Après une longue carrière politique, d’abord comme conseiller municipal puis comme député pour le Parti Québécois dans le comté de Sainte-Marie-Saint-Jacques (2006- 2012), Martin Lemay a décidé de se vouer à un travail de réflexion politique, en publiant de nombreux essais et articles, parmi lesquels L’Union fatale (Accent grave, 2014) et À la défense de Duplessis (Québec-Amérique, 2016). On peut aussi le lire régulièrement dans L'Action nationale. Je l’ai interviewé ici à propos du conflit entre le progressisme et le conservatisme dans le monde occidental contemporain, et tel qu'il s'incarne dans la société québécoise.
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MBC. Martin Lemay, partout sur la planète, on assiste à la poussée de mouvements que le système médiatique nomme populistes. Mais si on se fie à la plupart des grands médias, on ne comprendra pas grand-chose à leur émergence: on semble réduire cette poussée populiste à une traduction politique de phobies dont l’expression polluerait la vie publique. En France, Emmanuel Macron a cru clarifier les termes de cet affrontement en opposant les «progressistes» et la «lèpre populiste». Comment comprenez-vous, de votre côté, cette poussée et qu’en pensez-vous?
ML. En Occident, le progressisme est l’idéologie dominante. On pourrait la résumer en la défense et la promotion des minorités, de la mondialisation, des droits de l’homme, de l’égalitarisme, du multiculturalisme et de l’immigration massive. Plusieurs se rendent compte que cette idéologie, loin de favoriser la cohésion interne des nations et le progrès des classes moyennes, au contraire, les fragilise. Le populisme est une réponse à ces ruptures politiques, idéologiques, économiques, culturelles et sociales. Il s’incarne essentiellement en une recherche d’alternatives politiques. Je vois d’un bon œil cette vague qui déferle partout en Occident, car, à mon avis, son objectif n’est pas d’affaiblir la démocratie, mais de la rétablir.
Comme les adeptes du progressisme ne peuvent pas concevoir que l’on puisse s’opposer à leurs idées, ils ont recours à une tactique devenue familière : l’insulte. Les contestataires ne seraient que des dangereux « populistes », pour ne pas dire des suppôts du « fascisme » et de « l’extrême droite ». Cette attitude qui consiste à transformer des craintes et des impatiences légitimes en maladies mentales est exaspérante, sinon contraire à la démocratie. Cette dernière ne repose-t-elle pas sur le débat d’idées? Mais nous ne sommes plus dupes de la manœuvre. Lors de la dernière campagne électorale québécoise, François Legault s’est fait le porte-parole de cette exaspération lorsqu’il a reproché à Philippe Couillard de n’être qu’un « donneur de leçons ».
MBC. Lors d’un récent passage à la radio, vous avez parlé du dispositif progressiste qui dominerait les sociétés occidentales, à la manière d’un nouveau système idéologico-politique monopolisant l’espace public. Qu’entendez-vous par cette notion? Lorsque le peuple vote «mal», en s’opposant à l’esprit de l’époque, on a tendance à disqualifier la souveraineté populaire, à la manière d’un concept désormais vide de sens. Je me permets d’ajouter une question plus brutale: vivons-nous encore, selon vous, en démocratie?
ML. La notion de dispositif progressiste part d’un constat. Je le disais plus tôt, le progressisme est l’idéologie dominante. Ainsi, partout en Occident, ce sont les mêmes thèmes qui occupent l’avant-scène des débats publics (racisme, sexisme, homophobie, etc.), et ce, peu importe les réalités nationales. J’ai aussi remarqué que, sur ces thèmes, les élites occidentales étaient unanimes. Or, cette unanimité me paraît suspecte. C’est là qu’entre en scène la notion de dispositif progressiste qui se traduit en un ingénieux système bureaucratique, intellectuel, juridique, médiatique, pédagogique, culturel, politique et économique dont le mandat consiste tant à propager et à défendre l’idéologie progressiste qu’à intimider et à punir les récalcitrants.
Concrètement, le dispositif est le résultat de la fusion des quatre pouvoirs : exécutif, législatif, judiciaire et médiatique. Cette fusion n’est cependant pas de nature structurelle, mais de nature idéologique. Les membres du dispositif sont choisis pour leur conformisme à l’idéologie progressiste. En ce sens, le progressisme est moins une idéologie qu’un plan de carrière. C’est grâce à cette fusion que le dispositif progressiste a pu instaurer partout en Occident son régime de pensée unique. Aussi, seules les théories progressistes sont célébrées et défendues au détriment de toutes les autres, notamment, le conservatisme et le nationalisme. Le dispositif a aussi un autre objectif : dissimuler le réel en ce sens qu’il s’intéresse moins aux faits qu’à leur mise en scène. Celui qui osera dire que le roi est nu sera alors accusé par l’un de ses agents de « déraper » ou de propager des « fausses nouvelles ».
On le constate depuis quelques années, c’est comme si les partis politiques et les institutions étaient sous la coupe d’une autorité qui se serait substituée à celle qui, traditionnellement, émanait de la volonté du peuple. Il faut dire que le progressiste n’a que mépris pour la liberté et la démocratie. En réalité, il les apprécie à la condition qu’elles le servent. Si d’aventure elles venaient à lui nuire, comme c’est de plus en plus le cas, alors, il les combattra. Par exemple, le dispositif progressiste a récemment entamé une nouvelle phase qui consiste à resserrer son contrôle sur la liberté d’expression, notamment sur les médias sociaux, lieu privilégié de la contestation « populiste ». Cela pour dire que le dispositif dont le peuple ignore tout, jusqu’à son existence, a usurpé le pouvoir au profit de l’oligarchie progressiste. De ce fait, le dispositif menace la démocratie, car son but ultime est moins le pouvoir que la domination. Or, si le pouvoir est une composante légitime de la démocratie, la domination est une composante naturelle de la dictature.
En France, comment interpréter « l’affaire Fillon » ? En Allemagne, comment expliquer la tentative de cacher les agressions sexuelles commises par des immigrants à Cologne ? En Grande-Bretagne, la population a voté pour le Brexit. Or, les élites font tout ce qu’elles peuvent pour renverser cette décision. Pourquoi ? Comment traduire la mobilisation des élites, tant américaines qu’occidentales, contre le président Trump ? Comment justifier que nos élites soient si obsédées par les dangers de l’extrême droite mais si indifférentes à ceux de l’extrême gauche ? À l’évidence, lorsque les faits contredisent les dogmes de l’idéologie progressiste, le dispositif aura pour tâche, selon les circonstances, soit de les dissimuler, soit de les mettre en scène.
Je me permets une dernière observation. Dans le dispositif, on y trouve une étrange alliance. Le progressiste, grand pourfendeur du capitaliste, s’est, malgré tout, allié à lui. Mais quand on y regarde de plus près, ce n’est guère surprenant. Le progressiste et le capitaliste font les mêmes combats et espèrent les mêmes résultats. Ils n’ont que mépris pour les identités nationales ; ils démantèlent les institutions qui participent à la cohésion sociale ; ils abolissent les frontières ; ils favorisent l’immigration massive ; ils œuvrent à la création d’une nouvelle humanité d’où sortirait un individu parfait, uniforme, dépourvu de genre, de préjugés, de patrie, de religion, de racine, un individu n’ayant que des droits à défendre et des désirs de consommation à assouvir ; tous les deux dévalorisent les arts et l’éducation parce qu’ils concourent à la formation d’un esprit élevé, cultivé et critique. En fait, seuls leurs objectifs diffèrent. Le capitaliste désire le pouvoir pour engranger d’immenses profits, tandis que le second le réclame pour instaurer sa domination. Tant que l’un ne remettra pas en cause les privilèges de l’autre, leur pacte durera. Ainsi, le capitaliste tolérera la volonté de domination du progressiste qui, lui, en échange, tolérera ses obscènes paradis fiscaux.
MBC. On sent que dans l’espace public, le désaccord passe de moins en moins bien. On ne tolère plus vraiment un désaccord avec l’esprit de l’époque. Il en faut bien peu pour être accusé de dérapage. Il n’en faut pas beaucoup non plus pour être décrété nauséabond, comme si les progressistes préféraient renifler le camp d’en face que lui répondre. Est-ce que cette description de la situation vous semble trop pessimiste? Y a-t-il encore moyen de débattre à peu près sereinement dans notre vie publique?
ML. Votre analyse n’est pas du tout pessimiste. À mon avis, la férocité de la lutte entre les progressistes et les « populistes » tient au fait les premiers feront tout en leur pouvoir – et ils en ont beaucoup – pour conserver leur influence et leurs privilèges. Et cette lutte demeurera féroce d’autant plus que l’idéologie progressiste, par sa nature même, n’incite ni à l’harmonie et à la solidarité mais à l’affrontement. N’ayons pas peur des mots, cette idéologie répand les ferments de guerre civile.
MBC. Le clivage conservatisme-progressisme semble de plus en plus s’imposer. Mais si le programme progressiste semble facile à identifier, que l’on pense au multiculturalisme, au féminisme radical ou à la déconstruction des socles anthropologiques du monde occidental, on peine toutefois à définir celui du conservatisme. Représente-t-il seulement une forme de braquage devant l’avènement d’un nouveau monde ou propose-t-il sa propre vision de l’avenir? Vous vous dites conservateur. Qu’entendez-vous par là?
ML. On pourrait résumer les effets de l’idéologie progressisme en un mot : atomisation. Conscients de ces effets, nous sommes de plus en plus nombreux à nous « braquer », comme vous le dites. C’est ce que je nomme le « conservatisme inné » qui est une réponse intuitive au danger. En un mot, nous recherchons une alternative politique qui proposera une conception plus traditionnelle de l’homme, de la famille, de l’éducation, de la société et de la nation. C’est comme si les peuples d’Occident retrouvaient les vertus du conservatisme. Contrairement à ce que tente de nous laisser croire le progressiste, le « conservatisme » ne prône ni le retour en arrière ni l’immobilisme. Par exemple, la loi 101 et la loi sur la protection du territoire agricole adoptées par le Parti québécois à la fin des années 1970 sont des lois fondamentalement conservatrices.
Malheureusement, le conservateur n’est pas prêt. Depuis trop longtemps, il a abandonné les principes qui, jadis, ont fait sa fortune politique. Pire encore, il s’est inféodé au magistère progressiste. Il n’est donc pas en mesure d’interpréter la nouvelle époque qui, enfin, le favorise. Il faut dire que ses défis sont immenses. Par définition, le conservateur est antirévolutionnaire. Ne tient-il pas à « conserver » ? Ne rejette-t-il pas de toute son énergie la table rase si chère au progressiste ? Sachant cela, la question qui se pose est celle-ci : qu’est-ce que le conservateur voudra conserver de la modernité progressiste dont il réprouve les valeurs, les idées et les excès ? Par la force des choses, il se voit donc contraint à adopter une attitude révolutionnaire, ce qui contredit sa nature.
Cela dit, si le conservateur décide de secouer sa léthargie, il devrait avoir comme priorité le rétablissement de la cohésion sociale. En d’autres termes, il devrait chercher à redonner du lustre et du muscle à la notion de « bien commun ». Concrètement, cela pourrait s’incarner dans des politiques visant à renforcer la famille, l’éducation et le sentiment national. J’insiste sur ce dernier élément car, n’en déplaise à ses contempteurs, seule la nation peut offrir à ses membres et la sécurité et la démocratie. Parallèlement, le conservateur devra aussi s’engager à combattre tout ce qui participe à l’atomisation de la société. Sachant cela, on prend conscience de l’importance des enjeux, de même que des obstacles qui ne manqueront pas de se dresser sur son chemin.
MBC. Au Québec, sentez-vous aussi quelque chose comme un mouvement de contestation de l’ordre idéologique établi? Le Québec n’est-il pas plutôt caractérisé par une culture politique de la tranquillité?
ML. En votant pour la CAQ, les Québécois se sont inscrits, à leur façon, dans cette grande mouvance de contestation. Je rappelle que ce parti politique se dit « nationaliste ». Même s’il nous reste à voir comment ce nationalisme va se traduire dans des politiques concrètes, il reste que son chef, François Legault, a osé affronter l’un des plus importants tabous progressistes. En votant pour la CAQ, les Québécois ont aussi prouvé qu’ils avaient conservé leur fibre nationaliste, défiant ainsi la propagande intensive du dispositif progressiste. Le deuxième indice vient du fait que la CAQ a réussi à battre les deux partis politiques qui gouvernaient depuis 1976. Enfin, il est intéressant de noter que la CAQ n’a pas reçu l’appui du dispositif qui a plutôt choisi d’appuyer le Parti libéral et Québec solidaire, partis politiques soumis à son idéologie. Bien que la réalité de la France soit différente de la nôtre, je suis d’avis que ces élections ont confirmé la thèse du sociologue Christophe Guilluy. Comme en France et dans le reste de l’Occident, la réalité politique québécoise pourrait se résumer en l’affrontement entre le « Québec périphérique » et le « Québec des métropoles ».
Le critère principal sur lequel je m’appuierai pour juger l’action du gouvernement de la CAQ sera celui-ci : lorsqu’il s’agira d’adopter ses politiques, est-ce que ce gouvernement osera affronter le dispositif progressiste ou, comme tous les autres partis politiques en Occident, est-ce qu’il se soumettra ? En se disant nationaliste, en ne lui devant pas son élection, de même qu’en proposant un éventuel projet de loi sur la laïcité, je me dois de dire que les premiers pas du gouvernement sont encourageants.