Grande entrevue avec Jean-Philippe Trottier, écrivain et philosophe

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«Si le Québec doit être sauvé, ce sera par son peuple et non par ses élites»





Je me suis demandé comment présenter cette entrevue avec Jean-Philippe Trottier. Je lui ai demandé comment il se définissait lui-même, et sans se dérober complètement à la question, il a trouvé une manière de la contourner.


Les étiquettes sont toutes réductrices, je suis le premier à en convenir, mais on ne peut s’en passer. Alors je le présenterai ici comme un écrivain, comme un intellectuel, peut-être même comme un philosophe pour peu qu’on déprenne ce beau mot du pédantisme académique auquel il est plus souvent qu’autrement associé. Mais je ne parviendrai pas ici, et je ne le voudrais pas, de toute façon, à associer sa réflexion à un camp, quel qu’il soit. Jean-Philippe Trottier est un intellectuel libre, absolument libre, qui n’est pas fait pour penser en meute. Il explore les questions qui le préoccupent sans les idéologiser, sans prendre la carte de quelque parti que ce soit. Dans cette entrevue, il touche à des questions comme le rôle des médias, l’avenir du catholicisme au Québec ou le rapport des Québécois à leur histoire. Il ne s’agit évidemment pas de boire ses paroles et il ne nous le demande pas. Mais nous pourrions simplement les entendre, tellement elles tranchent avec tout ce qu’on peut entendre dans nos médias. Il ne s’agit pas ici de les endosser ou de les rejeter, chacun scannant son propos avec sa grille personnelle, quelle qu’elle soit. À partir de là peut s’engager le débat avec lui. Sa réflexion, qu’elle nous enthousiasme ou qu’elle nous surprenne, enrichit l’espace public. Ah oui, puisqu’il s’agit d’un très long texte, je vous invite à l’imprimer ! Ce sera plus agréable à lire.


 


***


MBC : Je ne sais trop comment vous présenter. Comme un écrivain ? Ce ne serait pas faux. Comme un animateur radio ? Vous l’êtes professionnellement, et peu à peu, vous vous êtes gagné un public de qualité, qui d’une année à l’autre, se confirme et s’étend. Comme un intellectuel catholique ? C’est rigoureusement exact, mais je crains que vous ne trouviez l’étiquette trop réductrice et agaçante. J’aimerais dire, comme un ami, puisque c’est d’abord ce rôle que vous tenez dans mon existence ? Je ne saurais dire, mais je suis persuadé, et à bon droit, que vous croirez que ces étiquettes sont toutes réductrices. Mais j’aimerais néanmoins que vous nous racontiez un peu votre parcours ? 


JPT :  Écrivain, animateur radio, intellectuel catholique. Vous avez raison, tout cela est  vrai mais trop réducteur et me fait penser à ce garçon de café dont parle Sartre dans L’Être et le Néant, je pense : hystérique, il joue au garçon de café, par peur d’affronter sa vacuité et sa liberté pures. Or, je suis incapable de jouer à ce que je suis, même si je prends la vie suffisamment au sérieux pour avoir peur de rater la mienne. Ainsi, même si je passe mon temps à m’étonner de tout ce que l’on tient pour évident, je préfère dire que j’écris à l’occasion, que j’anime deux émissions radiophoniques et que l’intellectuel catholique qui je suis essaye de réfléchir à certaines réalités d’un point de vue souvent catholique, ce qui ne m’empêche nullement de musarder du côté de la Réforme, de l’orthodoxie,  du taoïsme, de l’hindouisme, du judaïsme, du monde autochtone, de la psychanalyse et même de la pop québécoise, italienne ou sud-américaine des années 1960-70, entre autres. J’y reviendrai plus en détail dans ma réponse à votre question ci-dessous.


Mon parcours a peu de sens, du moins à première vue : il a été tout sauf linéaire. Je sais bien que Dieu écrit droit en lignes courbes, selon le mot de Thérèse d’Avila, mais tout de même... J’étais destiné à être mathématicien, puis une ribambelle d’autres choses, dont pianiste, traducteur, diplomate, voire acteur. À trop embrasser, j’ai mal étreint et tout cela a fui avec les années. Sans doute était-ce nécessaire pour arriver à penser aussi librement que possible, à écrire et à animer à la radio, un travail que j’adore au demeurant. En tout cas, c’est dans cette évanescence désespérante que je pense avoir trouvé ma quête religieuse. De même que le garçon de café joue au garçon de café, le chrétien joue malheureusement souvent à être chrétien, à moins que, dans un perpétuel sentiment de manque, il ne suive une vérité toujours mouvante, comme une savonnette enrageante qui glisse systématiquement entre les mains mais à laquelle il est mystérieusement fidèle. C’est comme cela que je comprends mon adhésion au christianisme qui consiste à suivre quelqu’un qui me précède toujours et que je ne comprends qu’à proportion de ma cécité. « L'homme qui ne médite pas vit dans l'aveuglement, l'homme qui médite vit dans l'obscurité. Nous n'avons que le choix du noir ». écrivait Victor Hugo dans son William Shakespeare.


D’où mon ennui et ma fascination à l’égard de tous les garçons de café, de tous ceux qui jouent un peu trop ce qu’ils sont, qui escamotent la question du noir. Je les envie et je les fuis.


Ce que je vous réponds peut sembler de la coquetterie facétieuse mais il n’en est rien. J’ai beaucoup reçu et beaucoup perdu, ce qui m’a appris à modérer mes attachements et à chercher au-delà des apparences, des déserts, des paradoxes et des contradictions. Le caractère de l’homme est son destin, disait Hérodote ou Héraclite, observation inversée par Novalis bien plus tard, pour qui le destin, c’est le caractère. Les deux instances se forgent mutuellement, sans trop qu’on sache distinguer l’une de l’autre.


Vous l’aurez deviné, je suis pris avec le problème de la liberté, intérieure surtout. Avec toutes les contraintes et les risques liés. Il n’y a donc là pas vraiment matière à pavoiser, d’autant plus que cette liberté est généralement incompatible avec la gloire ou le pouvoir. On ne peut servir deux, voire trois, maîtres à la fois et l’homme qui conquiert l’univers en perd souvent son âme, prévenait Jésus, ce a quoi avait fait écho Rivarol, dix-huit siècles plus tard, en avançant que « les moyens qui rendent un homme propre à faire fortune sont les mêmes qui l’empêchent d’en jouir ». Pour le reste de mon parcours, je retiens que le travail de mon père a amené la famille à vivre au Canada, aux États-Unis, en France, en Russie, au Pérou, sans compter les autres pays visités par la suite. Je parle donc plusieurs langues, mon intérêt pour la culture (et non pour les activités du calendrier culturel et autres festivals), mon sens de la relativité des choses, mon attirance pour le beau esthétique, moral et religieux, tout cela a forgé ce que je suis.


Ma formation de pianiste m’a donné un sens de la discipline et ma courte expérience d’interprète a tout de même vissé en moi la certitude que l’homme doit se déposséder de lui-même s’il veut être fidèle à ce qu’il porte, ce qui est très chrétien, du reste. Je retiens aussi de la musique classique la coexistence d’un langage hautement abstrait, d’une expression concrète à l’extrême et d’une aperception immédiate de la réalité. Ainsi, analyser la musique, comme le disait mon professeur de composition Gilles Tremblay, consiste à remonter jusqu’à l’inanalysable ou, tel que je l’entends, à avoir l’intuition directe d’un phénomène, puis à tâcher d’expliciter au maximum cette saisie première. Ma compréhension du monde et ma façon d’écrire sont en droite ligne de cette formation musicale : un interprète ne donne jamais le fin mot de l’histoire, il est le divum interpres dont parle Virgile, Mercure messager des dieux que, par définition, l’on ne peut comprendre que dans un miroir, d’une manière obscure, dixit saint Paul.


La musique mène à tout, à condition d’en sortir, dit la boutade. Dans mon cas, ce n’en est pas une car elle est rigoureusement vraie.


J’ai aussi fait des études de philosophie auxquelles je n’ai pas compris grand-chose. Ce qui est un bon début.


 


MBC : Vous animez depuis plusieurs années déjà à Radio Ville-Marie, une radio officiellement catholique, ce qui est très bien, mais surtout, j’en ai l’impression, une radio culturelle, qui joue à sa manière le rôle qui était autrefois celui de la chaine culturelle de Radio-Canada. Que cherchez-vous à faire de votre émission ? Quel rôle vous donnez-vous? On y trouve des intellectuels, des hommes politiques, mais aussi des simples témoins de notre temps, à qui vous donnez une tribune, et qui accèdent à l’espace public. Je me trompe où vous comblez un manque dans notre paysage médiatique? Qu’est-ce qui manque dans le système médiatique dominant. Vous animez Questions d’actualité. Qu’est-ce qu’on peut faire là qu’on ne pourrait pas faire à Radio-Canada. Et  en quoi RVM est-elle irremplaçable dans notre écosystème médiatique?


JPT : Radio Ville-Marie (devenue Radio VM) est une radio d’inspiration chrétienne, indépendante de l’Église et ouverte sur les grandes questions spirituelles, culturelles, politiques, etc, d’aujourd’hui et où tous, chrétiens ou non, sont les bienvenus et proposent des émissions à caractère religieux, culturel, social, historique, etc. Assumons-nous le rôle de la chaîne culturelle de Radio-Canada de naguère? Il y a effectivement des recoupements, même si j’inclinerais à penser que chez nous le mot culture a une coloration différente, plus organique, ne serait-ce que par les préoccupations religieuses ou spirituelles qui s’y mâtinent régulièrement. En outre, l’indépendance et la taille de cette vaillante radio lui donnent une liberté unique que je douterais pouvoir retrouver telle quelle à Radio-Canada; du moins y serait-elle plus balisée, dans la mesure où plus une institution est grande, plus elle doit assurer sa cohésion. C’est normal.


Ce qui manque au système médiatique dominant, à mon avis, c’est le temps et le sérieux. Je ne peux l’en blâmer car il faut bien se financer par la publicité. Or, il y en a beaucoup, ce qui réduit nécessairement la part dévolue à des entretiens de fond, sans parler des simples entrevues qui raccourcissent à vue d’œil. Quand je pense, à l’inverse, que ma radio accorde souvent à des invités une heure entière, voire deux ou trois épisodes... Et il y a la question du sérieux. Là encore, il faut dépasser le cadre médiatique et considérer l’aspect général, sociétal du problème : que voulez-vous, notre époque est marquée par le jovialisme et le festivisme, pour reprendre Philippe Muray, un auteur que vous affectionnez. Les gens sont-ils seuls, souffrent-ils en silence, leur obsession consumériste les détourne-t-elle d’objectifs plus fondamentaux? Qu’importe, donnons-leur de la bonne humeur, de l’énergie, de la catastrophe! On est en plein divertissement pascalien, avec des moyens technologiques inconnus du XVIIe siècle. Cet aplatissement par intensification dans l’insignifiance est humainement, culturellement et spirituellement inquiétant.


Radio VM tente, avec ses moyens modestes, de proposer une certaine idée de la vie. Beaucoup d’auditeurs, que l’on retrouve dans toutes les strates de la société, nous en savent gré et nous font parvenir des témoignages très touchants qui sont autant de raisons de persévérer.


Mon émission Questions d’actualité (en passant, j’en anime une autre, oecuménique et interreligieuse, intitulée En Dialogue) a un objectif double : commenter l’actualité quelle qu’elle soit, locale, nationale ou internationale, avec le souci constant d’enraciner le Québec dans son passé, d’une part, et de l’insérer dans un faisceau international, d’autre part. No man is an island, disait le poète métaphysique John Donne, nous ne sommes pas isolés, nous ne sommes pas un wagon détaché d’un train. En outre, à l’ère mondialisée, ce qui se passe ailleurs a des ramifications locales et il vaut mieux en être conscient. C’est ainsi que j’interviewe toutes sortes de gens, d’ici et d’ailleurs, en leur accordant un bon 15 à 20 minutes, fait rarissime ailleurs, je le répète. Notre dimension religieuse, notamment catholique par la force des choses, fait que je reçois régulièrement des francophones de partout, et pas des moindres. Mes chroniqueurs, et je leur tire mon chapeau car ils font un boulot admirable, citent des journaux et revues français, anglais, canadiens, québécois, états-uniens, russes, allemands, italiens, japonais, brésiliens, et j’en passe. Ils commentent ce qui se passe ici et partout dans le monde, dans plusieurs disciplines (économie, sciences, histoire, anthropologie, culture, etc).  On couvre un tas de sujets allant du pélagianisme dans l’Église catholique au cosmothéandrisme en passant par le bicentenaire de naissance de John A. Macdonald, les 40 ans de la découverte de  Lucy en Éthiopie, la part tragique de l’histoire, les dernières découvertes en neurobiologie, la pensée de Thomas Piketty, l’itinérance dans les régions du Québec, etc. Peu importe la catégorie sociale à laquelle appartient mon vis-à-vis, l’important est qu’il donne à penser, que l’auditeur ait l’idée que la vie a un sens et qu’il puisse penser par lui-même. Cela vaut aussi pour le traitement de la religion dans mon émission, où foi, culture et réflexion se fécondent mutuellement. On oublie souvent cette complémentarité et, malgré le gnagna religieux qui ronronne ici et là, reliquat d’une pratique qui avait jadis éloigné de l’Église certains des esprits les plus brillants, je m’étonne d’entendre encore aujourd’hui certains milieux instruits qui « ne sont pas dupes » pourfendre le discours religieux, chrétien notamment. Comme si, afin d’asseoir sa légitimité et son combat, on ressuscitait une Église mauvaise alors qu’elle est égrotante depuis longtemps et, malgré tout, souvent charitable dans la discrétion (il est certes bien moins dangereux de brocarder le christianisme que le judaïsme ou l’islam, et le terme « christianophobie » n’a pas la même charge infâmante et paralysante que « antisémitisme » ou « islamophobie », anathèmes dont on (a) fait souvent un usage abusif).


La plupart des observateurs étrangers vous le diront : malgré cinquante ans de Révolution tranquille et d’ouverture sur le monde, nous sommes encore pris dans notre provincialisme (pour le plus grand bonheur des contempteurs de notre complexe de wigwam – l’expression est de Gérard Pelletier -, trop heureux de se défausser ainsi à si vil prix de leurs propres ambiguïtés et impasses identitaires). Pour tenter d’atténuer ce trait, je pars du principe fondamental qu’il faut savoir parler de soi à autrui, de soi à soi, d’autrui à soi et d’autrui à autrui. C’est ainsi qu’on s’insère dans une trame de sens qui dépasse nos frontières et qu’on devient adulte. Il est donc faux de penser qu’être québécois (ou canadien-français, terme que j’affectionne à cause de sa plus grande chargé affective et spirituelle) signifie rétrécir ses horizons. Et je doute que les panacées multiculturelle, transculturelle, interculturelle, crypto-para-proto-poly-démago-cucul-nono-gogo- gnagnaculturelle dont on nous gave, avec une conviction dont la mièvre et tendre bienveillance côtoie facilement l’hystérie la plus sauvage, soient la réponse. Il n’y a rien à faire : il faut partir de soi. Et pour ce faire, il faut savoir se nommer pour pouvoir ensuite aller vers l’autre. Vaste programme... J’y reviens après votre dernière question.


Ce qui me ramène à mon émission. Oui, j’y invite toutes sortes de monde, allant des penseurs aux simples quidams en passant par tous ceux qui sont engagés socialement d’une façon ou d’une autre. L’essentiel est qu’ils aient quelque chose à dire qui parte de la tête ou du cœur (les deux ensemble, de préférence; séparément, c’est moins drôle) et qui donne à réfléchir. Or, tout auditeur peut penser si on l’y invite dans le respect. Je n’aime pas coincer mes invités gratuitement et j’ai horreur de ce que les médias appellent controverse et qui n’est la plupart du temps qu’un bouillonnement de surface aussi violent que bref (Sie trüben ihr Gewässer, dass es tief scheint, disait fort justement Nietzsche, ils troublent leurs eaux pour les faire paraître profondes). Ma culture générale est assez fournie pour que j’essaie de rendre justice à mon invité, en évitant les deux écueils que sont l’effacement total de l’animateur « neutre » et son autopromotion.


Si je devais me donner un rôle, comme vous me le demandez, je choisirais celui de miroir, à cette différence près que je réfléchis et parle alors que celui-là réfléchit sans parler, souvent devant des foules qui parlent sans réfléchir. C’est du reste le sens des réactions de nombreux invités qui me disent après coup leur surprise de s’être fait poser des questions auxquelles ils n’avaient pas pensé. Quant à savoir si mon émission comble un manque dans le paysage médiatique, c’est aux auditeurs à le dire. Je fais de mon mieux ce que je pense devoir faire. Le reste appartient à Dieu, comme disait, si ma mémoire ne me joue pas des tours, la chanteuse de boléros et de rumbas mexicaine des années 1940 Toña la Negra.


 


MBC : Vous êtes un intellectuel catholique et vous venez tout juste de signer un livre majeur, La profondeur divine de l’existence. Qu’est-ce qui se trouve au cœur de votre catholicisme? Et que pensez-vous de la situation du catholicisme au Québec? Il fut longtemps dominant, il semble aujourd’hui agonisant. Est-il encore vivant, même si ses institutions semblent desséchées? Croyez-vous à sa possible renaissance chez nous? Mais si oui, à quelles conditions, et sous quelles formes? Et si je vous demandais vers quels auteurs vous vous tournez régulièrement pour alimenter votre foi, ou du moins, pour l’approfondir et l’éclairer, lesquels évoqueriez-vous?


JPT : Je ne sais pas si mon livre est majeur, même s’il a été préfacé par le philosophe Charles Taylor, et je n’aurais pas le front de vous offusquer en vous opposant ma fausse modestie. À tout le moins a-t-il été écrit en toute liberté, avec le risque de proférer ici et là des âneries. Mon catholicisme est tout ce qu’il y a de plus traditionnel. Mais attention, je ne parle pas d’une vision passéiste ou figée ni ne nourris une quelconque nostalgie à l’égard d’un âge d’or qui n’existe que dans nos fantasmes. Je parle d’une exigence de profondeur ontologique imprégnée d’une réalité globale tendre, poignante et enivrante, au-delà de la joie et de la douleur, qui s’appelle Christ. C’est en ce sens que je recherche, moins dans l’histoire que dans les symboles et le rituel, une intelligence totale qui intègre le corps et l’esprit, le faux et le vrai, l’impureté et la pureté (« Il faut accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement », disait Simone Weil). Le tout, finalisé par, avec et dans le Christ, bien évidemment. Le Christ qui pardonne.


Mon catholicisme cherche à embrasser la totalité. À cet égard, alors que le français « tout » est trop pauvre en l’espèce, le latin nous aide à comprendre la différence et la complémentarité entre l’universalité (omnis, tous les hommes) et la totalité une (totus, tout l’homme, tout le cosmos, tout le réel). Ma quête s’articule davantage autour de cette correspondance mystérieuse entre les deux plans, et l’universalité telle que je la comprends tient moins à un quelconque recensement qu’à une idée d’ordre englobant et vivant, de hiérarchie, de fonctions, d’archétypes fondamentaux. Je ne suis donc ni un anti-moderne ni un progressiste mais un traditionnel au sens où pouvaient l’entendre par exemple le métaphysicien René Guénon ou la philosophe Marie-Madeleine Davy. Je suis donc loin de ce à quoi on a été habitué et dont nombre de nos preux rebelles, intellectuels à l’occasion, entretiennent artificiellement la mémoire, c’est-à-dire un moralisme et un dolorisme ennemis de la vie.


Quand on est chrétien, on est forcément dans une logique d’incarnation. Or, depuis quelques siècles, l’Occident a cru qu’il s’agissait là d’une correction de la matière impure par l’esprit pur. Vous imaginez les névroses que cela a pu occasionner, ce qui explique en partie la rage de liberté sexuelle du XXe siècle. La matière et le corps asphyxiés se sont révoltés. En termes environnementaux, la nature, vue non comme un jardin à soigner mais un réservoir inépuisable à saccager, s’est déchaînée. Si Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu, selon le mot de saint Augustin, comment voulez-vous dans ces conditions que l’homme y arrive? Cette conception tordue de l’incarnation, où l’esprit régente tout et où la raison humaine est maîtresse de tout, explique que l’homme cherche à se faire Dieu par ses propres moyens. C’est, avec les meilleures des intentions et fort de capacités scientifiques et technologiques inouïes, l’histoire du péché originel dans toute sa jeunesse, sa beauté et sa toxique griserie. La facture sera salée et nous commençons à peine à l’entrevoir, à défaut de comprendre le phénomène.


Au Québec, c’est la foi populaire, avec toute sa saveur, sa naïveté, son côté charnel, qui sauve le catholicisme. Mon livre consacre du reste un chapitre à la foi des simples. Ce sont eux qui, mystérieusement et sans le savoir, font respirer cette religion. J’ai le sentiment, autrement, que notre catholicisme a été superstructurel, comme disent les psychanalystes, signifiant par là qu’il a été imposé, plaqué. Il en est ressorti un clivage néfaste entre la règle et la vie, la morale et la sexualité. Le tout gorgé de références au péché, un péché souvent réduit au plaisir solitaire. Enfin, le catholicisme, c’est tout de même plus que du touche-pipi!


Cela dit, même si je comprends la nécessité de casser cette baraque étouffante afin de respirer, ne me comptez pas parmi les pourfendeurs de ce sans quoi le Québec ne serait même pas là. La langue, l’éducation, la santé, la solidarité sociale, la vie municipale, le sens de l’universel, la toponymie, les jurons portent l’empreinte de l’Église et nous structurent encore. Le fantasme de la table rase sur fond de Grande Noirceur me semble une pernicieuse lubie de parvenus bourgeois qui confond dans une ferveur extatique grand bond en avant et ingratitude envers le passé. Nous sommes ce que nous sommes, pour le meilleur et pour le pire.


Aujourd’hui, le catholicisme survit ici. Il vivote. Je crains qu’il n’ait pas vraiment pris la mesure de sa débâcle. Il y a certes un renouveau chez certains jeunes marqués par les Journées mondiales de la Jeunesse instituées par Jean-Paul II (un homme qui, soit dit en passant, a fait figure de grand-père suppléant à un père lyrique qui n’aurait pas assuré la transmission entre le passé et le présent). On trouve de très belles manifestations dans ces milieux, une naïveté et une fraîcheur si nécessaires. Mais on sent davantage une soif de ressaisissement que l’assomption d’une perte et du deuil, étapes obligées pour retrouver la verdeur et la vitalité du catholicisme.  « Pour avoir ce que vous ne possédez pas, il est nécessaire que vous passiez par ce que vous n'avez pas » conseille saint Jean de la Croix. C’est la nuit obscure... Or, nous y sommes actuellement. La perte du lien traditionnel nourricier a toutefois l’avantage de ne plus permettre de demi-mesures et de nous placer devant une alternative intimidante: nous sommes, les jeunes surtout, condamnés à la trivialité ou à la pureté, avec les déchirures et les fulgurances qui sont généralement le lot de celle-ci.


Qui sont les auteurs que je lis? Il y en a trois surtout, pour l’instant : Simone Weil que je lis chaque soir avant de me coucher. Morte à 34 ans en Angleterre, cette femme a su mettre les mots qu’il fallait sur des réalités qui échappent en général au langage. C’est, pour moi, le pendant féminin de saint Paul. Ensuite, Gustave Thibon, celui qui a fait découvrir au monde Simone Weil. Un homme de la terre, d’un christianisme fermement enraciné dans le paganisme de la culture gréco-latine. Une tête bien pleine et, surtout, bien faite, pour reprendre Montaigne. Une culture vaste et intégrée. Thibon, décédé en 2001, est considéré comme un penseur de droite qu’il vaut mieux parfois ne pas citer. Tout comme Nicolas Gomez Davila, le Nietzsche colombien décédé en 1994 à Bogota, mon troisième auteur actuel et qui se disait ouvertement réactionnaire. Cet ennemi des systèmes de pensée cadenassés a écrit des aphorismes acides de lucidité, ce qui n’empêche pas, toutefois, certains d’être franchement mauvais. Je trouve chez lui le classicisme des grands moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles mélangé à l’ironie grinçante et  à l’érudition pleine de verve d’un Ortega y Gasset ou encore d’un Unamuno. Ce Cioran tropical et organiquement catholique me fait penser et rire à la fois, ce qui est une sacrée réussite, vous en conviendrez.


Cela fait-il de moi un homme de droite? Si tel était le cas, je devrais aussi être un homme de gauche dans la mesure où Simone Weil, surnommée la vierge rouge, était militante d’extrême-gauche. Cela seul suffit à discréditer les étiquettes. La vie est beaucoup plus vaste et déborde les classifications, aussi utiles soient-elles dans un premier temps.


Il y a évidemment bien d’autres auteurs que je lis : Marc-Aurèle et Sénèque, Lao-seu, Tchouang-tseu, Lie-tseu, Marguerite Yourcenar, Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, Nietzsche, Montaigne, les moralistes français, de Gaulle, le pape François, Lucien Jerphagnon, historien français de la philosophie grecque et latine, décédé en 2011. Parmi les classiques québécois, j’aime beaucoup Saint-Denys Garneau, Alain Grandbois, Anne Hébert, Jean-Paul Desbiens. Tout ce beau monde était-il de gauche ou de droite? Je m’en fous un petit peu. Tutto fa brodo, tout sert à faire du bouillon, dit-on en italien, et si jamais vous avez connaissance d’un bouillon de droite ou de gauche, je vous saurais gré de m’en faire part.


J’oubliais presque : je lis avec une fidélité goulue les circulaires des promotions hebdomadaires des supermarchés. Vous allez rire mais ça me permet de m’évader dans un monde de possibles, un peu comme Perrette et son pot au lait, et de ménager mes ressources financières, condition essentielle de cette liberté dont je vous parlais.


 


MBC : Je reviens un instant sur votre dernier livre. On sent dans votre œuvre une conviction forte : l’Église a certainement besoin d’un cœur, mais elle a besoin de ses marges. Vous y défendez l’idée, en quelques mots, qu’il nous faut redécouvrir le catholicisme par ses marges, comme si ceux qui portent la soutane étaient moins proches du Christ tel que vous l’imaginez que les déshérités qui, dans leur misère, sont peut-être plus près de l’absolu ? Et pourtant, vous reconnaissez l’importance des rites, de la tradition, de la philosophie chrétienne qui nous éduquent à la foi. Comment pensez-vous cette tension? Et j’aimerais savoir ce que vous retenez, en temps réel, de l’héritage de Benoit XVI et du pontificat actuel du Pape François ?


JPT : Je n’aime pas trop le mot « marge » car il s’inscrit dans un espace plat à deux dimensions délimité par ses marges fluctuantes. Ainsi ce qui n’a pas le privilège d’être au centre se trouve à être relégué dans cette zone floue, ce quasi no man’s land. Pour sa part, le christianisme ajoute à cet espace une troisième dimension qui est la profondeur, ce qui présente l’avantage de redonner au « marginal » un statut autrement plus noble et digne tout en évitant l’écueil de la glorification, car la profondeur fuit la gloire. A contrario, regardez l’éloge de la marge de nos jours. Bien des artistes et des penseurs chantent leur marginalité, phénomène qui fait écho à la glorification des minorités aux dépens d’une majorité censée, en vertu de son statut automatique d’oppresseur, déférer à leurs incessantes demandes. Tous veulent être originaux et oublient que le qualificatif renvoie à « origine », donc à la fidélité à une profondeur archétypale. Comme vous voyez, le même mot dans un univers plat ou profond prend une couleur toute différente.


Par ailleurs, je ne dévalue nullement le rôle du prêtre ni de toute la hiérarchie chargée de l’intendance des sacrements, si vous me passez cette familiarité. Enlevez-la et il ne restera qu’une vague religiosité sentimentale qui risquera de se fragmenter en divers sectarismes, chacun pensant avoir trouvé le fin mot de l’histoire ou entendu la dernière version de la Vierge Marie sur les plaies du monde à venir. Un Dieu sans Église est le début d’une Église sans Dieu, disait Gustave Thibon. J’ajouterais : ... et le ferment de la tentation totalitaire. Une religion a besoin de serviteurs, de penseurs, d’artistes, d’administrateurs afin d’éviter tout débordement et toute licence. Autrement, qui assurerait la tenue du rituel, le maintien de la tradition, l’articulation des symboles? Qui dirait le « non ! » tant honni de nos jours?  J’évoquais le mot « origine », nichée dans une profondeur obscure : il faut bien qu’il y ait des gens chargés de mobiliser ce qui échappe à nos facultés limitées, même si, à la longue, la calcification guette. Mais comme Dieu agit de façon généralement surprenante lorsqu’il s’agit de sortir des scléroses inévitables à toute tradition institutionnalisée, il suscite des prophètes, des « pierres rejetées par les bâtisseurs », des témoins qui ne sont pas nécessairement du sérail, pour ainsi dire. Cette fonction, on la retrouve peu dans l’institution et encore moins chez les Muscadins, Incroyables et autres Merveilleuses qui se pavanent la mine grave, leur marginalité à la boutonnière.


Alors oui, il y a tension entre les serviteurs du culte et les « originaux » qui dérangent, qui empêchent de prier en rond. Le tout est de savoir départir le charlatanisme ou l’hystérie de la vérité. La fonction prophétique et celle de gardien de la tradition sont forcément conflictuelles, et c’est notre lot humain d’avancer en titubant entre ces deux forces.


Vous parlez du pape François dont j’affectionne, comme bien des gens, la foi à la bonne franquette, pour reprendre la sapide formule de Bernanos. Curieusement, il est à la fois administrateur et prophète. Il est, à mon avis, trop tôt pour mesurer l’ampleur de son action (je ne parlerai pas de révolution car ce n’en est pas une. Le serait-ce que j’en tremblerais, sachant l’issue fatale de toute révolution). Une chose est sûre pour lui, cependant, et peut se résumer dans cette formule éculée : la loi est faite pour l’homme, pas l’homme pour la loi. Il remet ainsi l’homme au centre de la sollicitude divine, subordonnant la morale à la miséricorde de Dieu. Mais il faut tout de même une loi, placée au niveau ontologique qui convient. François n’est pas, contrairement à ce que de nombreux progressistes imaginent, le Gentil Organisateur du nouveau Club Med catholique qui va tenter de répondre aux mille desiderata des Gentils Membres. Il n’est pas non plus le nouveau Tancrède, celui qui disait à son oncle le prince Salina, dans Le Guépard de Lampedusa : « Si nous voulons que tout demeure tel quel, il faut que tout change ». C’est lui qui a dit la chose suivante, dans ses entretiens avec le père jésuite Antonio Spadaro : « Pour développer et approfondir son enseignement, la pensée de l’Église doit retrouver son génie et comprendre toujours mieux comment l’homme s’appréhende aujourd’hui ». Ça dit tout et suffit pour discréditer toute idée de révolution.


Il y a une Francescomanie qui est agaçante, même si elle reflète une soif authentique de prophétisme dans notre monde aplati. À la limite, il suffirait que le pape du « bout du monde » dise qu’il aime les fraises à la crème pour que tout le monde se mette à en manger. Le pape s’en chagrine aussi, au demeurant, et avance qu’il est un homme comme tout le monde, ce qui est rigoureusement juste. Investi cependant d’une mission gigantesque.


À cette idéalisation actuelle correspond son inverse, le dénigrement, qui a été assumé par Benoît XVI , un pape à la communication maladroite et dont trop de médias ont malicieusement fait leur tête de Turc. À qui profitait le crime? Quoi qu’il en soit, si le pape allemand avait émis la même préférence pour les fraises à la crème, je vous fiche mon billet que pas mal d’éleveurs de fraises et de producteurs de crème auraient fermé boutique, la demande générale allant en sens inverse des papilles ratzingériennes.


Je ne suis pas spécialiste des papes mais je peux vous assurer que ma première impression de Benoit XVI ne s’est jamais démentie : c’est un homme modeste, délicat, lucide à l’extrême, sans parler du courage dont il a fait preuve dans le dossier de la pédophilie. La façon dont il a été lynché médiatiquement après son discours de Ratisbonne en 2006 a été ignominieuse. Sauf quelques exceptions, les fières élites politiques, médiatiques et intellectuelles occidentales ont courageusement brillé par leur évasive neutralité car il ne fallait pas, comme d’habitude, froisser davantage des opinions publiques musulmanes sans doute manipulées, en tout cas susceptibles et volatiles à l’extrême. Pour d’autres, y compris des religieux chrétiens, l’occasion était trop belle pour ne pas faire chorus aux protestations. Combien, dans tout ce beau monde nimbé de vertu outragée, avaient lu et médité le texte de la conférence universitaire? Ceci dit, je vous concède que Benoît XVI était loin d’être un pasteur ou un homme de foules. Mal à l’aise et froid en public, affublé de bonnets rococo de Père Noël, il était en revanche un intellectuel exceptionnel, une espèce d’Emmanuel Kant rigoureux et moral, un Herr Professor dont la tradition universitaire allemande a donné tant de beaux exemples. Le temps lui rendra justice, je l’espère, quand les passions se seront apaisées... et redirigées vers les milliers de nouveaux objets à dévorer.


 


MBC : Vous m’avez déjà conté, lors d’un de nos nombreux soupers, un de vos réveillons inattendus avec de vieilles religieuses et quelques déclassés sociaux qui s’étaient rassemblés dans un appartement pour célébrer Noel. J’ai cru comprendre que vous n’étiez pas dans votre milieu naturel, et pourtant, vous m’avez parlé de cette soirée avec grande émotion, et beaucoup de tendresse. Cela m’amène à un thème : c’est chez ceux qu’on pourrait appeler les « petites gens » que certaines traditions demeurent vivantes, au Québec, notamment une forme de piété populaire conservatrice d’un certain émerveillement devant le sacré. Quelle est cette vertu que vous prêtez aux humbles ? Qu’ont-ils qui manque aux intellectuels, ou plus largement, aux élites et aux puissants? Et comment le Québec pourrait-il à nouveau plonger ses racines ? Qu’y retrouverait-il?


JPT : Est-ce mon milieu naturel ou non? Je ne le sais plus trop; en fait, je crois ne pas avoir de milieu naturel, même si j’ai eu une enfance privilégiée à certains égards. Je suis moi-même un déclassé ou plutôt un hors-classe. Mais là encore, le mot  « déclassé » me gène car il réfère à une norme unique hors de laquelle il n’y aurait point de salut. Ceux qu’il désigne ne sont sans doute pas des gens avec qui je danserais le menuet ou la gavotte, mais je préfère élargir le regard et les considérer selon d’autres critères, le rang social n’en étant qu’un parmi d’autres. Il y a le cœur, la tendresse, la disponibilité, la simplicité, l’enracinement... en plus de certains défauts. En France il y a aussi la culture qui vous donne une dignité, tout « déclassé » que vous puissiez être. Pour ma part, j’ai une dette affective inexprimable envers les « petits » de mon enfance matériellement choyée. Les amateurs du réalisateur suédois Ingmar Bergman qui ont vu Cris et chuchotements et se souviennent du personnage de la bonne comprendront ce rôle de mater dolorosa un peu gourde, si essentiel chez les nantis. Or, ce genre de personnage fourmille, au Québec notamment.


Plus tard j’ai trop lu, et aimé, Charles Péguy pour mépriser le peuple (la masse, forme dégénérée du peuple, ou peuple dévitalisé de sa transcendance, c’est une autre histoire). Non que je ne m’y sente pas à l’étroit au bout de quelques heures; mais il y a là souvent un bon sens, une bonhommie et un sens direct de la vie qui font très souvent défaut dès qu’on grimpe dans la société. Un homme comme le réalisateur italien Pier Paolo Pasolini avait cette intelligence aigüe de ce peuple mi chrétien mi païen qui était le dépositaire inconscient de traditions séculaires. Tous ses ragazzi des faubourgs de Naples, ses mères du genre Mamma Roma attestent de la présence d’une sapidité, d’une culture et d’une réalité âpres mais nourricières. Gomez Davila dit que la profondeur ne se trouve pas dans ce que l’on dit mais au niveau où l’on parle. Imaginez un peu, c’est un réactionnaire et non un démocrate qui réhabilite les simples...  J’ai dit dans mon dernier livre que le peuple est la base de l’élite et que celle-ci, quoique plus brillante et attirante, n’est en fait que l’expression stylisée de celui-là et doit, en bout de ligne, se faire l’esclave de ce dont il est le porteur inconscient. La scène du lavement des pieds par Jésus, le Jeudi saint, où le maître est venu pour servir et non pour être servi, est le cadre de référence de cette élite.


Pensez-vous que cette vision subsiste de nos jours? A fortiori dans l’ancienne colonie qu’est le Québec où l’ascension sociale s’est souvent effectuée par cooptation des élites occupantes, produisant le type du parvenu déraciné dont un Stéphane Kelly a dit des choses profondes et authentiques dans sa Petite Loterie? Je sens ici un divorce entre le haut et la base, le premier méprisant la seconde qui le lui rend bien en se gaussant des riches, des intellectuels et autres « pelleteux de nuages ». Notre société, ultra-minoritaire, peut-elle se permettre ce clivage, à plus forte raison à une époque de déconnexion avec ses réalités fondamentales? Et pourtant, je soutiens que si le Québec sera sauvé, ce sera par son peuple et non par ses élites. Celles-ci, comme les pétales d’une fleur, sont belles et désirables, mais c’est le peuple qui assimile par ses racines les sucs vitaux de la terre et, par extension, de l’univers. C’est par lui que passe l’humus et le fond de l’universel. Coupez les pétales, le peuple subsistera. Portez la hache sur les racines et c’est toute la plante qui meurt, y compris l’élite.


Le Québec peut-il replonger ses racines? En tant que province canadienne, le peut-il alors que le pays a abandonné toute forme de verticalité au profit d’une modernité où l’horizontalité multiculturelle tient lieu de racine? Poser cette question fondamentale, voire métaphysique, ne fait pas nécessairement de moi un indépendantiste, pas plus que je suis fédéraliste. Le Canada a son génie propre, certes, mais sa version moderne diluée est-elle compatible avec notre élan québécois incertain et qui peine à se signifier? Au lieu de situer le problème au niveau politique, ne convient-il pas d’abord de le placer au niveau qui convient, c’est-à-dire au plan spirituel (je parle d’une réalité encore plus profonde que ce qu’on appelle religion)? Et n’arrêtons pas en si bon chemin et osons parler de racines autochtones en essayant d’éviter les mirages de la culpabilisation de l’homme blanc, de la folklorisation multiculturelle ou du Nouvel Âge. Que faisons-nous des fantômes amérindiens qui nous hantent et qui, tel le père de Hamlet, réclament que les fils vivants les réhabilitent dans une filiation et une communion plus vastes ? Le Québec en ressortirait gagnant au point de vue de l’ancrage et de la profondeur, il me semble.


Notre substrat est riche, plus riche que le canadien. Mais le paradoxe veut que ce qui est symboliquement vague a gagné dans l’histoire et que ce qui est doté de substance a perdu. Vous avez là le résumé de l’impasse canado-québécoise. C’est à ce niveau, en deçà des étiquettes indépendantiste ou fédéraliste, que se situe le marécage d’incompréhension de ces deux cultures qui autrement auraient pu se féconder mutuellement. Mais le génie britannique du flou a fait en sorte que toute tentative de définition collective est vouée à l’échec. Voyez l’hystérie qui se réveille derrière la stabilité terne et rassurante qui caractérise le Canada dès que le Québec tente de sortir de son adolescence et de se définir par lui-même. C’est symptomatique. Le génie du Canada est de demeurer dans la non-définition, ce qui assure sa pérennité mais prive le Québec de toute possibilité d’union ou de désunion réelle (notre ruse paysanne normande, qui ne nous sert qu’à court terme, contribue à cette ambiguïté également). Ajoutez à cela la brillantissime capacité des autorités coloniales, puis fédérales, à accorder au membre trop remuant juste assez de lest pour le calmer et le retenir mais juste pas assez pour qu’il puisse prendre son essor de façon autonome. On barbote ainsi dans un terrain vague bien administré et mollement sarclé de ses racines. Mais ces dernières sont tenaces et je ne désespère pas du peuple qui en est le porteur et le signe. Allez faire un tour à l’Oratoire Saint-Joseph ou à Sainte-Anne-de-Beaupré et vous comprendrez, vous sentirez ce qui vibre dans ce peuple et à quoi répondent plutôt bien les nouveaux-venus. Mais le verbe « sentir » trouve-t-il encore dans nos cercles académiques la créance qu’il avait par exemple chez Montesquieu, Herder ou Fichte?


Alors oui, j’ai de la tendresse et du respect pour ce monde, comme j’en ai ressenti lors du réveillon que vous mentionnez dans votre question. Il n’y avait pas assez de raffinement pour péter plus haut que le cul, si vous me passez l’expression, pour justifier d’un quelconque chichi. Tout était direct, sans fard et quelque peu gauche et hésitant. On a débouché cérémonieusement une bouteille de vin dont le moins que je peux dire est que ce n’était pas du Gevrey-Chambertin. Ça, avec un reste de dinde, des crottes de fromage et une pointe de tarte aux pommes, le tout servi dans des assiettes en carton. Il ne manquait plus que Félix Leclerc, sa guitare et sa voie rocailleuse et originelle.


 


MBC : Dans vos Lettres au fils, vous touchez une question qui semble majeure chez vous : celle de la place de l’homme au Québec – devrais-je plutôt parler de la condition masculine plus largement dans le monde occidental? Chose certaine, la question de la masculinité au Québec, qui manifestement, vous passionne, et peut-être même, vous obsède. Vous me direz si je résume bien votre position : c’était son privilège et sa faiblesse, l’homme croyait avoir le monopole de l’universel. Mais on lui a contesté et il ne sait plus trop comment se définir. Il se prenait pour le tout, on lui a appris que ce n’était pas le cas, mais il n’a pas su trouver depuis sa propre voix. Que serait une voix spécifiquement masculine ? Lorsque vous souhaitez que l’homme reprenne la parole en son nom, qu’espérez-vous entendre?


JPT : Vous avez plutôt bien saisi ma pensée, à cette nuance près que ce n’est pas une passion, encore moins une obsession, mais une préoccupation; préoccupation notamment face à l’obsession avec laquelle les hommes, surtout ceux qui sont éduqués, ignorent systématiquement ce sujet ultra-sensible de l’expression de l’être et de la parole masculins, à une époque qui fait la part belle à l’être-femme sous toutes ses formes. Ces intellectuels pensent-ils que la question est définitivement réglée, inutile ou bien la relèguent-ils dans la sphère de l’intime sous la rubrique « histoires de bonnes femmes »? Il y en a évidemment qui y réfléchissent mais de façon davantage psychologique ou sociologique, ou encore selon le (la?) mode contemporain(e?) diversitaire qui ne me convainc pas.


Il est vrai que l’homme blanc hétérosexuel de culture ou de foi chrétienne a constitué l’être de référence pendant longtemps. Ses privilèges, s’ils ont été indiscutables, n’en ont pas moins été formels ou structurels. À plus forte raison au Québec, où l’homme français a été détrôné par l’homme anglais et par le prêtre (qui est un homme, mais en robe). Et les mouvements anticolonialistes, homosexuels, féministes et autres ont mis la hache dedans. Il le fallait et je ne suis pas de ceux qui regrettent « le bon vieux temps où l’homme et la femme étaient à leur place inamovible ».  Mais dans le cas du féminisme, puisqu’il faut bien aborder ce sujet que la plupart des hommes préfèrent éviter, permettez-moi le mot de Thucydide selon lequel « nous croyons par tradition au sujet des dieux, et nous voyons par expérience au sujet des hommes que toujours, par une nécessité de nature, tout être exerce tout le pouvoir dont il dispose ». Autrement dit, un être ou une idéologie a, comme une plante et de par sa nature propre qui est de croître, vocation à dévorer ou à éliminer ce qui s’y oppose. Ou comme un gaz qui, sous vide, tend à occuper tout l’espace si aucun autre gaz ne vient lui faire entrave. Le féminisme a érigé un discours normatif qui parle de la femme et de l’homme. C’est très bien sauf que l’homme, autrefois sujet universel abstrait et pris dans cette habitude pluriséculaire, n’a pas encore jugé bon de trouver sa propre parole masculine : la doctrine se gonflant fatalement en orthodoxie a donc occupé tout le champ, distribuant bénédictions et anathèmes selon son propre catéchisme devenu peu à peu victimaire. Or, un rééquilibrage est nécessaire, ce qui veut dire que cet homme doit trouver un socle à partir duquel se définir et se projeter. En tant qu’homme, s’entend, et non en tant qu’incarnation de l’universalité abstraite d’antan.


Comme la plante féministe est vorace, elle laisse peu de place à l’émergence d’un autre discours. Un homme qui oserait lever le quart de la moitié d’un demi-sourcil circonflexe face aux dogmes ambiants susciterait presque assurément soit un silence total, soit la colère d’un collectif quelconque qui publierait une philippique truffée de mots tels que « misogynie », « patriarcat », « sexisme » et autres termes-réflexes, où l’on distinguerait mal l’automatisme idéologique de l’argumentation. Cet homme, en l’absence habituelle de solidarité masculine, apprend ainsi sa dure leçon, même si en privé, il rumine un autre discours. En passant, je vous laisse le soin de juger par vous-même la valeur d’une idéologie naguère légitime et progressiste mais qui s’est progressivement muée en mystique de l’oppression, assortie d’un puritanisme moral, et dont la faute fondamentale est métaphysique car elle réclame l’égalité exclusivement dans le Bien et non dans le Mal. Une idéologie dont l’horizon glorieux s’appelle autonomie et égalité mais qui est incapable d’accréditer la possibilité d’un regard critique de la part d‘un homme autonome et encore moins l’idée que la femme n’ait pas été l’opprimée absolue du passé, ou encore que l’homme en tant qu’homme puisse être victime et la femme en tant que femme, agresseure. Permettez-moi à ce sujet de vous renvoyer à un ouvrage collectif dirigé par Liliane Kandel, Féminismes et nazisme, qui fait sauter le tabou de la violence féminine.


L’homme en est donc peu à peu venu à se laisser définir, voire noircir,  par l’orthodoxie, trouvant refuge autant qu’intérêt dans un universel asexué, familier et moins risqué (économie, politique, histoire, sciences, querelles fédéralisme-souverainisme, etc). Après des décennies de repli, où une conviction sincère pro-féministe pouvait bien se mêler à un vieux sentiment de supériorité protectrice masculine, il se trouve de plus en plus à être pris en tenaille entre l’autoculpabilisation et le silence. À cet égard, prenez la récente débauche hautement médiatisée d’allégations d’agressions sexuelles dans le sillage de l’affaire Ghomeshi, où aucune victime autoproclamée n’avait attendu les conclusions de cette histoire. A-t-on osé départir le vrai du faux dans ce tsunami, ou à tout le moins a-t-on cherché le sens profond de cette tempête? Rares ont été les hommes à oser un avis critique ou à prendre du recul : l’immense majorité s’est tue ou s’est écrasée ostentatoirement, d’après ce que j’ai pu lire ou entendre. Quelles qu’aient été la sincérité ou le degré de conviction des réactions, cette attitude me semble symptomatique : c’est le résultat de décennies d’insouciance, de gêne et même de peur masculines face à ce qui ressortit à la sphère privée, chasse gardée généralement féminine, devenue enjeu politique après les combats féministes qui en ont monopolisé la gestion et l’interprétation. Au lieu de conquérir âprement et d’assumer sa pleine part du domaine privé, l’homme préfère alors temporiser, finasser en attendant des jours meilleurs qui ne viendront sans doute pas. Entre autres conséquences de cet abandon : de fausses allégations de violence conjugale, d’agression sexuelle (l’expression est vaste) ou de pédophilie suffisent à diminuer durablement, voire à démolir, un homme, car il n’y a pas de discours légitimant auquel il puisse se raccrocher pour se défendre. Ces cas sont nombreux mais, faute de parole sur l’être-homme et dans un contexte de paternité incertaine, ils échappent au radar social et médiatique (tout comme la plupart des actes de violence conjugale et de pédophilie féminines dont chacun a docilement appris qu’ils sont pure fiction ou marginaux, comme nous l’a fait gober le catéchisme rose). Parlez-en à des enseignants, des entraîneurs sportifs, des prêtres, des médecins et autres hommes d’autorité dont la vie peut s’effondrer sur une simple rumeur ou allégation de pédophilie, même mensongère. Et n’oubliez pas l’observation perçante d’Aldous Huxley : 64 000 répétitions font une vérité.


Ainsi, face à l’angélisme agressif de l’idéologie, je pense qu’il faut trouver une autre voie, impossible toutefois à emprunter pour la doxa ambiante. L’homme doit se débarrasser de son fardeau de l’homme blanc qu’on lui ressert avec insistance pour pouvoir passer de sujet universel abstrait à sujet masculin particulier. Ce qui suppose de faire le trajet inverse de la femme : à la conquête de l’espace public par celle-ci, celui-là aurait tout intérêt à répondre en assumant son domaine privé, son clavier affectif, sa vulnérabilité, sa fantaisie, sa noblesse et, du coup, son ancrage. Somme toute, en faisant l’archéologie de ce qui le fonde en tant qu’homme. La critique (du grec krinein, discerner, non pas démolir)  du féminisme par l’homme est donc tout à fait saine dans un premier temps, ne serait-ce que pour dégager un espace propre qui lui est nié. N’est-il pas du reste légitime de faire un lien entre cette impasse et les craintes masculines, malheureusement fondées, que l’expression de leurs vrais sentiments ne soit payée d’un soupçon, trop fréquent, de pédophilie ou de violence? L’homme rose c’est bien, mais l’autorité sensible, c’est louche; maintenons l’homme traditionnel, c’est tellement commode et ça permet paradoxalement de pérenniser ce qu’on appelle le patriarcat pour continuer le combat.


Je vous rappelle que le mot « homme » vient de « homo » qui désignait l’humain par rapport aux dieux et aux animaux, lui-même apparenté à humus, signifiant la terre. Le mot a malheureusement remplacé le latin vir (mulier pour la femme) pour signifier monsieur. On le voit maintenant, ce pouvoir de l’ « homme » d’embrasser le féminin, comme on le disait si joliment naguère dans nos cours de grammaire, a pour corollaire une grande difficulté à en être le vis-à-vis. Pour l’instant du moins.


Mais puisque le principal péché du féminisme est métaphysique, la réponse masculine ne peut être que métaphysique. Il est vain de demander à l’homme de revenir en arrière : sa parole doit être enracinée, non plus dans l’abstraction mais dans une fonction archétypale particulière. Je vous rappelle aussi que virilité et vertu sont des mots apparentés, la vertu désignant la force, morale ou physique, la capacité de se subordonner à un ordre supérieur et de porter quelqu’un ou une qualité à un niveau supérieur, et non une quelconque forme de bégueulerie bourgeoise. Le vir pose, contient, canalise, hiérarchise et unifie. Il institue. Ce dernier mot nous fait d’ailleurs saisir d’un seul coup le parallèle entre crise du masculin, crise du signifiant paternel et crise des institutions. Ce ne sont pas des données purement rationnelles : le sentiment et l’affect y prennent une part non négligeable.


L’homosexualité constituerait à cet égard un foyer d’expérimentation du masculin parfois prometteur, à condition que le milieu se détache de son combat libérateur politique, autrefois nécessaire, et considère ses membres non pas comme des homosexuels – terme qui, en deçà d’une appétence sexuelle, ne veut pas dire grand-chose - mais comme des hommes, des viri au sens que j’évoque. Rien n’est acquis et leur sentiment de marginalité, qui est aussi un espace de liberté et d’expérimentation, en oblige du reste pas mal à approfondir le sens de leur virilité et leur désir d’homme. Mais je doute fort que la normalisation sociologique et juridique de l’homosexualité selon les critères de l’hétérosexualité soit la réponse adéquate à une parole masculine déficiente. Autrement dit, au lieu de définir le masculin en fonction de son objet d’appétence sexuelle, je choisirais une caractérisation basée sur le sujet même et sur sa fonction, ce qui suppose l’assomption d’une profondeur archétypale. Après tout, il y a bien un être-femme qui précède son hétérosexualité ou son lesbianisme. Chez l’homme, cela n’existe pas (tout comme chez l’homme, le suicide est exclusivement attribuable à des causes « non masculines » : toxicomanie, homosexualité, problèmes liés à certaines catégories sociales ou ethniques). Pour l’égalité homme-femme, c’est raté...


Le gai et l’hétéro sont ainsi avant tout des hommes et ont à se tenir par la main tant ils constituent deux faces d’une même médaille, depuis trop longtemps clivée au détriment de chaque moitié. Il y a déjà des lieux, me direz-vous, où les hommes se retrouvent : le sport, les monastères (ce qui en reste en Occident), le sacerdoce catholique, le sauna ou le bar gai. Certes, mais il manque une réflexion métaphysique sur l’être-homme. Pourquoi ces regroupements, quels fantasmes entrent en jeu, quelle fonction archétypale ces hommes cherchent-ils à accomplir, quel est le sens profond de l’ordination sacerdotale? En somme, que se passe-t-il dans le cœur, l’âme, et même l’entre-jambes de ces hommes et qui est absolument nécessaire à leur communion, à leur appartenance et à leur virilisation? Wagner a écrit un opéra sacré, Parsifal, où l’honneur, la blessure, la déchéance et la noblesse masculins sont indexés sur le sacré et le rituel. On y comprend de façon saisissante que le vir ne se réduit pas à son rôle de géniteur, de pourvoyeur mais qu’il est le lieu où s’exprime un ordo mundi, un ordre du monde qui le dépasse infiniment et qui l’anoblit à condition qu’il accepte de s’y subordonner et de ne pas le dominer comme cela a été le cas pendant plusieurs siècles. Au fond, c’est une question d’incarnation, la même que j’ai évoquée ci-dessus.


Il y a encore mille choses à dire mais je me bornerais à conclure en disant que la crise d’unité qui caractérise notre civilisation occidentale (et sans doute ailleurs aussi), dont l’atomisation et le morcellement sont les symptômes, cette crise trouve son écho dans le clivage et le déracinement du masculin, lesquels se répercutent sur une fonction paternelle et une allégeance aux institutions qui sont à retrouver avec un autre vocabulaire. Le féminisme, qui a libéré la femme et l’homme à certains égards, a fait son temps et il incombe au second de prendre le relais selon son propre génie, pour le bien des deux sexes. Les problèmes ne sont plus d’ordre juridique, économique ou politique, mais bel et bien symbolique, métaphysique, voire religieux.


Ce faisant, cette question métaphysique risque de reléguer les causes féministes à des combats d’arrière-garde, d’autant plus qu’à la menace civilisationnelle qui sourd de nos profondeurs engourdies font écho les dangereux mirages islamistes qui se présentent comme l’exact contraire de notre émiettement. Cette idéologie délirante, qui constitue sans aucun doute l’alternative actuelle la plus séduisante et mobilisatrice à la modernité occidentale, s’abreuve à plusieurs sources et a de nombreuses causes internes et externes. Quoi qu’il en soit, l’aliénation de nombreux jeunes hommes occidentaux, musulmans ou non, et leur vulnérabilité face à la lumineuse propagande djihadiste rendront de plus en plus pressante la question de l’être masculin, et il faudra plus tôt que tard comprendre (et tenter de liquider) les fantasmes mobilisés par ces discours simplistes et binaires qui confondent réel et virtuel, haine et amour, et promettent une gloire de mitraille et de sang nimbée d’honneur et de pureté.


Mais plus fondamentalement, je crains fort qu’à notre fétichisme de l’autonomie humaine « libérée » de Dieu ne réponde celui de l’oblitération humaine en Allah. D’un côté, pure immanence, de l’autre pure transcendance, c’est-à-dire deux monismes aux antipodes l’un de l’autre. Mais pureté des deux bords, ce qui, ici-bas, est le meilleur moyen de créer un enfer.


L’homme, le vir, n’aura d’autre choix que de répondre à ce niveau métaphysique et de se montrer à la hauteur de cette exigence d’unité.


 


MBC : Le Québec, selon vous, doit assumer sa douleur existentielle, la part d’ombre qu’il refoule, qu’il n’ose assumer, comme si elle salissait la belle image de nous-mêmes que nous nous sommes donnés depuis la Révolution tranquille. Et de fait, le Québec s’est voulu propre, lisse, merveilleusement accompli et optimiste. Il ne veut aucune tache dans l’image qu’il se fait de lui-même. Il se veut souriant, mais il semble avoir le sourire figé des grands malades. Alors oui, il y a une part d’ombre au Québec. Mais quelle est cette douleur ? Qu’est-ce que les Québécois peinent à s’avouer à eux-mêmes, et quels sont les effets de ce refoulement existentiel ?


JPT : La douleur, non pas celle par laquelle on suscite de la sympathie, ni celle que l’on gonfle pour asseoir un pouvoir de victime, mais celle qui fait mal et se cache tellement elle est laide et provoque rejet, cette douleur est paradoxalement un bien si on sait la chanter. Vous connaissez assurément cette phrase de Karen Blixen qu’Hannah Arendt aimait citer : « Tous les chagrins sont supportables si on en fait une histoire ». J’ai l‘impression qu’au Québec, si on a frappé plusieurs fois nos Waterloo et manqué des rendez-vous avec l’Histoire, on en a moins pris acte car on est doté d’une remarquable faculté d’évitement, d’estompement ou d’oubli. Il est vrai que ces traumatismes n’ont pas eu la gravité de ceux subis jadis, mettons, par les Irlandais face aux Anglais. Mais ils flottent vaguement dans une mémoire collective mal assumée car mal nommée. Et on ne sait pas trop quoi faire avec. On en a honte. On est alors tentés de donner le change et de maquiller nos défaites en victoires en se plaçant à la fine pointe du progrès écologique, féministe, pacifiste, que sais-je. C’est rusé et confortable à court terme mais suicidaire à plus longue échéance, et cette plasticité de convictions permet peu d’ancrage et de stabilité : on navigue à vue, on est réactif. Mais la douleur est là, tapie dans un tréfonds qui stagne et étouffe des réalités du même ordre telles que l’honneur, la parole, la mémoire, la grandeur, la noblesse, la valeur, le panache, la fidélité. « Le Canada français, drame de l’expression », disait le frère Untel; il n’avait pas si tort que ça.


J’ai toujours été frappé par l’assurance affichée par des Québécois de souche lorsqu’ils étaient entre « eux autres ». Mais, dès qu’ils rencontraient l’Autre, ils devenaient en général évasifs, inconsistants comme si leur fierté naturelle ne faisait pas le poids avec le bagage culturel du vis-à-vis. Au fond, je dirais que le Québécois est gêné de sa gravitas, au sens romain du terme. Il est trop lourd ou trop léger (permettez-moi de me taire sur la qualité de la plupart de nos humoristes). Ce n’est même pas un grand malade, pour reprendre votre image. Il lui manque le ton juste, la mesure réelle de sa propre valeur. Comment l’assumer pleinement? Ce n’est certainement pas le Canadian qui la lui accordera, lui qui a gagné dans l’histoire mais dont l’ancrage identitaire et spirituel flou constitue l’âme et l’épine dorsale. Avez-vous du reste remarqué que notre sens du tragique dure très peu et s’évapore la plupart du temps dans le mélodrame (ce qui ne veut nullement dire que les gens ne souffrent pas : c’est la représentation subséquente qui cadre mal avec l’original)? Ou encore, n’avez-vous pas été surpris du peu de cas fait des récentes canonisations de François de Laval et de Marie de l’Incarnation? Celui qui a dirigé le plus grand diocèse du monde de l’époque et celle que Bossuet appelait la Thérèse d’Avila du Nouveau-Monde, et dont les écrits constituent  un sommet de mysticisme visionnaire, sans parler de son courage, c’est nous ça. Ce panache, cette diaprure dans la noblesse, cette épopée, cette grandeur, c’est éminemment nous et éminemment digne d’être assumé, chanté, aimé! Encore une fois, dans le ton juste, en évitant les écueils de la grandiosité et du misérabilisme.


Un des symptômes de cette évaporation et de cette indéfinition se trouve dans le rejet par une majorité d’immigrants de la cause nationale québécoise. Il y a certes un désir compréhensible de se ranger du côté du plus fort, du plus stable, quitte parfois à en adopter certaines postures méprisantes qui font écho à certains discours fédéralistes, ceux-ci repris au bond par le camp adverse parfois un peu trop commodément pour justifier nos propres ratages. Mais il y a cette inlassable propension à chercher ce que nous fuyons et à fuir ce que nous cherchons, à revenir pour revenir et non pas à arriver à ce qui commence, pour citer Gaston Miron. Je veux bien qu’on tape sur le fédéral mais il fait son travail qui est d’assurer la cohésion du pays. C’est la règle du jeu. Pourtant, « maître chez nous », comme le voulait Jean Lesage, était essentiel. « Maître en nous » l’est tout aussi, peut-être même davantage. Je pense qu’alors un immigrant serait davantage aimanté par ce « maître en nous » qui respirerait une force inébranlable capable de concurrencer sérieusement le chant des sirènes fédérales. C’est la grande leçon de Gandhi qui avait compris que le politique était fondé sur le métapolitique. Mais, sauf erreur, cette dernière catégorie est malheureusement irrecevable par la politologie contemporaine. Or, l’homme, le zoon politikon d’Aristote, ne vit pas que de gestion ou de négociations à la petite semaine au gré de ses intérêts propres; il vit pour sa cité qu’il est prêt à défendre au péril de sa vie, tellement il ressent vivement l’injure faite à quiconque en fait partie. Car cette cité est une personne; elle mobilise nos affects les plus fondamentaux. Est-on prêt, sous nos latitudes et à notre époque, à mourir pour une administration, une tétine, un incubateur (dont je ne nie aucunement la raison d’être)? Et, au-delà du « monstre » fédéral, qu’allons-nous trouver en nous-mêmes, si on arrive une fois pour toutes à ce qui commence, à ce commencement dont nous avons si peur?


Et pourtant, cette substance métapolitique est là. Il n’y a qu’à voir notre littérature, notre peinture, nos architecture et statuaire religieuses, nos enthousiasmes, notre créativité en tous domaines, notre faculté d’adaptation et j’en passe. Sans parler de notre obtuse ténacité à dire « non ! » qui tient du sacré. Mais non, assumer tout cela est frappé d’un interdit juste assez mou pour qu’on ne cherche pas à se révolter et à le renverser. Nos douleurs sont juste assez molles et tièdes pour être tolérables. Nonobstant tout cela, Miron a tonitrué une image magnifique, aussi sapide que poignante et qui anoblit cette ténacité bovine.


Je suis malheureux plein ma carrure, je saccage

la rage que je suis, l'amertume que je suis

avec ce bœuf de douleurs qui souffle dans mes côtes

 


Ce n’est pas du dolorisme. C’est un chant qui réhabilite  la vie, l’honneur, la parole, la mémoire, la grandeur, la noblesse, la valeur, le panache et la fidélité escamotés. Ce chant, à condition qu’il soit incarné sans pour autant être la propriété de quiconque, a lui seul la substance suffisante pour dissiper les horizons vaguement chimériques qui attirent ailleurs l’étranger subjugué et pour susciter en celui-ci l’amour de ce peuple. Et tout cela ne se négocie pas, d’autant plus que nous sommes trop faibles pour nous permettre d’être faibles et de rester « entre nous autres ».




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