Mercredi, le 15 février 2023
Par Rodrigue Tremblay, professeur émérite de sciences économique et ancien ministre de l'industrie et du commerce québécois, auteur du livre de géopolitique Le Nouvel empire américain, l’Harmattan, 2004 et auteur du livre La régression tranquille du Québec, 1980-2018, Fides, 2018.
[L’OTAN a pour objectif] « d’exclure les Russes, d’inclure les Américains et de tenir les Allemands sous la botte. »
Lord Ismay, premier secrétaire général de l’OTAN (1952-1957)
« La réflexion à court terme [des décideurs politiques et économiques] n’est pas seulement profondément irresponsable, elle est immorale. »
Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU (dans un discours devant l’Assemblée générale, lundi, le 6 février 2023)
« L’Ukraine, un espace nouveau et important sur l’échiquier eurasien, est un pivot géopolitique car son existence même en tant que pays indépendant contribue à transformer la Russie. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire eurasien. »
Zbigniew Brzezinski (1928-2017), théoricien politique américain né en Pologne. (Dans son livre Le grand échiquier, publié en anglais, en 1997, sous le titre de The Grand Chessboard).
« La paix est la vertu de la civilisation; la guerre en est le crime. »
Victor Hugo (1802-1885), romancier et homme politique français, (dans Œuvres complètes de Victor Hugo, 1885)
Un préambule est nécessaire pour comprendre ce qui suit.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945, l’influence du gouvernement américain dans les affaires européennes est au premier plan. Pendant la guerre froide (1945-1989) entre les États-Unis et l’Union soviétique (URSS), l’Europe s’est appuyée sur les États-Unis, d’abord pour recevoir une aide financière avec le plan Marshall de 1947, et ensuite, pour la protection militaire avec la création de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), en 1949, une alliance militaire de sécurité mutuelle.
Cependant, après la chute de l’Union soviétique en 1991, on a compris à Washington que l’Europe était en voie d’être moins dépendante des États-Unis. En effet, la disparition de l’URSS signifiait également la dissolution du Pacte de Varsovie, une alliance militaire regroupant des pays de l’Europe de l’Est, sous l’égide soviétique. Ce développement signifiait aussi que le bouclier défensif de l’OTAN devenait superflu. La question qui se posait alors aux autorités américaines était de démanteler ou non l'OTAN.
Mais, parce que l’OTAN était la principale source de l’influence étasunienne en Europe de l’Ouest, le gouvernement de George H.W. Bush et son secrétaire d’État, James Baker décidèrent de ne point démanteler l’OTAN. En contrepartie, ils s’engagèrent à l’endroit de la Russie de ne pas permettre une expansion de l’OTAN en direction de l’Est européen. Cependant, c’est une promesse que l’administration de Bill Clinton et d’autres gouvernements américains subséquents ne tinrent point, et l’OTAN s’est effectivement élargie pour englober des pays de l’Europe de l’Est, au grand déplaisir de la Russie qui considéra une telle expansion comme une menace à sa sécurité.
Néanmoins, au fil des ans, des liens économiques se tissèrent entre l’Europe occidentale et la Russie, avec des relations commerciales et financières mutuellement profitables. C’est ainsi qu’en 2012, un nouveau gazoduc, le Nord Stream 1, est entré en service, acheminant du gaz naturel russe bon marché vers l’Allemagne. Les entreprises allemandes furent les premières à profiter largement de cette source d’énergie à prix abordable. Certaines entreprises allemandes ont même entrepris de vendre leurs surplus de gaz naturel russe à d’autres pays européens. Et, fait important, en juin 2015, il fut décidé de construire un deuxième gazoduc, le Nord Stream 2, de manière à doubler le volume de gaz naturel russe destiné à l’Allemagne et à d’autres pays européens.
L’annonce d’un deuxième gazoduc causa une onde de choc et souleva de fortes appréhensions du côté américain parce qu’on craignait que les pays d’Europe occidentale étaient en train de devenir trop dépendants économiquement de la Russie. D’autant plus que cette nouvelle survenait au moment même où l’OTAN s’étendait en Europe de l’Est pour accepter d’anciens alliés de la Russie comme nouveaux membres : Pologne, Hongrie, République tchèque, Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Albanie et Croatie.
Depuis, tous les congrès successifs aux États-Unis et les gouvernements américains se sont fermement opposés à la construction du gazoduc Nord Stream 2. Ils justifièrent une telle opposition au nouveau gazoduc par la crainte qu’il n’augmente considérablement la dépendance de l’Europe occidentale vis-à-vis du gaz naturel russe, et que cela n’ait des conséquences géopolitiques importantes.
La guerre en cours entre l’Ukraine et la Russie, un conflit qui a pris de l’ampleur quand la Russie a envahie l’Ukraine, le 24 février 2022, mais qui a vraiment commencé en 2014, est, dans une large mesure, le résultat de l’expansion de l’OTAN et de l’encerclement militaire de facto de la Russie. C’est aussi une conséquence de la décision bien arrêtée des États-Unis de s’opposer aux liens économiques croissants de l’Europe occidentale avec la Russie.
Comme l’indique très clairement la citation de Brzezinski ci-dessus, l’Ukraine n’est qu’un pion dans un jeu de guerre beaucoup plus vaste du gouvernement des États-Unis, conçu pour couper les liens économiques entre la Russie, l’Allemagne et l’ensemble de l’Union européenne (UE).
Qui a fait sauter les pipelines Nord Stream 1 & 2 ?
Le lundi 26 septembre 2022, jour de la fête du Roch Hashana, (terme qui signifie littéralement "début de l'année" en hébreu*) le président américain Joe Biden est soupçonné avoir ordonnée la destruction des gazoducs sous-marins Nord Stream 1 et 2, reliant la Russie et l’Allemagne pour la livraison de gaz naturel. (N.B. : Le gazoduc Nord Stream 1 est entré en service en 2012, tandis que le Nord Stream 2 a été achevé en 2021, mais n’a jamais été mis en service.)
Une fois confirmé, un tel acte de sabotage terroriste de nature étatique serait un acte de guerre évident de la part de l’administration américaine de Joe Biden. Un tel évènement est susceptible d’avoir également, en toute probabilité, des conséquences politiques, géopolitiques et économiques importantes au cours des prochains mois et années.
Or, c’est précisément ce que révèle le renommé journaliste américain Seymour Hersh (1937- ) dans un rapport explosif, bien documenté, cohérent et fort long, intitulé "How America Took Out the Nord Stream Pipeline", daté du 8 février 2023. Seymour Hersh est lauréat journalistique du prix Pulitzer, et il a derrière lui une très longue et fructueuse carrière de journaliste d’investigation. C’est un spécialiste dans les affaires militaires américaines et les engagements militaires américains à l’étranger.
M. Hersh rapporte de manière très détaillée — tout en citant des sources fiables, lesquelles doivent rester anonymes pour le moment — comment un plan top secret visant à détruire les 1200 kilomètres de gazoducs sous la mer Baltique, reliant la Russie et l’Allemagne, a été concocté, à Washington, par un groupe interdépartemental du gouvernement américain, sous la direction de Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale du président Joe Biden, et cela, à partir de la fin de l’automne 2021.
Il est important de noter qu’un tel projet aurait été conçu des mois avant que la Russie ne lance une offensive militaire en Ukraine, le 24 février, 2022. La Russie voulait ainsi empêcher l’Ukraine, un pays voisin, de rejoindre l’OTAN.
Dans la foulée de la destruction des gazoducs Nord Stream par une explosion, le 26 septembre 2022, certains médias américains ont étonnamment conclu que le sabotage des gazoducs relevait du « mystère », quant aux auteurs d’un tel exploit. Certains médias alléguèrent même que c’était probablement la Russie qui avait fait sauter ses propres pipelines, pour des raisons plutôt obscures. Il semblerait cependant que le mystère commence à se dissiper, grâce à la diligence et au travail d’enquête du journaliste américain Seymour Hersh.
L’action de sabotage semble avoir été l’œuvre de spécialistes de la plongée de la marine américaine (avec la coopération active de la Norvège). Elle fut menée de manière à ce qu’un projet aussi risqué demeure un secret bien gardé et puisse être nié. Néanmoins, le président Biden n’a pas pu s’empêcher de commenter publiquement le plan top secret, et cela, avant même qu’il ne soit mis à exécution.
En effet, le 7 février 2022, lors d’une conférence de presse conjointe avec le chancelier allemand Olaf Scholz, à Washington D.C., le président Biden a déclaré publiquement ce qui suit : [si la Russie envahit l’Ukraine], « alors, il n’y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin. » Il a ajouté, pour être parfaitement clair, en réponse à une question complémentaire d’un journaliste : « Nous le ferons, je vous le promets, nous pourrons le faire. »
C’est pourquoi les révélations détaillées du journaliste Hersh dans son rapport de 5 000 mots ne sont pas une complète surprise, étant donné que le président Joe Biden lui-même avait clairement indiqué qu’il avait la ferme intention d’éliminer les gazoducs reliant la Russie à l’Allemagne.
Néanmoins, ce qui ressort de l’enquête de Seymour Hersh, ce sont les énormes efforts déployés par le gouvernement de Joe Biden pour garder le plan de sabotage top secret.
Premièrement, le Congrès a été tenu dans l’ignorance la plus complète quant à l’existence du plan. Deuxièmement, selon M. Hersh, des commandos de plongée de la marine américaine ont été recrutés dans le plus grand secret et suivirent un entraînement sur les techniques de comment déposer des mines explosives en profondeur, sur les pipelines Nord Stream dans les eaux danoises, au large de l’île de Bornholm. Troisièmement, le placement des charges explosives sur les pipelines, en juin 2022, a été dissimulé dans le cadre des exercices militaires de l’OTAN dénommés Baltops 22, et a été mené par la sixième flotte américaine, laquelle se trouvait dans la région à ce moment.
De plus, comme de tels explosifs pouvaient être déclenchés à distance, la date précise pour la destruction des pipelines fut laissée à la discrétion du président Biden. — La date qu’il est reporté avoir choisie fut celle du lundi, 26 septembre 2022.
Ramifications politiques, juridiques, économiques et géopolitiques du sabotage
Maintenant que le chat semblerait être sorti du sac et que le soi-disant « mystère » pourrait avoir été élucidé, les conséquences d’un tel acte de sabotage étatique seraient énormes et multiples.
D’abord, au plan politique, ce ne sont pas tous les membres du Congrès américain qui seront ravis d’apprendre que des lois ont été contournées pour les maintenir dans l’ignorance, alors que pendant tout ce temps, le président Biden laissait entendre que la Russie pouvait avoir été derrière le sabotage de ses propres gazoducs, quelques jours après avoir lui-même ordonné l’explosion de ceux-ci.
Il est probable que la Chambre des Représentants ou le Sénat américain veuillent faire témoigner, sous serment, des personnes directement impliquées dans l’opération de sabotage. Dans lequel cas, on ne peut écarter la possibilité que M. Biden soit la cible d’une demande en destitution.
Tout cela rappelle comment l’administration du président Lyndon B. Johnson avait utilisé l’incident du golfe du Tonkin, en 1964, comme prétexte pour justifier une escalade de l’implication militaire américaine dans la guerre du Vietnam.
On se souviendra aussi d’un rapport du lobby américain PNAC (Project for a New American Century) et rédigé sous la supervision du néo-conservateur sous-secrétaire à la Défense Paul Wolfowitz, un fervent promoteur de la guerre contre l’Irak. Le rapport jugeait qu’il faudrait le choc d’un « nouveau Pearl Harbor », afin de galvaniser le pays derrière le projet de « réarmer l’Amérique ».
Un an plus tard, par coïncidence ou non, survint l’événement catastrophique des attentats du 11 septembre 2001, lesquels influencèrent profondément la politique étrangère étasunienne.
Lorsqu’un gouvernement opère dans le plus grand secret, indépendamment des organes législatifs démocratiques, il peut s’écouler beaucoup de temps avant que les citoyens aient accès à toute la vérité sur des évènements vus comme « mystérieux ».
En deuxième lieu, l’événement du sabotage démontre que l’un des objectifs (peut-être l’objectif principal), en favorisant l’adhésion de l'Ukraine à l’OTAN et en provoquant la Russie, était de créer une confrontation avec la Russie, et que celle-ci pouvait "justifier" la destruction des pipelines russo-allemands.
En conséquence, la population allemande demandera surement au chancelier allemand Olaf Scholz quel a été son rôle dans le dynamitage des gazoducs Nord Stream. Il n’est pas exclu que M. Scholz soit appelé à présenter sa démission.
Troisièmement, d’un point de vue légal, on peut s’attendre à ce que le gouvernement russe et le consortium international qui possède les gazoducs détruits lancent un déluge de poursuites en vertu du droit international et demandent des milliards de dollars en dommages et intérêts. D’autres victimes, découlant de la hausse du prix du gaz naturel qui a suivie, pourraient emboîter le mouvement. On s’attendrait également à ce que la Russie lance une accusation formelle contre les États-Unis pour avoir si ouvertement violée la Charte des Nations Unies.
Quatrièmement, alors que de plus en plus d’informations commenceront à filtrer au cours des prochaines semaines, les gouvernements européens et les dirigeants de l’U.E. — ayant fait reposer la décision d’admettre l'Ukraine dans l’OTAN et possiblement dans l’Union européenne sur le besoin de reconnaître l’indépendance de l’Ukraine — pourraient aussi devoir réévaluer leurs motivations pour accorder leur soutien à une guerre qui ne mène nulle part, sauf peut-être à une Troisième Guerre mondiale.
En effet, si la guerre entre la Russie et l’Ukraine a été une guerre fabriquée par les États-Unis depuis le début, en commençant avec le renversement du gouvernement ukrainien élu, en 2014, avec le soutien actif des États-Unis, certains parmi les partisans européens les plus agressifs de la guerre pourraient devoir conclure qu’ils ont été manipulés.
Cinquièmement, les révélations du journaliste Seymour Hersh pourraient également venir perturber, voire faire même dérailler, tout plan que les États-Unis et l’OTAN pourraient avoir d’escalader la guerre en Ukraine.
Conclusion
Ce triste épisode moderne, dans la longue histoire de la guerre dans les affaires humaines, devrait fournir une leçon à tout le monde. En effet, en matière de guerres ou autres crimes du même genre, la première question devrait toujours être « Cui Bono ? » ou "qui profite ?".
En général, quand une guerre éclate, vous pouvez être assuré qu’elle est dans l’intérêt de l’une des parties, celle qui l’a activement recherchée, et pas nécessairement celle qui a tiré en premier.
Finalement, lorsqu’il est question de guerre d’agression, on ne peut se fier à aucun gouvernement.
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