L'Église des femmes

L'institution catholique vit «une crise morale et une crise masculine», dit l'historienne des religions Lucia Ferretti

L’âme des peuples se trouve dans leur histoire

Depuis le début des années 1980, environ 25 communautés sont apparues ou se sont implantées au Québec, dont la fraternité de Jérusalem, près du métro Mont-Royal, à Montréal.

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L'Église catholique est la plus vieille et une des plus fondamentales institutions d'Occident. Elle a traversé deux millénaires et vu passer l'Empire romain, les invasions barbares, le grand schisme d'Orient, la Réforme, les Lumières, la Révolution française, la révolution industrielle, le nazisme et le communisme.
«L'Église a traversé bien des crises», résume la professeure de l'Université du Québec à Trois-Rivières Lucia Ferretti, spécialiste de l'histoire du catholicisme au Québec, qui ajoute immédiatement «qu'en général, ce fut grâce à l'engagement des femmes que l'Église s'est tirée de ses crises». Peut-on penser que la règle s'applique encore davantage alors que cette institution dominée par les hommes traverse une nouvelle crise morale créée par des mâles pédophiles?
Comment caractérisez-vous la crise actuelle de l'Église?
C'est une crise multiforme, dont un aspect est sans contredit moral, et c'est une crise qui concerne l'Église-institution et donc les hommes qui la dirigent depuis toujours. Le message profond du christianisme, lui, y compris dans sa version catholique, ne me semble pas affecté. Ce message est un appel à transformer le monde par l'amour, un appel aussi à le voir déjà maintenant transfiguré par cet amour. Ce message est très souvent porté et actualisé par les femmes qui ne sont donc pas mêlées à la crise institutionnelle qui est donc encore une fois, nécessairement, une crise morale et une crise masculine.
Comment comparez-vous la crise actuelle aux crises passées?
L'Église est une institution profondément insérée dans l'histoire, et comme institution, elle n'existe pas seulement pour le message qu'elle porte, mais aussi pour durer. Ce fut dans le passé, et dans une certaine mesure est encore aujourd'hui, un pouvoir parmi les pouvoirs. Parce qu'elles ont depuis toujours été exclues du pouvoir dans l'Église, les femmes ont pu se concentrer sur le message de fraternité et d'espérance contenu dans l'Évangile. Ce sont bien souvent elles qui ont mis la main à la pâte, concrètement, pour assurer que ce message ne soit pas simplement des paroles, mais aussi des gestes concrets de vie, de liens sociaux, de justice, d'encouragement, de compassion. Ce sont bien souvent les femmes qui ont assuré la crédibilité de la pertinence de l'Église. En fait, elles ne sauvent pas l'Institution: elles sauvent le message en mettant l'accent sur l'engagement nécessaire pour l'actualiser. Chaque fois que le monde occidental s'est profondément transformé sous le coup de la révolution féodale, puis de la révolution marchande, puis de la révolution industrielle, et que les anciens liens sociaux se sont délités, des hommes, mais aussi beaucoup de femmes, laïques et consacrées, se sont mises à l'oeuvre pour atténuer les pires effets de ces déstructurations sur les groupes sociaux les plus pauvres et les plus touchés.
Par ailleurs, il est aussi intéressant de constater qu'au moment de grandes crises institutionnelles, des femmes que l'Église se réappropriera comme des «saintes» apparaissent: Catherine de Sienne ramène l'unité dans la papauté. Angèle Mérici, Thérèse d'Avila, Louise de Marillac apparaissent au coeur de la réforme catholique qui suit le schisme de la Réforme; Thérèse de Lisieux, pour contrebalancer la crise antimoderniste du début du siècle dernier.
Voilà ce que les femmes ont toujours fait dans l'Église. Voilà ce que celles qui y restent font encore aujourd'hui. Elles s'engagent dans le monde pour y mettre plus de fraternité, plus de solidarité, plus de justice et de compassion. En fait, la vraie crise actuelle de cette institution vient surtout du fait que, de nos jours, les femmes acceptent moins souvent qu'autrefois de placer leur engagement spirituel et social sous le parapluie de l'Église...
Mais les hommes y ont aussi mené de grands bouleversements. On n'a qu'à penser à François d'Assise, une sorte de second Christ, très engagé spirituellement et socialement. Votre lecture féministe ne fait-elle pas trop peu de cas de figures masculines capitales et positives?
Vous avez raison. Tout de même, il est important de rappeler le rôle des femmes. Prenez un ouvrage paru récemment, sous la direction d'Alain Corbin. Il réussit à proposer une histoire du christianisme qui ne fait pratiquement aucune référence aux femmes! C'est pourquoi, sans négliger tout ce que certains hommes ont eux aussi pu apporter, il faut parfois insister un peu sur le fait que cela fait sans doute longtemps qu'on ne parlerait plus de l'Église si des femmes n'avaient pas accepté de lui donner leur énergie et leur compréhension de l'Évangile.
Au Québec, quand on pense à la fondation de Montréal, on cite Maisonneuve; c'est plus récemment qu'on a fait de Jeanne Mance la cofondatrice de la ville. À l'époque de Mgr Bourget, beaucoup de veuves scandalisées par la misère engendrée par la révolution industrielle ont commencé par accueillir chez elles des pauvres et des nécessiteux. Mère Gamelin, fondatrice des soeurs de la Providence est sur ce modèle. Ces femmes ont ensuite accepté de fonder des congrégations pour assurer la pérennité de leurs oeuvres, dans le contexte de cette époque.
Pour ces femmes engagées, l'important c'était de donner un visage concret à l'Évangile. Elles se disaient que, oui, il y a le pouvoir, oui, il y a toutes ces contradictions de l'institution, mais il y a encore moyen d'ajouter un peu de vie à la vie, de retisser le lien entre les humains, ce qui était, dans leur compréhension, la manière même de rendre le Christ présent dans le monde. L'essentiel, pour elles, était là.
Aujourd'hui encore, beaucoup de personnes engagées dans divers mouvements de transformation du monde sont aussi animées par la foi. Mais elles n'acceptent plus de travailler sous la gouverne de l'Église. Comme la majorité de la population, elles ne veulent plus donner ce qu'elles ont de meilleur à une institution dans laquelle elles ne se reconnaissent pas.
Comment cette institution va-t-elle pouvoir se ressourcer alors?
La crise actuelle est très grave et je ne veux surtout pas la minimiser. L'institution va-t-elle s'en relever? Les institutions meurent, les civilisations meurent. La religion des pharaons a duré 3000 ans et elle est disparue. Mais dans la mesure où le message chrétien, avec quelques autres grands messages religieux, est porteur d'une espérance profondément enracinée dans l'humanité, celle de l'advenue d'un monde meilleur dès maintenant, celle qu'«un autre monde est possible», il y a des chances qu'on parle encore de cette Église dans quelque temps si elle accepte elle-même de se laisser transformer par ce qu'elle prêche.
L'Occident a en lui 2000 ans d'héritage spirituel chrétien. Ce n'est pas rien. Cet héritage spirituel continue à alimenter la praxis, l'action aujourd'hui, parfois dans une version sécularisée. Si on veut que cet héritage nourrisse longtemps cette pratique, il devra trouver en lui une vitalité proprement spirituelle. C'est un des grands défis actuels de l'Église catholique comme de l'Église protestante.
Concrètement, où voyez-vous se manifester ce ressourcement?
Depuis le début des années 1980, environ 25 communautés sont apparues ou se sont implantées au Québec, dont la fraternité de Jérusalem, près du métro Mont-Royal à Montréal, ou la Famille Marie Jeunesse, à Sherbrooke. Ces communautés sont très différentes des anciennes. Elles sont parfois mixtes et elles sont surtout engagées dans des accompagnements spirituels, comme la prière en commun, puisqu'elles jugent que notre société a besoin de tels lieux. Ce n'est pas massif, évidemment. Mais il ne faut pas penser que l'Église n'est qu'une institution de vieillards. Par ailleurs, plusieurs communautés anciennes sont encore présentes aux besoins sociaux actuels. Des laïques continuent à s'engager. Nous sommes dans une période de transition comparable aux grands bouleversements qui ont accompagné l'instauration de la civilisation marchande ou celle de la civilisation industrielle. Un tel contexte de bouleversement d'ensemble est propice au renouvellement religieux. D'ailleurs, on le constate à l'échelle mondiale comme à celle du Québec.
N'empêche, les rites attirent de moins en moins de gens et l'athéisme gagne du terrain. Si cette tendance se maintient, ne croyez-vous pas possible la disparition de la religion catholique au Québec?
La religion est comme l'art: c'est un regard sur le monde, une manière de le saisir qui ne fait pas seulement appel à la raison et qui permet d'en voir des dimensions que celle-ci ne saisit pas. C'est un système qui met en scène des ressources symboliques qui sont constitutives de l'humanité. La religion est aussi une manière, sinon de résoudre, du moins de poser des questions fondamentales en rapport à la vie, à la souffrance, à la mort. Personne n'échappe au problème du sens de l'existence. La religion est une manière organisée de se poser ce genre de questions.
Ceux qui annoncent la mort de la religion, et il s'en trouve encore beaucoup, me semblent donc développer une vision un peu courte. Dans l'histoire, tout fonctionne par cycle. Certaines époques sont plus religieuses que d'autres. Personnellement, pour toutes les raisons que j'ai évoquées, je pense que nous sommes de nouveau au début d'un cycle qui sera plus religieux. Or, le message chrétien est porteur d'une espérance si radicale qu'on peut penser qu'il survivra encore une fois intact aux multiples crises enchevêtrées qui secouent actuellement l'institution.
À la limite, oui, évidemment, certaines religions passent, mais le spirituel reste. L'homme est un homo religiosus. Il me semble impossible de venir à bout de la religion, à moins de tuer une dimension fondamentale de ce que nous sommes, hommes et femmes réunis...


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