L’art de la résistance

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Quand la gauche défend la liberté d'expression


Les conférenciers défilent comme s’égrènent les minutes, et chacun d’eux laisse dans son sillage une pléthore de noms que je fais semblant de savoir orthographier. Nozick, Hayek et tant d’autres théoriciens qui pour moi sont d’illustres inconnus. Je suis en chute libre. Assise dans un séminaire d’études libérales. Novice en territoire étranger quelque part au 12e étage de l’Université Concordia.


Mais cet exercice, par les temps qui règnent, relève de l’impérative nécessité. Face à ce que Finchelstein appelle la « dictature de l’urgence », je vis à ma façon l’art de la résistance. Il me faut combattre ce que j’abhorre le plus de ce régime : le confort induit par une information unidimensionnelle. Dans cette tyrannie de l’instantanéité, il me faut rattraper les secondes et partir à la quête de nouveaux repères.


De nos jours, l’information est plus accessible que jamais, mais elle demeure cloisonnée. On parle peut-être plus, mais on ne parle pas nécessairement mieux. Le constat est amer, mais bien connu : nous sommes dans un monde de bien-pensance et d’autocensure. Résultat ? Un double mouvement, a priori paradoxal […].


D’une part, l’arène publique voit s’affronter les colosses habituels de la pensée monolithique. D’autre part, nulle époque n’a vu l’émergence d’autant de forums parallèles destinés à l’expression d’une pensée individuelle. Un journalisme pluriel revendique sa singularité, et notre paysage médiatique se transforme à l’aune d’une parole se voulant décomplexée.


Podcasts, influenceurs et Facebook live sont autant de manières de prendre part au narratif médiatique. D’autant plus que ces nouvelles avenues connaissent une fulgurante croissance aux États-Unis et outre-Atlantique.


Sans rien enlever à la légitimité d’une parole qui se libère et dont l’accès se démocratise peu à peu, il ne faut pas oublier qu’en son sein il y a souvent peu de dissonance ou de nuances. Cette problématique est partout et si, dans les forums principaux, les chambres d’écho sont présentes, les forums parallèles ne sont pas en reste, car ils sont aussi cantonnés dans cette dynamique mortifère.


Intangibilité du silence


À contre-courant de cette tendance, le magazine Urbania a annoncé la venue d’Éric Duhaime à titre de collaborateur, ce qui a soulevé l’ire de plusieurs. Pour ma part, je ne crois pas être en accord avec la vindicte populaire.


Chomsky disait qu’être favorable à la liberté d’expression, c’est précisément être favorable à celle-ci pour les idées qui nous dérangent. Même lorsqu’elle se prétend chargée de l’assentiment d’une majorité silencieuse. Même lorsqu’elle se base sur des faits à la véracité «alternative». Même lorsqu’elle est insensible.


Je n’ai pas peur de la parole. Là où il y a expression, il y a catharsis. C’est l’intangibilité du silence qui m’effraie. Ce que je déplore dans la faculté de droit ainsi que dans le monde universitaire, dans nos médias et notre journalisme, c’est le manque de processus de contradiction des idées. Le manque d’approfondissement des débats. Le manque de joute intellectuelle. Si vous voulez prendre votre interlocuteur en défaut, ne lui niez pas le droit de s’exprimer, il se transformera en martyr; écoutez d’abord, et soyez ensuite plus rigoureux que lui.


L’art de la résistance, donc, c’est essentiellement à l’esprit défendant de protéger un équilibre instable. C’est être abonné à Jordan Peterson et Ben Shapiro ainsi qu’à la page Tout le hood en parle. C’est écouter Kain et Belo ; Audioslave et Chopin ; Builka et Papa Roach ; Samuel Robuste et Yves Montand ; Cabrel et Mac Miller.


L’art de la résistance, c’est refuser la polarisation à l’extrême, l’identité de groupe et le réflexe sécuritaire. C’est être viscéralement contre le projet de loi 21, mais tenter chaque jour de comprendre l’insécurité qui gangrène une majorité qui craint de mourir.


Enfin, l’art de la résistance, c’est moi qui puise dans les mots de Tolstoï le souffle à donner aux miens : c’est résister toujours au désir initial de fuir les idées qui nous choquent, c’est nous approcher, le plus que nous pouvons, et laisser nos esprits apprivoiser ce qui est étranger à nous-mêmes.



Nous publions les textes des deux premières lauréates du prix René-Lévesque de la presse étudiante, décerné conjointement par Le Devoir et la Fondation René-Lévesque. Ce prix souligne l’excellence d’un texte de niveau collégial et d’un texte de niveau universitaire. Félicitations aux deux gagnantes, qui perpétuent la tradition du journalisme, première carrière de l’ancien premier ministre.









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