a jamais tenu ses promesses et l'Iran est devenu un facteur de déstabilisation.
«Est-ce que l'Égypte sera dès demain une démocratie florissante? Il faut être réaliste. Ce qui s'enclenche, c'est un processus qui comporte des risques. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas se réjouir de voir un régime insoutenable et injuste être mis à terre», affirme Miloud Chennoufi, spécialiste du Moyen-Orient et professeur au Collège des Forces canadiennes à Toronto.
Il y a l'espoir de mettre fin à la répression, de voir naître un pouvoir politique légitime à l'écoute de la population et un État de droit. Et la crainte qu'en quittant le pouvoir hier après trois décennies, Hosni Moubarak emporte avec lui la stabilité. Allié passif d'Israël, il a toujours respecté les accords de paix de 1979. Les pays occidentaux ont longtemps toléré sa dictature, perçue comme un rempart contre le terrorisme et l'extrémisme religieux.
Sans compter que sa chute a de fortes chances de donner du courage à certains peuples et ainsi de faire basculer d'autres régimes: Algérie, Yémen, Jordanie, Syrie... «On dit souvent que l'Égypte est la boule de cristal dans laquelle le monde arabe voit son avenir», dit Miloud Chennoufi.
C'est pourquoi dans les capitales du monde, on se réjouit ouvertement et on s'inquiète discrètement. «Ça prend du temps à une démocratie avant de devenir mature. Qu'est-ce qui va arriver d'ici là? Il y a un risque de déstabilisation de la région», affirme Paul Heinbecker, ancien ambassadeur du Canada à l'ONU et en Allemagne. Il ajoute toutefois: «Ce risque en vaut la peine. Une saine démocratie est le meilleur rempart contre l'extrémisme.»
Des élections trop rapides?
L'un des risques de cette transition est le court laps de temps d'ici aux élections de septembre. L'opposition égyptienne, morcelée et réprimée depuis des décennies, réussira-t-elle à se structurer en à peine six mois? Mohamed el-Baradei a d'ailleurs demandé hier d'attendre un an, question de laisser le temps à la vie civile de prendre racine. La réponse de l'armée, qui contrôle maintenant le calendrier des réformes, pourrait dicter une partie du résultat, puisque des élections rapides donneront l'avantage aux Frères musulmans, la force d'opposition la mieux organisée au pays.
Cette possibilité fait trembler les pays occidentaux — au premier chef Israël — qui craignent l'avènement d'une autre république islamiste à la frontière de l'État hébreu, celle-là doublée de la légitimité des urnes. Israël en étau entre l'Iran et l'Égypte. Une éventualité qui pourrait accentuer davantage la logique d'affrontement dans la région.
Une crainte «nettement exagérée», juge toutefois Marina Ottaway. «On est loin d'une révolution islamique!» dit-elle, soulignant que les Frères musulmans ne sont pas à l'origine des manifestations, qui sont organisées par des mouvements laïques.
Les Frères musulmans ont d'ailleurs rendu hommage hier à «l'armée qui a tenu ses promesses» et au «combat» du peuple égyptien, a indiqué à l'AFP Essam al-Aryane, haut responsable et porte-parole de la puissante confrérie, refusant d'évoquer sa stratégie pour la suite. Les Frères musulmans assurent toutefois qu'ils ne sont pas en faveur d'un État religieux.
Les Frères musulmans, même s'ils participent à des élections libres, ne formeraient pas le gouvernement, dit Marina Ottaway. «En 2005, lorsqu'ils ont eu le droit de participer aux élections, ils ont obtenu 20 % des voix. Même s'ils avaient des militants très mobilisés, le taux de participation a atteint à peine 30 %. Il n'y a pas eu de vague. La vaste majorité des Égyptiens souhaitent un régime politique pluraliste. Les Frères musulmans auront des députés, mais probablement pas au point de prendre le pouvoir», affirme-t-elle, ajoutant: «Les Égyptiens n'ont pas envie d'un régime à l'iranienne.»
L'exemple turc
Selon Miloud Chennoufi, le prochain régime sera pragmatique, qu'il soit dirigé par El-Baradei, les Frères musulmans ou encore le très populaire ancien ministre des Affaires étrangères Amr Moussa, qui dirige aujourd'hui la Ligue arabe et qui n'écarte pas la possibilité de se présenter à la présidentielle.
«Le nouveau gouvernement va chercher l'appui des pays occidentaux et notamment des États-Unis pour ramener le pays sur les rails. Un régime radical a trop à perdre», dit M. Chennoufi. Il rappelle que les Frères musulmans, qui ne reconnaissent pas le traité de paix signé avec Israël en 1979, ont récemment affirmé ne pas vouloir de conflit avec l'État hébreu.
Par contre, un nouveau pouvoir en Égypte — peu importe sa couleur — pourrait être plus critique concernant le conflit israélo-palestinien, alors que les conditions de vie dans la bande de Gaza révoltent bon nombre d'Arabes. «Moubarak était devenu un agent docile des États-Unis, ce qui ne reflète pas la volonté du peuple. On peut rester en bons termes et être plus critique envers Israël, comme la Turquie a commencé à le faire», dit M. Chennoufi.
Le spécialiste estime d'ailleurs que l'Égypte pourrait s'inspirer du modèle turc: un régime parfois laïque, parfois musulman, mais toujours modéré, et avec des institutions laïques fortes protégées par l'armée. Seul l'avenir nous le dira.
Lire aussi: le portrait de Hosni Moubarak


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