L’annulation du spectacle «SLĀV»: une capitulation

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En finir avec l'appropriation culturelle venue des États-Unis

L'appropriation de la culture américaine chez nous, ça suffit.


Le débat autour du spectacle de Betty Bonifassi repose sur la prémisse que l'esclavage «appartiendrait» aux Noirs, et qu'il fallait inclure des Noirs dans la production.


Un rappeur américain s'est dissocié du Festival international de jazz de Montréal parce qu'il s'est dit outré d'apprendre qu'une pièce qui traite de l'esclavage a été montée par des Blancs, car aucune autre communauté n'aurait autant souffert que les Noirs américains.


On est aux États-Unis, ici.


Il y a donc un malentendu. Parce qu'il n'y a pas eu que des esclaves noirs dans l'histoire. Il y a eu des esclaves blancs pendant des siècles. Pourquoi on ne le dit pas?


Puisque le spectacle de Betty Bonifassi et Robert Lepage est basé, si j'ai bien compris, sur plusieurs formes d'esclavage, dont l'esclavage de Blancs, en faisant le pont vers l'esclavage noir avec l'usage des chants des esclaves noirs, n'est-ce pas légitime que les comédiens soient à la fois des Noirs et des Blancs? Où est le problème?


La controverse est trop pour le Festival de jazz, qui annule le spectacle.


Le problème est dans la censure. L'oubli de l'existence des autres esclaves. Et l'importation de la réalité états-unienne.


ON N'EST PAS AUX ÉTATS-UNIS!!


J'aimerais que tous prennent conscience de la pente très glissante que représente le fait d'adopter une position américaine sur les questions raciales canadiennes et québécoises. C'est comme si on calquait l'apartheid sud-africain sur la société québécoise. Et on est sacrement loin de là.


Faisons la part des choses.


J'ai passé 20 ans aux État-Unis, dont cinq exclusivement dans la communauté noire où je ne côtoyais aucun blanc. Nous n'avons pas la même perspective sur cette situation. Ce débat-là manque ici.




  1. Personne ne dit que l'esclavage n'a pas été destructeur pour des générations de personnes, mais c'est principalement une réalité américaine, parce que le système est bien rodé là-bas, et il perdure. Pas la même chose au Canada. Ça n'a JAMAIS été la même chose au Canada, comme l'a souligné Lise Ravary, dans son papier publié avant-hier dans le Journal de Montréal. Au cours de l'histoire récente, c'est au Canada que les Noirs venaient pour fuir le racisme systémique états-unien, Charles Biddle en étant une personnalité des plus reconnaissable.



    Je connais personnellement plusieurs musiciens noirs qui se sont établis à Montréal parce qu'ils ne peuvent plus blairer l'atmosphère caustique qui règne aux States. Le Underground Railroad montait jusqu'au Canada, permettant aux esclaves de s'y réfugier en sécurité et de recommencer leurs vies sans être considérés comme des criminels. Les Draft Evaders de la guerre du Vietnam fuyaient vers le Canada parce qu'ils y trouvaient un «safe haven».



    Le Canada n'est pas sans faute, mais il y a une conscience ancrée dans le tissu social, ce qui manque cruellement dans la société américaine. Là-bas, la réussite est basée sur le capital que tu peux amasser, le filet social n'existe quasiment pas. Surtout, le modèle win-lose, voulant que pour gagner il soit nécessaire que toi tu perdes, est prévalent. Le président actuel fait l'usage quotidien du win-lose, avec un discours largement dépourvu de compassion envers les «perdants». Il n'est donc pas surprenant que le discours du Noir américain soit aussi one-sided. Et il a sa raison d'être. Aux États-Unis!




  2. Si l'esclavage a été pratiqué au Canada aussi, il l'a été à petite échelle et conscrit notamment à la région de Montréal.




  3. Personne ne dit que le racisme n'existe pas au Canada. Mais SLĀV n'est pas basée sur le racisme! Faire l'amalgame entre esclavage et racisme n'est pas valable, puisque la pièce ferait allusion AUSSI à l'esclavage des Blancs en Europe, donc absolument rien à voir avec le racisme envers les Noirs.




  4. La société québécoise est peut-être raciste, mais il reste vrai que Noirs et Blancs ont les mêmes droits ici, que le discours raciste n'est entretenu par aucun parti politique, et qu'on ne vit pas dans la peur de l'Autre, ce qui est une réalité aux États-Unis.




  5. On accuse une artiste blanche de s'approprier l'esclavage, qui devrait, selon les indignés, «appartenir» aux Noirs, et de faire de l'argent sur leurs dos. Mais puisqu'il y a eu d'autres esclaves dans l'Histoire du monde qui n'ont pas toujours été noirs, cette accusation est non fondée.






«SLĀV»




Cette malheureuse affirmation a cependant coûté son affiche à un projet ambitieux que Robert Lepage a soutenu et auquel le TNM avait prêté ses planches.


Mais il y a tellement de problèmes dans cette affirmation, qu'on ne sait pas où commencer.




  1. Ne vous en déplaise, l'esclavage n'appartient pas aux Noirs. D'autres communautés ont subi l'esclavage au fil des siècles. Au Moyen Âge, Il y a eu la traite des eunuques, ces castrés au sabre utilisés pour garder les harems. Il y a eu l'esclavage des juifs en Espagne au 5e siècle, celui des Français à Alger au 11e siècle, celui des Slaves du 8e au 18e siècle, d'où le titre du spectacle SLĀV. Il y a eu la traite des Blanches, ça se passe encore aujourd'hui, et elles ne sont pas Noires...



    Et les femmes qui fuient leurs pays pour être aides familiales en Occident et à qui on retient le passeport pendant des années, et les enfants qui doivent travailler pour manger... La liste est longue. Et l'esclavage sexuel, vous pensez que ça n'a pas des répercussions sur des générations après? Et les esclaves noirs en Libye aujourd'hui même, pas le fait des Blancs!




  2. La douleur de toutes ces personnes asservies est inscrite dans les gènes de leurs descendants. Les Noirs ne sont pas les seuls à avoir vécu l'esclavage. Alors qui s'en approprie aujourd'hui?




  3. Le mot «esclave» est déviré du mot latin sclavus, signifiant «slave» en référence au peuple slave des Balkans qui ont fait l'objet d'esclavage de Blancs pendant des siècles.




  4. Betty Bonifassi n'a pas écrit une œuvre pédagogique qui vise à «expliquer» l'esclavage. SLĀV – regardez bien comme c'est écrit – et non Slave. Selon l'explication de l'auteur, c'est une pièce qui veut «rendre hommage aux esclaves» les Noirs ainsi que les Blancs, les Slaves de la Croatie actuelle. C'est un jeu de mots! De la création artistique! Et non seulement Bonifassi a 100% le droit d'exprimer un point de vue sur l'histoire de monde, mais elle en a d'autant plus le droit qu'elle est elle-même d'origine yougoslave! Puisqu'il y a eu des esclaves blancs, pourquoi la distribution aurait-elle dû être majoritairement noire?




  5. On reproche aux «Blancs» et au Festival de jazz de ne pas avoir «écouté» les doléances des intervenants noirs qui ont exigé l'annulation de la pièce pour cause d'appropriation culturelle. On a même reproché à Stéphane Bureau de ne pas avoir «écouté» Rhodnie Désir à l'émission Médium large parce qu'il a fait ce que fait un journaliste: offrir un contre-ballant, un point de vue divergent. Ça lui a valu d'être traité de mauvais journaliste qui n'écoute pas, et de suprématiste blanc.



    C'est dire que dans ce contexte, «écouter» ça veut dire «être d'accord»? Est-ce qu'on s'indigne quand Alain Gravel pose des questions en opposition à ses invités blancs à Gravel le matin?




J'en arrive humblement à certaines conclusions. Mais surtout, à mon avis c'est l'appropriation de la culture américaine qui cause le plus gros souci. Les répercussions sont importantes, et pas toujours visibles.




  1. Enlever son produit artistique à un artiste parce que l'on considère que sa matière première nous appartient: un non-sens insultant.




  2. Retirer à une artiste son droit à l'expression artistique: une faute grave dans une société de droit.




  3. Les fondements du jugement des instigateurs de la manifestation sont faux: ce n'est pas au Festival de jazz de s'excuser, mais à tous ceux qui ont pris la parole pour dénoncer l'appropriation culturelle alors qu'il n'il ne s'agit pas de ça. L'erreur n'est pas dans le spectacle, mais dans le fait de le juger selon des repères culturels américains.




  4. Se voir seulement à travers le filtre de l'esclavage: être pris dans le jeu du maître.




  5. Ne voir que de mauvaises intentions dans le regard de l'Autre, être incapable de voir de l'amour ou de l'admiration dans la perception de l'Autre, ni dans sa création artistique: être atteint d'asservissement.




  6. Permettre l'importation d'une structure de pensée états-unienne et un problème social états-unien de ce côté-ci de la frontière: une pente extrêmement glissante. Ici, nous jouissons de la liberté d'expression, où personne n'est obligé de choisir son camp pour exister.




Mais lequel de nos leaders aura le courage de le dire?