Jérôme Blanchet-Gravel: «le sans-frontiérisme est devenu dépassé, démodé, dangereux»

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Est-ce vraiment le retour des frontières ?

Québec Nouvelles: Pour commencer, quel est votre parcours académique et professionnel?


JBG: J’ai fait une maîtrise en sciences des religions à l’Université Laval après avoir complété un baccalauréat en science politique à la même institution. J’ai aussi entamé un doctorat en science politique à l’Université d’Ottawa (scolarité complétée), mais l’ai abandonné par manque de temps pour me consacrer entièrement à l’écriture et au journalisme. Il faut dire aussi que les sciences sociales sont de plus en plus idéologiques: il y a de moins en moins de place pour le débat, ce qui les rend de moins en moins intéressantes.


Depuis deux ans, je suis correspondant nord-américain pour Sputnik France et j’écris aussi régulièrement à Causeur, en France, depuis presque quatre ans. Je suis aussi chroniqueur à QUB Radio depuis son lancement en octobre 2018. Mon plus récent livre, La Face cachée du multiculturalisme, a été publié en 2018 aux Éditions du Cerf.


Québec Nouvelles: Depuis quelques années, la mondialisation est remise en question par les nationalistes identitaires. Est-ce que la pandémie actuelle va mener à son déclin?


JBG: Il est évident que la mondialisation a en quelque sorte frappé son Waterloo.On l’a vu dès le début de la crise: les frontières se sont réimposées tout naturellement tandis que l’État est redevenu la figure centrale dans la gestion de nos sociétés. Subitement, le «sans-frontiérisme» est devenu dépassé, démodé, dangereux surtout, alors que tous les peuples du monde réclamaient de la sécurité. L’humanité a repris conscience de sa fragilité, ce qui a poussé les peuples à se tourner à nouveau vers la figure paternelle de l’État.


Un peu partout en Occident, les droites nationalistes vont pouvoir surfer sur ce retour du politique pour réclamer davantage de souveraineté et de cohésion sociale. Les États chercheront à retrouver une partie au moins de leur autonomie sanitaire et alimentaire. Dans la mesure du possible, ils chercheront probablement à éviter les sources inutiles de division à l’interne, alors que les classes sociales pourraient remonter à la surface.


On peut aussi s’attendre en Occident à un retour de la gauche économique dans un contexte de récession, de nouvelles inégalités et de condamnation du corporatisme. Je dis bien de la gauche économique, car la nouvelle gauche – centrée sur les identités culturelles et sexuelles – apparaît comme de plus en plus déconnectée. Cette dernière gauche devra fortement modérer son discours, sans quoi elle risque d’être ridiculisée (ce qui est déjà un peu le cas). Les toilettes neutres ne pourront plus être présentées comme un grand idéal politique.


Les perdants de la crise pourraient être tentés de basculer dans le populisme de gauche ou de droite en s’en prenant aux élites. Il y a de plus en plus de méfiance envers les experts en tous genres: on le voit aussi avec la prolifération de diverses théories de la conspiration. Comme le suggère le sociologue Michel Maffesoli, l’après-covid-19 pourrait être marqué par des soulèvements populaires. Au Québec, compte tenu du tempérament des Québécois, ce serait très étonnant, mais il pourrait tout de même s’y développer un discours hostile aux grands privilégiés.


Québec Nouvelles: La crise sanitaire actuelle pourrait donc menacer au retour en force de l’État-nation et à la marginalisation de l’idéologie mondialiste de la gauche urbaine?


JBG: On peut effectivement s’attendre à un retour de l’État-nation. En revanche, le retour partiel des souverainetés nationales sera un long et ardu processus qui s’échelonnera sur de nombreuses années. Les liens économiques entre les pays sont infinis, et surtout infiniment complexes. Le libre-échange a créé des liens de dépendance extrêmement forts entre les pays. C’était d’ailleurs un peu le rêve des premiers penseurs libéraux, qui pensaient ainsi instaurer la paix dans le monde. Si tous les pays devenaient interdépendants, aucun d’entre eux n’aurait intérêt à déclarer la guerre à un autre, pensaient-ils. Le Covid-19 est un coup dur pour la tradition libérale économique, mais le retour à l’autarcie complète n’est ni souhaitable ni possible. Il faut penser à des ajustements au lieu de fantasmer un retour en arrière utopique. Il faut être capable de repenser notre manière de vivre à l’échelle de la planète sans sombrer dans un discours folklorique.


Il faut s’attendre à une forte résistance de la part des tenants de la mondialisation extrême: ils ne laisseront pas leur conception du monde être aussi facilement charcutée. La gauche urbaine (ou libérale?) que vous évoquez ne quittera pas son trône aussi facilement. Elle criera encore au racisme et à la xénophobie quand l’Occident prendra légitimement ses distances avec la Chine.


Québec Nouvelles: Comment trouvez-vous la gestion de crise de Justin Trudeau et de François Legault face à la pandémie?


JBG: La gestion de crise de Justin Trudeau n’aura pas été meilleure que sa gestion de la dernière crise des chemins de fer et du scandale SNC-Lavalin. Le fils Trudeau est tout simplement incapable d’affronter une situation délicate. En donnant tous ses points de presse devant sa résidence, le Premier ministre fédéral aura aussi donné l’impression de s’être caché durant toute la durée de la crise, ce qui l’aura privé des quelques miettes de leadership qui lui restait peut-être encore.


Dans l’ensemble, François Legault aura fait beaucoup mieux en donnant aux Québécois ce dont ils avaient besoin: une image rassurante. Le Premier ministre québécois semble être véritablement aux commandes de l’État québécois. C’est toutefois les prochaines semaines qui permettront aux Québécois de lui donner une note finale (il obtenait 94% d’approbation le 24 mars selon un sondage EKOS). L’hécatombe dans les CHSLD et l’affaissement de l’économie pourraient faire beaucoup déchanter les Québécois.