Enregistrements compromettants pour les conservateurs

L'affaire du Port de Montréal



L'attaché de presse du premier ministre Harper, Dimitri Soudas, a affirmé n'avoir jamais ni rencontré, ni parlé avec Tony Accurso et Bernard Poulin.
Photo Robert Skinner, La Presse


André Noël, Fabrice de Pierrebourg, Francis Vailles, Anabelle Nicoud et Hugo de Grandpré ont participé à la rédaction de cet article.
- La diffusion de bandes sonores sur YouTube, aujourd'hui, a créé une onde de choc dans la campagne électorale en cours. Les enregistrements montrent que des hommes d'affaires ont fait pression sur le cabinet du premier ministre Stephen Harper pour faire nommer le candidat de leur choix à la direction du Port de Montréal.
Le chef du Bloc Québécois, Gilles Duceppe, a cité des extraits de ces bandes sonores, ce matin, et réclamé des explications à M. Harper. Le chef du Parti libéral, Michael Ignatieff, demande à M. Harper de congédier Dimitri Soudas, son directeur des communications. Le chef du NPD, Jack Layton, réclame une enquête.
>>> Lisez les retranscriptions de deux des trois enregistrements
M. Harper a réagi en prenant la défense de M. Soudas et nié toute allégation d'irrégularités. «Ces allégations sont complètement fausses», a dit M. Harper.
Des personnes inconnues ont placé sur YouTube trois conversations téléphoniques interceptées en 2007. Ces personnes affirment que, dans les trois cas, un des interlocuteurs est Tony Accurso, considéré comme l'un des entrepreneurs en construction les plus importants du Québec.
La Presse n'a pas pu confirmer qu'il s'agit bien de la voix de M. Accurso, mais M. Duceppe a affirmé que c'était le cas. Nous avons joint M. Accurso au téléphone, cet après-midi, mais il a immédiatement raccroché.
Dans la première conversation, un homme identifié comme M. Accurso parle avec Bernard Poulin, président du groupe SM International, une firme d'ingénieurs. M. Poulin a émis un communiqué, où il reconnaît implicitement être un des interlocuteurs: il signale que la conversation a été interceptée sans son consentement. M. Poulin affirme qu'il s'agissait d'une conversation privée et que sa diffusion contrevient au Code criminel.
M. Poulin explique à son interlocuteur ce qu'il faut faire pour convaincre le gouvernement Harper de nommer le candidat de leur choix au poste de PDG du Port de Montréal. Ce candidat était Robert Abdallah, ancien directeur général de la Ville de Montréal.
M. Poulin expose son plan: trouver les bonnes personnes pour faire pression sur Lawrence Cannon, alors ministre des Transports, et Marc Bruneau, alors président du conseil d'administration du port.
Le premier intermédiaire, selon M. Poulin, était son collaborateur Léo Housakos, un ancien candidat de l'Alliance canadienne (qui allait fusionner avec le Parti progressiste-conservateur). Selon lui, M. Housakos pouvait intervenir auprès de Dimitri Soudas, l'homme fort de Stephen Harper au Québec.
«Là, moi, j'ai Léo Housakos qui vient me voir, dit M. Poulin. Léo, c'est pas par (Lawrence) Cannon qu'il est bon, c'est par Dimitri Soudas, qui est le gars au bureau de (Brian) Mulroney... Pas de Mulroney, de Harper. Léo, il fait des affaires pour moi.»
«Moi, je le vois, Léo, vendredi matin», répond l'homme identifié comme étant Tony Accurso.
«OK, bien, il vient à 11 heures. Moi, je vais commencer à lui parler, si tu veux, s'il est prêt à mettre son chum Soudas dans le coup. Son chum Soudas, il peut tordre pas mal plus fort que n'importe qui d'autre.»
«OK», approuve son interlocuteur.
«Peut-être qu'il pourrait mettre une récompense s'il réussit à livrer quelque chose.»
Le «vrai boss»
«Qu'est-ce que tu verrais qu'il pourrait faire, lui, Soudas?», demande un peu plus tard son interlocuteur, vraisemblablement Tony Accurso.
«C'est parce que Soudas, c'est le patron du Québec, c'est le vrai patron du Québec, répond Bernard Poulin. Il peut donner un ordre à (Marc) Bruneau (le président du conseil du port) pour pousser un tel. Je suis sûr de cela. D'après moi, je le sais. Entre toi et moi, j'ai fait engager Léo par une autre compagnie avec un autre gars pour faire du lobby sur quelque chose pour une compagnie internationale. À date, il semble être capable de livrer des choses... Moi, je vais explorer Léo comme cela, là, puis je te refais un rapport.»
«Moi, je le vois vendredi, fait que je peux continuer la discussion avec lui, puis faire un deal avec, là», conclut son interlocuteur.
Radio-Canada et le Globe and Mail ont révélé, mardi, que Dimitri Soudas avait en effet rencontré des membres du conseil d'administration du Port de Montréal et fait la promotion de la candidature de Robert Abdallah.
Questionné, hier, M. Soudas a rejeté toute allégation d'irrégularité. «Le bureau du premier ministre est fermé pour quiconque essaie d'influencer n'importe quelle décision, a-t-il dit. Des personnes prétendent, ou ont des discussions, soutiennent que c'est leurs affaires, mais en aucun temps quelqu'un a contacté le gouvernement fédéral, ou moi-même, et exercé une telle pression. C'est absolument ridicule.
M. Soudas a dit qu'il n'a «jamais, jamais, jamais» reçu d'argent ou de cadeaux. S'il avait reçu quelque chose, il l'aurait remis aux autorités, a-t-il ajouté.
Gilles Duceppe, le chef du Bloc québécois, n'a pas semblé impressionné par ces déclarations. «Ça prend des explications, a-t-il dit. Il faut que M. Harper s'explique. On nous dit que ce sont Housakos et Soudas qu'il faut contacter pour changer le cours des choses pour faire des nominations. C'est clairement ce qui est dit dans ces résumés. Je veux que M. Harper nous éclaire sur ça.
«Harper doit renvoyer Soudas sur-le-champ», a réclamé Michael Ignatieff, lors d'un point de presse à Outremont, jeudi matin.
«Il y a des accusations de corruption graves ici, qui visent le bureau du premier ministre et à son entourage près», a ajouté M. Ignatieff. Le chef libéral a décrit Dimitri Soudas comme «la main droite de M. Harper». «Il est toujours là, a-t-il dit. C'est comme le chien de poche de M. Harper, le gars qui est avec lui jour et nuit, 24 heures par jour.»
Contrairement à M. Ignatieff, Jack Layton ne demande pas le congédiement de M. Soudas. «Il me semble que les preuves deviennent de plus en plus claires: le gouvernement Harper et ses proches comme M. Soudas n'ont pas respecté les règles, a dit le chef du NPD. Mais on a besoin d'une enquête pour trouver la vérité.»
Les règles auraient en effet été violées si des pressions avaient été exercées auprès de membres du conseil d'administration du Port de Montréal, lesquels doivent agir en toute liberté pour choisir un PDG.
D'ailleurs, c'est ce qu'a expliqué Jean Lapierre, ancien ministre des Transports, à Bernard Poulin.
«Regarde, la conversation que j'ai eue avec Jean (Lapierre), c'est la suivante, dit M. Poulin à son interlocuteur (vraisemblablement Tony Accurso)... J'ai dit : ¨Qui nomme au Port?¨ Il (Jean Lapierre) m'a dit: ¨le conseil d'administration¨.»
M. Lapierre, qui agit comme commentateur politique à la télévision et à la radio, a expliqué à La Presse qu'il connaissait Bernard Poulin depuis 35 ans et qu'il le voyait régulièrement. Mais qu'à l'époque, il ne connaissait pas M. Accurso. «Il est devenu une vedette qu'en 2009», a-t-il ajouté.
L'ex-ministre des Transports a nié aussi que l'on ait tenté d'utiliser ses contacts, mais qu'il s'agissait plutôt de lui demander «comment ça fonctionnait la nomination d'un directeur» du port et des références sur les deux administrateurs qu'il avait nommé (Marc Bruneau et Me Jeremy Bolger). «Moi c'est juste le processus, a-t-il insisté. Jamais on me l'a demandé, et jamais je ne l'aurai fait. J'ai rien à voir là-dedans».
Pour sa part, l'ex-patron du port de Montréal, Dominic Taddeo, qualifié de «tête de cochon» par Jean Lapierre tel que cité par Bernard Poulin dans l'enregistrement, rappelle qu'il a démissionné du comité de sélection de son successeur. Il se souvient qu'il y avait des manoeuvres, mais refuse de dire que les dés étaient pipés d'avance. Lui-même se qualifie comme «intraitable» et résistant aux pressions.
«Il y avaient des rumeurs autour de monsieur Abdallah, a-t-il dit à La Presse. Moi j'avais donné des noms de candidats potentiels issus de l'industrie maritime. Mr Abdallah n'était pas sur ma liste».
Monsieur Taddeo a dit à La Presse qu'il n'avait pas encore pris connaissance de ces enregistrements.
Au bout du compte, Robert Abdallah n'a pas été nommé PDG au Port de Montréal. Il a été recruté par M. Accurso comme dirigeant de l'une de ses firmes, la compagnie Gastier.
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- André Noël, Fabrice de Pierrebourg, Francis Vailles, Anabelle Nicoud et Hugo de Grandpré ont participé à la rédaction de cet article.


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