L'argent

Sommet de Montebello - 20 et 21 août 2007


Au bout du fil, le jeune homme voulait parler à ma fiancée.

Est pas là. Y'a un message?
Demandez-lui de rappeler Frank de la CIBC.
C'est quoi la CIBC?
La Banque impériale de commerce du Canada.
Ho là! On ne rit plus! Impériale comme dans impérialiste?
Vous êtes son mari? Je suis votre conseiller financier.
Ah bon, j'ai un conseiller financier?
Silence embarrassé sur la ligne. Euh...
De toute évidence, il ignorait cette convention entre ma fiancée et moi: nous ne parlons jamais d'argent. L'argent c'est elle, rien qu'elle. Plus de 20 ans que je n'ai pas mis les pieds dans une banque ou une caisse pop. Je ne vois jamais les comptes, ni celui d'Hydro, ni celui du Bell. J'ai bien une carte de crédit mais ne m'en sers pratiquement pas. L'autre jour à l'épicerie, j'ai demandé si je pouvais payer avec ma carte; bien sûr, m'a-t-on rassuré. Arrivé à la caisse, ça prenait une carte de débit, pas de crédit.
Je ne sais pas ce qu'est une carte de débit, madame.
Elle a haussé les épaules. Est allée replacer mes deux pots de Häagen-Dazs dans le congélateur. Les autres clients me regardaient comme si je venais de m'échapper de l'infirmerie du CHSLD.
D'habitude, j'ai toujours 150$ sur moi. Principalement pour acheter des livres, faire le plein, et le resto le midi. Encore là, il incombe à ma fiancée de renouveler mon stash, mais il lui arrive d'oublier, et c'est alors que j'ai l'air d'un pauvre qui ne peut même pas se payer de la Häagen-Dazs.
Je ne sais rien de nos finances, disais-je, sauf que des fois, comme ces jours-ci, une inquiétude me saisit: on est-tu là-dedans, chérie?
Dans quoi?
Dans le crash boursier. Pourquoi ris-tu?
La façon dont tu dis crash, ça sonne crache.
Justement, à la télé de Radio-Canada, ma collègue Sophie Cousineau était en train d'expliquer ce que c'était. Elle était absolument limpide, pourtant je ne comprenais pas un traître mot. On dirait que mon cerveau refuse de fonctionner quand l'argent cesse d'être un équivalent universel - la définition de Marx -, cesse d'être une valeur pour acheter des marchandises (des livres, ou de la Häagen-Dazs), pour devenir lui-même marchandise. Acheter de l'argent avec de l'argent? J'ai un blocage.
Je viens de vous citer Marx, mais si vous préférez je peux vous citer ma mère: ça prend de l'argent pour vivre; mais pour bien vivre, tu sais ce que ça prend?
Une fortune, maman!
Mais non!
Oui maman, je sais, tu me l'as répété un milliard de fois: pour bien vivre il ne faut pas être invidioso, envieux en italien. Ici on dirait: faut pas ambitionner. Bref, selon ma mère, pour bien vivre, faut se contenter de peu.
De là mon rapport à l'argent. Il n'est pas politique. Il est maternel. Un rapport de peu, de pauvre. Mon mépris de la publicité qui pousse à la consommation vient de là.
Un téléjournal plus tard, le même jour, mon autre collègue Michèle Boisvert et deux autres économistes expliquent que cette crise n'est pour l'instant que boursière et qu'elle ne deviendra pas économique, qu'elle ne deviendra pas récession à moins que... je dresse l'oreille, à moins que quoi? Je pourrais gager sur ce qui s'en vient: à moins que les consommateurs rendus frileux cessent de consommer.
Et voilà. C'est aussi ce que disait Bush au lendemain du 11 septembre. Faut vraiment que je sois un peu con pour ne pas comprendre, parce qu'au fond c'est toujours la même machine, qui marche toujours de la même façon (ou qui ne marche pas pour toujours les mêmes raisons). La même machine qui ne doit surtout pas s'arrêter, la pub crée le besoin, le consommateur emprunte pour acheter ce besoin dont il n'a pas besoin, c'est ce qu'on appelle le marché, et ça ne mérite pas un meilleur mot. Exactement le contraire de ce que disait ma mère: t'as besoin d'argent pour vivre, mais t'as besoin de rien pour bien vivre.
Je n'achète jamais rien, c'est culturel, c'est maternel. Sauf des livres et de la Häagen-Dazs. Des fois ma fiancée me demande de faire quelques courses en chemin, je tombe des nues chaque fois, hein! quoi! Douze piastres pour un crisse de poulet? Dix dollars pour deux doigts d'un fromage québécois excellent certes, mais deux doigts! Quarante-sept dollars pour une cartouche d'encre pour mon imprimante. Vingt-cinq dollars pour 30 cl de vinaigre plus ou moins balsamique (du vrai balsamique coûterait le triple). Quatre mille dollars pour un nouveau vélo que je n'achèterai pas; faut pas déconner, je n'ai jamais payé ce prix-là pour une auto. Non c'est pas vrai, on vient d'en acheter une neuve. Chérie, combien on a payé pour la Yaris?
J'te le dis pas.
M'étonnerait pas qu'on ait payé cette boîte de tôle plus de 10 000$.
Il m'arrive de penser à ce que serait la société si personne n'achetait jamais rien comme moi. Mes collègues de l'économie vont sûrement répondre qu'une telle société serait bien plus pauvre que la société actuelle. La société sans doute, mais les pauvres? Je ne pense pas qu'ils seraient plus pauvres. Ni les riches moins riches. Et la classe moyenne toujours moyenne. On aurait assez pour vivre et on pourrait s'employer à réaliser le programme de ma mère: bien vivre.
Sérieux, au-delà de toute considération politique, vous ne trouvez pas ridicule un système dont l'équilibre et la pérennité ne tiennent qu'à notre insatiable désir - programmé, provoqué, inoculé - de vouloir sans cesse ce dont on n'a nul besoin?


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