Il est sans doute trop tôt, et en tout cas très exagéré de parler du retour de la diplomatie française, sinon d’une « nouvelle diplomatie française » aux Proche et Moyen-Orient, comme l’explique Guillaume Berlat dans L’envers des cartes de cette semaine ! Le Premier ministre libanais est arrivé samedi à Paris avec sa femme. Pas fous, les Saoudiens ont gardé deux de ses enfants en otages. Officiellement, ces derniers poursuivent leurs études dans la capitale du royaume, mais personne n’est dupe ! Saad Hariri devrait « faire une petite tournée arabe » (en Egypte et au Koweït) – selon les propres termes de son entourage – avant de rentrer ce mercredi à Beyrouth pour confirmer ou non sa démission, annoncée le 4 novembre dernier depuis l’Arabie saoudite.
Vraisemblablement, il répétera les arguments rédigés pour lui par les services saoudiens : le méchant Hezbollah ne doit plus participer au gouvernement libanais et disparaître de la surface de la terre ! Mais avant d’évaluer les conséquences de ce Vaudeville sur la situation libanaise, il faut souligner deux informations importantes : d’abord, il y a cette visite du patriarche maronite en Arabie saoudite. Comme si c’était le moment ! Ensuite, il y a les révélations du quotidien Al-Akhbar selon lesquelles le chef de l’extrême-droite (Forces libanaises/FL) – Samir Geagea disposerait désormais d’une milice armée de quelques 10 000 fusils. Dans ce contexte, la succession de Saad Hariri et la formation d’un nouveau gouvernement aiguise déjà bien des appétits.
UNE VISITE HISTORIQUE ?
Le patriarche maronite – le cardinal Bechara Raï -, a effectué mardi une visite en Arabie saoudite. Prévue avant la crise saoudienne de la semaine dernière, ce voyage a néanmoins été maintenu : c’est la première fois qu’un patriarche maronite effectue un tel déplacement, ont souligné ses services. « Il doit marquer un rare moment d’échange interreligieux dans le royaume ultraconservateur, qui abrite les lieux les plus saints de l’islam », a indiqué l’un des conseillers du Patriarche. En 1975, le Patriarche grec-orthodoxe Elias Maouwad avait fait le voyage pour porter la voix des Palestiniens. Rien de tel pour Bechara Raï qui était venu seulement parler religion !
Arrivé lundi dernier, aucun émir, ni la moindre autorité religieuse ne s’étaient déplacés à l’aéroport. Il a été reçu mardi matin par le roi Salman. Lors de leur entretien, les deux hommes ont évoqué « les relations fraternelles entre le royaume et le Liban, et confirmé l’importance du rôle des différentes religions et cultures pour promouvoir la tolérance et renoncer à la violence », selon l’agence officielle saoudienne SPA. Interdiction de rire !
Le patriarche a également été reçu par le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) et s’est entretenu avec l’émir de Riyad, Fayçal ben Bandar ben Abdel Aziz, qui a offert un déjeuner en l’honneur du chef de l’Église maronite. « La visite du patriarche Bechara Raï souligne l’approche du royaume en faveur de la coexistence pacifique, de la proximité et de l’ouverture à toutes les parties de la population arabe », a écrit sur Twitter le ministre saoudien chargé des Affaires du Golfe, Thamer al-Sabhan. Nouvelle interdiction de rire !
L’une des principales conséquences de cette visite pourrait être l’installation d’un Centre international permanent de dialogue interreligieux… Ici on peut sourire, tant il y a déjà pléthore de ce genre de machins qui ne servent pas à grand-chose… d’autant que le Patriarche maronite n’aura finalement rencontré aucune autorité religieuse wahhabite durant son séjour… Alors, opération de communication, instrumentalisation à but stratégique ou signe d’une réelle inflexion du pouvoir saoudien ? A voir… Plusieurs observateurs attentifs espéraient que le Patriarche pourrait évoquer la question de la liberté de culte dans la dictature wahhabite où la construction d’églises et la pratique religieuse autre que celle de l’Islam sont formellement interdites. Il semble que cette question légitime se soit perdue dans les sables…
Toujours est-il qu’en marge de cet himalayen sommet du dialogue inter-religieux, le Patriarche maronite en aurait profité pour se dire « convaincu » par les motifs de la démission du Premier ministre Saad Hariri, cautionnant ainsi la séquestration du Premier ministre libanais et accréditant la manipulation de son discours contraint, ainsi que la mise en résidence surveillée de sa famille. Sans doute, une dimension méconnue du dialogue interreligieux… Bravo !
GEAGEA CHERCHE UNE NOUVELLE GUERRE CIVILE
L’église maronite est-elle devenue folle ? En tout cas, son Patriarche relance à toute vitesse les Maronites dans le mur de leurs divisions ancestrales. Il y a d’une part les partisans de Michel Aoun – qui ont noué, en novembre 2006, un accord de coexistence, sinon de partenariat politique avec le Hezbollah. D’autre part, les Phalangistes de la famille Gemayel s’ajoutent aux adeptes fascisants de Samir Geagea, partisans d’un « Christianistan » purifié de toutes autres imperfections communautaires, religieuses et culturelles. Serial Killer notoire de la guerre civile (1975 – 1990), Samir Geagea avait du reste précédé les déclarations saoudiennes du Patriarche maronite pour affirmer – lui aussi – qu’il comprenait et approuvait les raisons de la démission de Saad Hariri.
Cette convergence entre le leader d’extrême-droite et le Patriarche Bechara Raï n’est pas vraiment une surprise, s’inscrivant dans la droite ligne de la complicité, tout aussi notoire, que Samir Geagea entretenait avec le prédécesseur de l’actuel Patriarche – Monseigneur Nasrallah Boutros Sfeïr – qui dirigea l’église maronite de 1986 jusqu’au 26 février 2011. Plusieurs bons connaisseurs de la scène libanaise estiment que Sfeïr et Geagea étaient liés par des questions d’argent, notamment d’importants placements immobiliers. Toujours est-il que lorsqu’on ose poser la question aux membres de l’Académie pontificale de Rome ou à d’autres responsables de la diplomatie du Vatican, ces derniers blêmissent avant de se fermer comme des huitres.
Bref, les relations historiques entre Samir Geagea et le Patriarcat maronite ne sont pas d’une clarté d’évangile, mais illustrent d’une manière singulière leur position commune sur la démission de Saad Hariri. Celle-ci donne raison, tant à l’Arabie saoudite qu’à Israël. Et cela tombe plutôt bien, puisqu’il s’agit des deux principaux bailleurs de fonds du parti de Samir Geagea. Toujours en embuscade, celui-ci ressurgit en période de crise, comme si la déstabilisation, les angoisses et les difficultés quotidiennes récurrentes des Libanais lui transfusaient une nouvelle énergie, un carburant de jouvence afin de relancer son projet d’une partition ethnico-religieuse du Liban.
La crise actuelle lui offre la formidable opportunité d’annoncer la reconstitution de sa milice armée afin de « contrer le Hezbollah », comme lui demandent ses protecteurs saoudiens et israéliens. Le chef de l’extrême-droite libanaise peut aussi compter sur la bienveillante protection de l’administration Trump où il compte plusieurs ardents supporters, dont l’universitaire libanais Walid Pharès (ou Farès), très en cour dans les milieux républicains les plus conservateurs. Ancien conseiller de Samir Geagea, Walid Pharès est le véritable théoricien de la purification ethnico-religieuse. Il est régulièrement sollicité par certains médias parisiens, qui le présentent comme « chercheur indépendant », au même titre qu’Antoine Basbous, ancien porte-parole des FL, directeur d’un Observatoire du monde arabe dont il est semble-t-il le seul membre…
La reconstitution d’une « milice » armée des FL n’est pas une bonne nouvelle et ne saurait se justifier comme une réponse symétrique à l’existence des unités combattantes du Hezbollah. N’ayant ni la même histoire, ni la même nature que les factions armées de la guerre civile libanaise, les unités armées du Hezbollah constituent la « Résistance » à l’armée israélienne qui poursuit quotidiennement ses incursions au Liban depuis l’invasion de 1982. Elles ne forment pas une « milice » à proprement parler, puisque les Chi’ites n’ont pas pris part à la confrontation initiale opposant les Chrétiens aux Palestiniens et leurs alliés « islamo-progressistes », comme on les qualifiait au début des années 70.
Ce n’est qu’en 1982, lorsque l’armée israélienne a envahi le Liban, que la communauté chi’ite a commencé à s’organiser militairement autour d’Amal, puis de Amal-islamique, enfin autour du Hezbollah, à partir de 1983. Après les accords de Taëf (22 octobre 1989), qui mirent fin à la guerre civile, les « milices » ont dû déposer les armes. Face à la faiblesse opérationnelle de l’armée libanaise, exsangue après quinze années de guerre civile, le Hezbollah a pu conserver son potentiel militaire pour contenir l’armée israélienne qui continuait à occuper le sud du pays. Sur toute cette histoire, on peut toujours consulter l’excellent livre de référence de Frédéric Domont : Le Hezbollah – Un mouvement islamo-nationaliste1.
Suite au retrait israélien du sud du Liban en juillet 2000, le Hezbollah a décidé de maintenir ses unités armées aux frontières du Liban. Les forces de Tel-Aviv occupent toujours le secteur libanais des fermes de Chebaa, une région qui permet de contrôler le réseau hydrographique du fleuve Litani. Chasse et marine israéliennes continuent à violer quotidiennement l’espace aérien libanais et les eaux territoriales, notamment les zones riches en nappes gazières… Depuis le déclenchement de la guerre civilo-globale de Syrie, le Hezbollah défend l’intégrité et la souveraineté du Liban – comme nous l’écrivions dans prochetmoyen-orient.ch du 22 juin 2015 – et ce en coopérant efficacement avec l’armée libanaise. En effet, sans son engagement militaire dans les jurds de Qoussair, Yabroud et Qalamoun (Bekaa nord), Dae’ch, Jahat al-Nosra ou d’autres groupes salafo-jihasites auraient envahi le port de Tripoli et pris pied dans d’autres villes du Pays du Cèdre !
A ce moment-là aussi, Samir Geagea était le premier à condamner l’engagement du Hezbollah comme s’il souhaitait que les protégés de ses amis saoudiens s’installent durablement sur le territoire libanais. Aujourd’hui encore et à l’unisson avec Riyad et Tel-Aviv, le chef de l’extrême-droite libanaise souffle sur les braises de la guerre civile. Mais cette fois-ci, il le fait avec la bénédiction du nouveau Patriarche maronite dont on espérait qu’il avait rompu avec les complicités fascisantes de son prédécesseur. Pas de chance !
ET MAINTENANT ?
Attendons mercredi pour écouter les nouvelles déclarations de Saad Hariri à Beyrouth, cette fois-ci. Sur le plan militaire, Tel-Aviv ne va sans doute pas refaire la guerre de l’été 2006 au Hezbollah, mais cherche toujours une opportunité de revanche sur son meilleur ennemi arabe. Dans l’immédiat trois actions israéliennes vont se poursuivre : 1) soutien logistique et prise en charge des blessés des groupes de Jabhat al-Nosra (Al-Qaïda en Syrie) sur le plateau du Golan où est engagé le Hezbollah ; 2) bombardements en Syrie ciblant soi-disant sites et convois suspectés de livrer de l’armement au Hezbollah ; 3) violations quotidiennes des espaces aérien et maritime libanais dans le contexte d’une prochaine mise en exploitation des blocs gaziers (8, 9, 10 et 11) revendiqués par Tel-Aviv. Pour Israël, il s’agit surtout de rappeler aux Libanais leur vulnérabilité et l’impossibilité organique de leur armée à défendre les frontières nationales.
Dans ces conditions où Tel-Aviv poursuit sa stratégie de la tension, le Hezbollah doit pouvoir conserver ses capacités opérationnelles afin de pallier aux insuffisances de l’armée gouvernementale. On ne peut que souligner la contradiction récurrente de Tel-Aviv condamnant régulièrement les armes du Hezbollah tout en empêchant les Etats-Unis, l’Allemagne et la France notamment, d’équiper et de moderniser l’armée nationale libanaise.
Pour sa part, l’Arabie saoudite ne va pas faire la guerre au Liban, ni à l’Iran comme elle le fait (de manière assez pitoyable du reste) au Yémen. Riyad a perdu en Syrie, s’enlise au Yémen et anime une répression quotidienne de la population civile au Bahreïn. La monarchie wahhabite est en mesure de susciter au Liban ce qu’elle sait faire de mieux : provoquer des attentats meurtriers et déstabilisateurs en payant quelques égarés parmi le million de pauvres syriens réfugiés dans le pays. Là encore Samir Geagea s’est mis à hurler, lorsqu’il y a quelques mois le Hezbollah a pris l’initiative d’escorter des réfugiés syriens désireux de rentrer chez eux. Les mêmes, qui déplorent la présence massive de Syriens au Liban, ont alors déclaré que le Hezbollah raccompagnait des « terroristes » en Syrie. Faudrait savoir !
Sur le plan politique, on entre certainement dans un tunnel de nouvelles crises politiques à répétitions et rebondissements multiples. Une fois à Beyrouth, Saad Hariri va-t-il confirmer sa démission ou y renoncer contre quelques concessions du Hezbollah ? Hassan Nasrallah doit parler ce lundi… Dans le premier cas, il faudra dénicher un successeur acceptable, ce qui ne va pas être facile. D’ores et déjà, Bahaa – le frère cadet de Saad – a fait acte de candidature en s’applaventrissant comme un « fidèle de la famille saoudienne régnante ». Dans un communiqué adressé à Associated Press, il accuse l’Iran et le Hezbollah de vouloir contrôler le Liban… Heureusement, cet analphabète, qui fréquente davantage les tables de jeu de Monaco que les chancelleries, fait plus rigoler que réfléchir !
Dans un tel contexte, les Sunnites libanais sont loin d’être sur la même longueur d’ondes. L’ancien patron des Forces de sécurité intérieure (FSI), le général Achraf Rifi, qui a réussi à supplanter Saad Hariri à Tripoli, ainsi que l’ancien Premier ministre Najib Mikati (lui aussi de Tripoli) ne représentent pas des alternatives crédibles. Comme le souligne le politologue Paul Khalifeh, les Sunnites libanais sont affaiblis et accusent un « coup terrible » qui ne vient pas de Téhéran, mais de Riyad, censé être leur protecteur : « certaines figures marginalisées, comme le député Ahmad Fatfat et l’ex-député Moustapha Allouche, ont pensé qu’ils se trouvaient devant une bonne occasion d’améliorer leurs positions au sein du CDF (Courant du Futur : parti de Saad Hariri). M. Fatfat a adopté le discours radical du ministre saoudien des Affaires du Golfe, Thamer al-Sabhane, à l’égard de l’Iran et du Hezbollah, leur faisant assumer la responsabilité de la démission de M. Hariri. Cette position est en décalage par rapport à la tactique adoptée par le CDF, sous l’impulsion des députés Bahia Hariri, Nouhad Machnouk et du conseiller du Premier ministre, son cousin Nader Hariri, qui estiment que le parti doit d’abord réclamer en priorité le retour de Saad Hariri »2.
Dans tous les cas de démission acceptée, retirée ou aménagée, on s’achemine vraisemblablement vers un remaniement ministériel majeur, voire vers la dissolution de l’actuel cabinet pour rechercher, ce qui est déjà annoncé comme une nouvelle « équipe de technocrates ». Déclenchée par l’Arabie saoudite, cette crise veut aussi amorcer l’après-Aoun, qui – de fait – est déjà lancé avec l’inoxydable Samir Geagea et ses miliciens armés en embuscade !
Voilà qui va prendre du temps, beaucoup de temps, retardant d’autant plus la mise en exploitation des nappes gazières off-shore et le renflouement des 77 milliards de dollars du déficit budgétaire. Malheureusement, la vie quotidienne des Libanais (qui en parle ?) va continuer à se dégrader : coupures d’électricité, entassements des ordures, augmentations des frais de santé et de scolarité, sans parler des problèmes de transport qui ne cessent de s’aggraver.
A ce tableau triste à pleurer, vient s’ajouter – comme nous l’évoquions précédemment – la menace de nouveaux attentats, plus pesante que jamais. Une fois de plus le Liban paie la facture des manœuvres régionales de Washington et Tel-Aviv. Bonne lecture néanmoins, et à la semaine prochaine.
Richard Labévière