L’état d’urgence est un dispositif d’exception visant à réduire les libertés publiques fondamentales, notamment celles de réunion et de manifestation. Réactivé après les attentats du 13 novembre 2015, il est censé en théorie répondre à la menace terroriste. Dans les faits, il s’applique à ce qu’on appelle les « troubles à l’ordre public » : depuis sa dernière mise en oeuvre, il a permis d’interdire des centaines de manifestations, notamment les mobilisations contre la loi travail, d’ordonner des interdictions individuelles de manifester (près d’un millier), de réaliser des milliers de perquisitions administratives et des centaines d’assignations à résidence hors de tout cadre judiciaire dont seules une extrême minorité ont donné lieu à des mises en examen pour des faits associés au terrorisme. Pas de djihadistes, donc, mais des militants écologistes, des restaurateurs, des personnes figurant comme « mis en cause » dans le Traitement des Antécédents Judiciaires (qui regroupe près d’un Français sur cinq…), des fidèles d’une mosquée, des maraîchers bio ou de simples manifestants dont l’indocilité pouvait perturber la bonne marche de l’exercice du pouvoir, notamment lors de la tenue de la COP21 ou du passage en force de la loi travail. Amnesty International note à propos de l’état d’urgence dans l’un de ses rapports : « des stratégies de maintien de l’ordre sont mises en place qui impactent fortement des droits fondamentaux dans l’objectif de prévenir des risques qui pourraient avoir lieu, sans aucune preuve concrète et solide que des événements dangereux pour la nation vont en effet arriver et que la seule solution pour y faire face est la restriction d’un ou de plusieurs droits fondamentaux ».
Hasard de calendrier ? Le gouvernement va normaliser ce dispositif d’exception alors même qu’il s’apprête à réformer le droit du travail par ordonnances dans un sens très défavorable au salarié…
Face au chaos ambiant, l’institutionnalisation de ce régime d’exception répond à un double objectif pour l’exécutif : durcir sa main-mise sur la vie politique et institutionnelle en limitant les possibilités de contestation sociale, s’affranchir des règles propres à l’état de droit qui encadrent l’exercice de son pouvoir. Ou dit autrement : réduire l’incertitude de la société civile en serrant le verrou administratif tout en augmentant l’arbitraire de son pouvoir discrétionnaire.
Après les différentes lois sur le terrorisme, la loi de programmation militaire, celle sur le renseignement, le gouvernement franchit un nouveau cap avec le projet de loi « renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité intérieure » qui inscrira dans le droit les mesures dérogatoires de l’état d’urgence (censées être temporaires et exceptionnelles). Rappelons le bilan de sa mise en oeuvre : depuis fin 2015, sur l’ensemble des perquisitions administratives pratiquées dans le cadre de l’état d’urgence, soit plus de 4000, près de 700 d’entre elles ont abouti à l’ouverture d’une procédure judiciaire, tous chefs infractionnels confondus ; depuis le 22 juillet 2016, plus d’une centaine d’arrêtés d’assignation à résidence ont été pris. Fin 2016, on comptait encore 244 mesures d’interdiction de sortie du territoire et 202 interdictions administratives du territoire concernant des individus liés aux mouvances terroristes et islamistes radicales ; 82 mesures d’expulsion de personnes en lien avec le terrorisme et 319 mesures de déréférencement de sites faisant l’apologie du terrorisme ont été prises depuis le début de l’année 2015.
Les perquisitions et saisies de matériel ou de données informatiques vont pouvoir se poursuivre sans garde-fou judiciaire, de même que celles menées à domicile de jour comme de nuit. L’État pourra placer n’importe qui sous bracelet électronique, décréter la fermeture provisoire des salles de spectacle, des lieux de réunion, des lieux de culte ou encore instaurer des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ». Il lui suffira d’invoquer « des raisons sérieuses de penser que [le lieu visé] est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics » (article 11 du texte de loi).
Rappelons que toutes ces mesures sont ordonnées sur décision du préfet (qui représente l’État au niveau local). La mise en oeuvre du projet de loi aura donc pour effet de renforcer ses pouvoirs au détriment de ceux du juge judiciaire, censé protéger les droits des citoyens contre d’éventuels abus policiers. L’enjeu est bien de renforcer la main-mise de l’exécutif en période de crise.
L’exception devient peu à peu la règle. La prochaine étape sera sans doute d’instaurer l’état de siège. Le silence assourdissant des associations de défense des droits de l’homme et des médias en général en dit long sur la banalisation de ces dispositifs liberticides qui font désormais partie du paysage politique ordinaire. Répondant paradoxalement aux réserves du Conseil d’État pour qui « les renouvellements de l’état d’urgence ne sauraient se succéder indéfiniment et que l’état d’urgence doit demeurer temporaire », le gouvernement vient d’ajouter une pierre de plus à l’édifice sécuritaire qui lui sera bien utile pour mater les contestations que sa politique ultralibérale ne manquera pas de provoquer.
Nicolas Bourgoin
Nicolas Bourgoin, né à Paris, est démographe, docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et enseignant-chercheur. Il est l’auteur de quatre ouvrages scientifiques : « La révolution sécuritaire (1976-2012) » aux Éditions Champ Social (2013), « La République contre les libertés. Le virage autoritaire de la gauche libérale » (Paris, L’Harmattan, 2015), « Le suicide en prison » (Paris, L’Harmattan, 1994) et « Les chiffres du crime. Statistiques criminelles et contrôle social » (Paris, L’Harmattan, 2008). « Les Quatre cavaliers. 1. Apocalypse orange » (Gunten, 2016), premier volet d’une trilogie, est son premier roman
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