Entretien avec Alain de Benoist

« L’apparition massive de l’islam en France a relancé le débat sur la laïcité »

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Le temps de rompre le silence pour défendre nos acquis

On n’a jamais autant parlé de laïcité qu’aujourd’hui. Mais personne ne semble être d’accord sur la signification de ce vocable. Pourquoi ?
Parce qu’il y a plusieurs façons de le comprendre. L’expérience historique a, de longue date, fait apparaître deux grandes conceptions de la laïcité. La première argue de la « liberté de conscience » pour faire de la religion une affaire strictement privée : l’État déclare reconnaître ou respecter toutes les croyances, mais n’entend être lié à aucune. C’est le principe de la loi de séparation de 1905, qui a mis fin à l’union de l’Église et de l’État. Cette conception a aujourd’hui valeur constitutionnelle puisqu’elle est inscrite dans la Constitution depuis celle de 1946, qui précise dans son projet initial que « la liberté de conscience et de culte est garantie par la neutralité de l’État […] par la séparation des Églises et de l’État, ainsi que par la laïcité des pouvoirs et de l’enseignement public » (art. 13).
La seconde conception est plus militante : au motif que la laïcité est « toujours menacée », elle se situe dans l’optique d’une guerre plus ou moins larvée contre tout ce qui est « religieux ». On peut alors parler de laïcisme. À la limite, la laïcité devient une transcendance de substitution comme chez l’ancien ministre de l’Éducation nationale Vincent Peillon, qui affirmait en 2012 : « Il faut que nous inventions, pour établir la République, une spiritualité, voire une religion spécifique. » Selon lui, en effet, « l’école républicaine » n’a pas pour mission de permettre une « sortie hors de la religion », mais le passage « d’une religion à une autre : de la religion révélée et théocratique à la religion laïque et libérale » (Une religion pour la République, Seuil, Paris 2010).
Mais pourquoi ce retour en force de la laïcité, alors que le principe semblait en être acquis depuis longtemps ?
De toute évidence, en raison de l’apparition massive de l’islam en France. Le 30 mai 2011, l’Assemblée nationale a ainsi voté une résolution affirmant que « nul ne peut se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes ». La loi du 15 mars 2004 interdisant le voile islamique dans les établissements scolaires a également été votée « en application du principe de laïcité ». C’est ce qui explique que la laïcité ait aussi été dénoncée comme « islamophobe »…
L’idée est que la laïcité est conforme à l’idéal de neutralité de l’État de droit libéral qui, par principe, s’abstient de trancher en faveur d’une conception particulière de la « vie bonne » (Aristote), laissant aux citoyens le droit de choisir celle qui leur convient le mieux, sous réserve que celle-ci ne s’exprime que dans la seule sphère privée. Comme l’a très bien dit Pierre Manent, le libéralisme suppose un renoncement à penser la vie humaine selon son bien ou selon sa fin. Le problème est que cet État libéral, qui se veut en théorie axiologiquement neutre, n’en prend pas moins position chaque fois qu’il le juge nécessaire. Aucun État libéral ne peut considérer comme également valables des affirmations favorables ou hostiles au libéralisme !
La laïcité n’est-elle pas, au fond, la conséquence inéluctable de la séparation du temporel et du spirituel, que l’on dit propre au christianisme, par opposition par exemple à l’islam ?
L’Église n’enseigne nullement la séparation, mais la distinction du temporel et du spirituel. Elle les sépare même si peu qu’elle les hiérarchise : la loi civile ne doit pas contredire la « loi naturelle » (si elle la contredit, il n’est plus légitime de lui obéir). Cet enseignement est toutefois assez nouveau. Dans le passé, l’Église ne s’est pas privée de vouloir exercer elle-même le pouvoir temporel – d’où la querelle des Investitures à l’époque de la guerre entre l’Empire et la papauté. C’est toute la complexe question de la théologie politique qui est posée, selon que l’on estime que l’Église a un rôle politique à jouer (d’Eusèbe de Césarée à la théologie de la révolution), ou qu’elle doit s’en abstenir, comme l’affirme saint Augustin dans La Cité de Dieu (ou, à sa façon, Luther avec sa théorie des « deux règnes »). L’islam, lui, ne distingue pas le temporel et le spirituel. Les religions de l’Antiquité européenne ne le faisaient pas non plus. Quant à la phrase « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matt. 22, 11 ; Marc 12, 17 ; Luc, 20, 25), dont l’exégèse a donné les interprétations les plus variées, elle ne se rapporte dans les Évangiles qu’à la question de l’impôt exigé par les Romains.
Ce qui est sûr, c’est qu’une religion peut difficilement se satisfaire de la privatisation de la foi. C’est pourquoi, faute de retrouver le pouvoir qui était le sien à l’époque où elle chapeautait les valeurs de la société globale, l’Église cherche aujourd’hui à réapparaître dans la sphère publique à propos des « débats sociétaux » en se posant en autorité morale ou en experte en humanité.


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