« Ici, il n’y a pas de pourquoi », s’entendit répondre Primo Levi à son arrivée à Auschwitz. En 2015, année de commémoration des 70 ans de la libération des camps nazis, du centenaire du génocide arménien et des 40 ans de la prise de Phnom Penh – ouvrant la voie au massacre de 1,7 million de Cambodgiens par les Khmers rouges –, ceux qui ont tenté de décortiquer l’Histoire ne sont pas parvenus à apporter de réponse satisfaisante à la lancinante question du « Pourquoi ? ».
Le caractère « impensable » des horreurs exhibées, en 1945, explique peut-être qu’il fallut un mot nouveau pour les qualifier. En 1948, les Nations unies adoptèrent le terme de « génocide », inventé quatre ans plus tôt par le juriste Raphael Lemkin. Malgré une définition complexe – commettre des massacres ou causer un préjudice mental ou physique grave avec l’intention de détruire tout ou partie d’un groupe national ethnique, racial ou religieux –, le mot est passé dans le langage courant pour qualifier les crimes de masse, non sans provoquer des débats enflammés. Le 12 avril, le pape François suscitait l’émoi en évoquant le massacre des Arméniens, « généralement considéré comme le premier génocide du XXe siècle ».
Alors que le Cambodge va commémorer une date décisive de son histoire, la qualification de « génocide » cambodgien suscite aussi la polémique. Le 17 avril 1975, Phnom Penh tombait aux mains des Khmers rouges. Jusqu’à leur chute le 6 janvier 1979, les maîtres du « Kampuchéa démocratique » entraînèrent la mort d’environ 20 % de la population. Mais sont-elles nécessaires, ces querelles de vocabulaire, pour qualifier ces atrocités ?
Identifier le crime
Richard Rechtman, directeur d’études à l’EHESS, psychiatre et anthropologue, en est convaincu. « Moins pour les victimes que pour l’histoire collective, précise-t-il. On ne juge pas l’Histoire au regard de l’intérêt immédiat des victimes. Sinon, comme le pensent certains, il faudrait se taire afin de ne pas rouvrir les blessures. Au Cambodge, la qualification de “génocide” souligne bien l’intentionnalité criminelle, qui va au-delà de l’élimination physique des opposants pour viser tout un peuple, le peuple dit “nouveau” dans le langage khmer rouge. Les Khmers rouges ont voulu tuer les hommes, les femmes, les enfants, mais aussi les morts en interdisant les rites funéraires ou en laissant les dépouilles à l’abandon – ce que l’on ne retrouve que dans les pratiques génocidaires. »
« Pour délester les survivants du fardeau de leurs défunts, dont ils sont souvent les seuls à se souvenir, il est nécessaire que l’ensemble de la collectivité les porte, poursuit M. Rechtman. Cela passe par l’aveu des bourreaux. Or, seule la scène judiciaire contient ce dispositif qui les fait – parfois – parler. » A la différence d’un procès pénal ordinaire où l’on cherche des mobiles, note-t-il, il s’agit ici d’identifier le crime, même si, au final, la responsabilité des accusés ne sera parfois pas engagée. C’est le sens de la mémoire collective, selon Richard Rechtman. Il faut permettre aux défunts de réintégrer l’espace collectif, y compris par la polémique. Il ne s’agit pas d’une démarche compassionnelle à l’égard des survivants, ajoute-t-il, mais d’un acte politique de refus de l’effacement.
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